samedi 15 décembre 2018

Pour une violence critique


Cela fait des années que la critique de cinéma s’est éloignée des spectateurs (en leur expérience singulière) et que les spectateurs se sont habitués à exister bien loin de la critique -voire à ne plus exister du tout. Il y a là une distance complètement banalisée, et même institutionnalisée : on oppose officiellement l’avis du public à celui de la presse. La presse, la critique, sent cette distance, ne serait-ce que parce qu’elle l’a parcourue pour en arriver là. Si elle a un peu de flair et un peu de morale, elle perçoit aussi le parfum tragique que cette distance exhale. Souvent, par lâcheté et par paresse, elle use de ses charmes et abuse de son pouvoir pour séduire le spectateur, lui donnant l’illusion qu’il sait, et que la distance est abolie. Cinéphilie ; mensonge. Le spectateur égaré qui se tient loin de cette sorcellerie, s’il a un peu de flair et un peu de morale, peut connaître la solitude. De là deux possibilités : soit il la réprouve, par crainte, par faiblesse, auquel cas il finit toujours par rentrer dans le rang des opprimés ; soit il l’éprouve, et fait l’expérience de la découverte du cinéma. Cinéphilie ; vérité. Mais ce spectateur-là existe-t-il encore ? 

Levons un instant les yeux de l’écran et constatons l’étendue du problème, qui dépasse de loin le seul horizon du cinéma. Problème paradoxal de la distance : tout semble à proximité, et pourtant tout est loin, trop loin. Aujourd’hui un gouffre considérable sépare la vieille femme qui mendie dans la rue du passant guilleret qui lui donne une pièce. De même, le politique et la politique n’ont plus beaucoup d’affaires communes. Pourtant l’information circule en continu, mais le gouffre demeure. On sait ce qui se passe à l’autre bout du monde, on sait si notre ami est connecté sur Facebook, ou participe à tel ou tel événement, on sait ce qu’est une mendiante, et un passant… Mais on ne connaît pas. On est frappé de plein fouet par l’échec du savoir face à la connaissance. Plein d’infos mais plus d’expérience. Un cliché ne manque pas de s(’)avoir mais ne réfléchit pas. 

Cette distance-là, cette distance méconnue qui s’agrandit à mesure qu’elle est sue et qui est source, je crois, d’une grande souffrance (souffrance sociale, malaise civilisationnel), Marguerite Duras en a eu l’intuition. Elle traverse tout son cinéma, habite intimement chacun de ses plans. Elle est y est triste et belle. D’autant plus belle et triste qu’il y a dans ses films une extrême douleur qui résonne comme une mise en garde. Le cri du Vice-Consul de Lahors (India Song), c’est un cri de solitude désespéré, comme un appel à l’aide. Mais tout est si loin… Le son de sa voix retentit, mais les images ne l’entendent pas, elles sont à des années lumières… Et quand le cri s’élève à nouveau (Son Nom de Venise dans Calcutta Désert), le château est en ruine, inhabité, arpenté seulement par une caméra fantomatique qui prend trace d’un son déserté par l’image. 

…On se souvient alors d’un autre film, qui abritait la même terreur. Un film malade, agonisant, étouffé par les ruines de ses propres fondations, qui touche néanmoins au sublime lors de l'une de ses rares respirations. Cléopâtre, à bout de force, seule dans son immense palais, hurle à la mort de Marc-Antoine. Scène profondément durassienne, scène de théâtre sans le théâtre, où l'on crie à la fois l'amour et la solitude, en déchirant le vide infini de l'espace. Même dans ses œuvres les plus accomplies (People Will Talk, A Letter to Three Wives), Mankiewicz n'avait jamais filmé de moment aussi bouleversant. C'est parce qu'on n'a jamais été aussi isolé qu'Elizabeth Taylor, au milieu de ces quatre heures de film interminables et de ces kilomètres de décors grandiloquents. Un cri et puis basta. Marc-Antoine n'est plus, Mankiewicz non plus ; Cléopâtre hurle à la mort du cinéma. 

Que reste-il alors, que faut-il entendre ? D’abord que la distance est là. Ne cherchons pas à la diminuer, encore moins à l’abolir -absurdité, utopie réactionnaire-. Prenons-en acte, pour mieux l’habiter : Mylène Farmer, Josef von Sternberg, Abel Ferrara. Trois œuvres furieuses, violentes et douloureuses, trois œuvres de lutte acharnée entre Soi et l’Autre, où précisément il n’est pas question de jouer Soi contre l’Autre, mais d’identifier l’entre, de voir et connaître la distance pour en faire l’expérience le plus paisiblement possible, tel un ta’ang bâtissant son habitat au creux des montagnes entre la Chine et la Birmanie. La connaissance passe par la rencontre de l’Autre en Soi. Mais il s’agit d’abord de le voir, et de l’accepter ; d’adoucir les rapports entre soi et son image, soi et son ombre. « Il est des heures où l’on n’est plus de ce monde, l’ombre de son ombre. Dis, de quelle clé ai-je besoin pour rencontrer ton astre ? Il me faudrait là ta main, pour étreindre une à une mes peurs de n’être plus qu’une » - on n’a jamais fini d’écouter Mylène Farmer. 

Agent X27, de Sternberg, est habité par la conscience de la frontière entre l’être et l’apparaître. C’est un film particulièrement courageux parce qu’il prend un risque considérable : tout ou presque (et ce presque est fondamental) est donné comme visible, tout ou presque est instrument de théâtre, tout ou presque est image. Sauf qu’il y a, en-dessous du visible, un espace pour les sentiments, un espace plein, intense, absolu ; un espace d’amour, qui s’infiltre dans les strates du visible et peuple l’image d’une émotion sublime et pourtant indicible. Sternberg filme le passage de l’émotion à l’image, le moment où le plan s’incarne. Son œuvre est semblable à celle d’un sculpteur ; il travaille à rendre la matière vivante, en recréant les formes qui nous permettent de voir l’imperturbable tumulte séparant l’intérieur de l’extérieur, soi et le monde. Si Marlene Dietrich est si sublime dans les films de Sternberg, c’est qu’elle est à la fois l’image (fantasmée, sexualisée, iconique) et le déchirement rageur de cette image par le souffle d’amour qui la traverse. 

Dans Welcome to New York de Ferrara, Gérard Depardieu est d’abord un corps-monstre, qui respire fort et engloutit l’espace. Il ne fait qu’une bouchée des hommes et du décor, il avale l’Autre, le ramène constamment à sa propre enveloppe charnelle, quitte à passer par une extrême brutalité. Accablé de charges, il ne cesse de se charger lui-même, se transformant en monstre pour lutter organiquement contre sa propre image. Cycle infernal d’autodestruction. Électricité extrême dès lors qu’on tente de lui résister (les scènes avec sa femme, qu'on croirait sorties d’une tragédie d’Eschyle, où la tension des corps est telle qu’elle les condamne à la paralysie : ne reste que la parole pour incarner l’affrontement). Puis cette chair, ce souffle animal, cet instinct prédateur… Il n’y avait que Depardieu pour jouer ça. Et Ferrara pour filmer à la bonne distance (celle du regard juste) le heurt d’un tel corps au monde qui l’entoure, dans tout ce que ça implique en terme de désir addictif et de violence primitive. L’oppression terrifiante de l’espace virtuel est violemment balayée par la présence de cette matière monstrueuse (aucun body snatcher n’y pourrait quoi que ce soit). Depardieu/Daverot occupe à lui seul tout l’espace du plan et celui du monde. Il en souffre terriblement, il manque d’air. Le film, lui, respire, et se montre à l’écoute de la souffrance de son personnage. 

La distance, donc, devrait être le premier sujet de la critique de cinéma aujourd’hui, sa préoccupation centrale, ce qui lie son point de départ à son point d’arrivée (quels que soient les lieux du départ et de l’arrivée, qui sont propres à chacun : ce sont les lieux du « je » et du « nous » -l’écriture critique étant le passage de l’un à l’autre, du soi au politique-). C’est l’enjeu du travelling de Kapo vu et (d)écrit par Jacques Rivette, comme de la plupart de ses textes. Citons De l’abjection : « C'est ici que l'on comprend que la force de Nuit et Brouillard venait moins des documents que du montage, de la science avec laquelle les faits bruts, réels, hélas !, étaient offerts au regard, dans un mouvement qui est justement celui de la conscience lucide et quasi impersonnelle, qui ne peut accepter de comprendre et d'admettre le phénomène. On a pu voir ailleurs des documents plus atroces que ceux retenus par Resnais : mais à quoi l'homme ne peut-il s'habituer ? Or on ne s'habitue pas à Nuit et Brouillard ; c'est que le cinéaste juge ce qu'il montre, et est jugé par la façon dont il le montre. » 

Le travail écrit de Rivette, plus encore que celui d’André Bazin, plante les graines d’un champ critique qu’il devient urgent de labourer. Les paysans se font rares, et ceux qui subsistent doivent redoubler d’effort pour cultiver la terre qui leur est chère, loin du fric et de la frime des grands patrons du Cinéma. Les Cahiers du cinéma, terre fertile et rayonnante à leurs débuts, sont devenus le repère privilégié de petits frimeurs qui apportent aux interrogations de Rivette des réponses toutes faites pour éviter de se les poser. Il n’est plus question pour eux de labourer mais d’exposer le champ comme un vestige d’une gloire passée qui serait un peu la leur (« Cahiers du cinéma » étant devenue une marque). Les cinéastes, quant à eux, ont le champ libre. D’aucuns se servent de cette liberté pour poursuivre le travail entamé : Wang Bing, James Benning, Jafar Panahi, Pedro Costa, Frederick Wiseman, Tsai Ming-Liang, Serge Bozon, Emmanuel Mouret… Tandis que d’autres profitent de l’inattention générale pour saccager le champ : Lanthimos, Östlund, Ceylan, Chazelle, Iñarritu, Villeneuve, Mandico... Un gouffre les sépare (qui a déjà été montré : Trop tôt, trop tard ; Ici et ailleurs). 

Cas étonnant -étonnamment malheureux- d’une réalisatrice jusqu’alors assez peu travailleuse mais qui n’avait jamais rejoint pour autant le camp de frimeurs, du moins jamais complètement. Avec High Life, sorti en salles il y a quelques semaines, Claire Denis semble avoir choisi son côté du gouffre -si elle n’y est pas tombée purement et simplement. Ce film est atroce, dégoûtant, et a l’air d’avoir cru bêtement que situer l’action dans les tréfonds de l’espace réglait d’emblée le problème de la distance (rappelons d’ailleurs que l’espace n’a jamais été aussi vaste et lointain que dans Baxter, Vera Baxter de Duras : le gouffre est là, immense et terrifiant, et le film flotte sereinement au-dessus, telle la corde tendue d’un funambule. C’est là qu’est la vraie science-fiction). Après avoir vu High Life, deux interrogations : - comment un tel film a-t-il pu être pensé, réalisé, distribué, puis encensé par une part influente de la presse spécialisée ? - comment a-t-on pu oublier de se poser les questions simples et fondamentales que se posait Rivette ? Et une certitude : s’il y a une critique de cinéma aujourd’hui, elle doit s’opposer à un film comme celui-ci, elle doit dire le problème éthique et politique qui est en jeu. 

(Pour le situer grossièrement et sans trop m’attarder -il faudrait réécrire ou citer sans cesse De l’abjection, le problème est toujours le même-, je m’insurge contre la façon séduisante et spectaculaire avec laquelle Claire Denis filme un viol, acte horrible s’il en est, considéré ici avec une complaisance absolument répugnante (plans frontaux, montage tapageur, musique électronique accompagnée de percussions qui ponctuent les violences du bourreau… bref, une succession de petits effets amplificateurs destinés à malmener oppressement le spectateur), comme si la réalisatrice, au lieu de l’aborder « dans la crainte et le tremblement », faisait sienne et modulait à sa sauce cette horreur, sans pudeur, sans recul, sans la moindre considération ni pour les regardants ni pour les regardés, dévorant le monde comme une ogresse. Non seulement Claire Denis « admet le phénomène », mais elle s’en empare et l’accentue, soutenant et appuyant par sa mise-en-scène un acte insoutenable, à la manière d’un tortionnaire qui presserait son doigt sur une plaie ouverte pour décupler la douleur de sa victime. On pourrait me rétorquer que je pose sur le film des jugements moraux qui n’ont pas lieu d’être, mais il s’agit d’abord et avant tout d’un soucis d’honnêteté vis à vis de la vérité de ce qui se trouve devant mes yeux. Je ne peux accepter de regarder un viol ainsi, et j’ai du mal à croire que Claire Denis, confrontée à une telle situation, l’aurait perçue comme elle le montre ici. Pourtant, si un film est bien la trace d’un point de vue sur le monde, eh bien High Life est un film abject et méprisable, témoin d’un regard pervers qui accorde bien peu d’importance à la souffrance des êtres qui lui sont soumis.) 

Hélas, face à la banalisation de tels films et de telles images, la critique, au lieu de s’y opposer fermement et de faire de son existence-même un acte de résistance (critiquer, c’est résister en tentant d’exister librement), a complètement ramolli son jugement. Pire : le jugement-même a presque intégralement disparu du domaine critique (ou ne se manifeste que via des expressions vidées de leur sens, désincarnées, engoncées dans les pires clichés : « chef d’œuvre », « claque esthétique », « film nécessaire », etc). Comment voir alors la distance qui sépare le bon du mauvais si l’on ne se pose même plus la question de ce qui tient de l’un ou de l’autre ? Le constat est celui d’une presse spécialisée tristement conciliante, détachée de toute considération éthique et politique comme si cela n’avait aucune importance (ou se rattachant sans la comprendre à une politique qui n’est plus viable d’aucune façon depuis soixante ans : la fameuse politique des auteurs), brossant dans le sens du poil une flopée de Grands Artistes (ils sont riquiqui) qui n’œuvrent que pour ça. Le champ est déserté, la terre abandonnée. Ne reste que la planète Cinéma, loin du monde, pitoyablement égarée au milieu des étoiles de Cannes ou de Los Angeles. Complaisance bourgeoise généralisée. 

… Et profonde solitude de celui qui cherche à s’y confronter. Comment être critique de (et envers le) cinéma aujourd’hui sans entrer dans ce petit milieu mondain, alors même que la critique est devenue un endroit sale et puant où l’on parle Art et Ôteurs, avachi dans un fauteuil trop confortable et trop luxueux pour autoriser le moindre geste sauvage, la moindre parole marginale ? Quelle place pour ceux qui ne souhaitent pas s’asseoir, par soucis de se tenir à distance ? Comment repeupler cet espace presque entièrement déserté par les ouvriers, les paysans, les artisans de cinéma, les rebelles, les franc-tireurs, les résistants… Bref tous ceux à qui nous souhaitons écrire, ceux qui essaient de penser et de panser les plaies des blessures causées par les massacres d’une bourgeoisie qui ne cesse de verser du sang et de détruire le monde que nous aimons. Une solution peut-être : critiquer le cinéma, critiquer la critique, le faire avec violence. Aimer les films qui aiment, et dire notre amour, avec la même violence. 

« L’homme oublie les soucis qui naissent de l’esprit, 
Mais le printemps fleurit, presque tout est superbe, 
Tandis que, somptueux, s’étale le champ vert, 
Le ruisseau, lui, dévale en éclats de beauté. 

Les montagnes sont là, debout, avec les arbres, 
Et l’air est somptueux dans les espaces libres, 
La vallée au lointain s’allonge dans le monde, 
Et la tour, la maison, s’adossent aux collines. »