vendredi 3 janvier 2020

De l'eau, de l'air. Nanni Moretti et Brian Eno

Il existe un point de rencontre précis entre l’œuvre de Nanni Moretti et celle de Brian Eno : deux scènes de La Chambre du Fils où résonnent quelques notes du morceau By this river.

La première écoute se fait au sein de la fiction, bien que le morceau résonne jusque dans la scène suivante. Giovanni veut offrir un album à un ami de son fils décédé, mais il n’y connait rien, il n’écoute « que de la musique italienne ». Il va voir son ami disquaire, qui lui propose alors un « classique ». Il l’écoute, c’est By this river de Brian Eno, quelques notes de piano. Eno n’a pas le temps de chanter, nous passons à la scène suivante, la musique résonne encore quelques secondes et nous passons à autre chose. La deuxième fois, c’est sur une plage que le morceau résonne, plus longuement, jusqu’au générique de fin. Toute la famille que nous avons suivi durant le film dit adieu à Arianna, l’ancienne petite amie du fils disparu. Ils ont traversé la frontière, accompagné Arianna au-delà de ce que la simple gentillesse demandait. Elle est un peu gênée, elle monte dans un bus avec celui qu’on suppose être son nouveau petit ami. La famille erre sur la plage, ses trois membres éloignés les uns des autres. Ils se tournent vers le bus, ils sourient, puis se retournent vers la mer. Ces adieux se font au son du piano de Brian Eno, mais aussi de sa voix, ses mots étranges et désarmants. Le bus démarre, et c’est sur cette plage que le film se termine.

J’écris deux fois « résonne » : c’est en effet un rebond, une correspondance lointaine, imagée, qui se fait entre ce film de Nanni Moretti et ce morceau de Brian Eno. Pourtant c’est un habitué de ce genre d’interventions musicales ; on entend Leonard Cohen dans au moins deux de ses films. Mais ce qui se déroule dans cette scène finale est inexplicable, ce point de rencontre est proprement sublime, obsédant.

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Selon Brian Eno lui-même, alors que l’album Another Green World était consacré au ciel (« sky music »), et donc à l’air, Before and after science, dont est issu le morceau By this river, est un album consacré à l’océan (« ocean music »), et donc à l’eau. Si l’on s’en tient seulement aux titres des pistes, il y a donc By this river, mais aussi Backwater. Dans l’album, en général, les paroles (qui, pourtant, d’après Eno, n’ont souvent aucune importance) font souvent référence à l’élément liquide : on an ocean, sailing through the edges of time, an open sea… Mais c’est le son de l’album dans son ensemble qui nous rappelle tous les états de l’eau : eau frémissante voire bouillante dans Kurt’s rejoinder, jets d’eau dans Here he comes, lac calme et plat dans Julie with… Les associations se font et se défont, on parle d’océan dans un morceau apparemment consacré à la description d’une rivière, on fait des ricochets avec des pierres de plus en plus grosses… Et je me demande même s’il n’y a pas, dans l’œuvre de Brian Eno, une dialectique plus générale entre l’air et l’eau, les cieux et l’océan. Les quelques mots prononcés sur le morceau final de cet album aquatique font bel et bien référence au fait de « regarder le ciel dans un monde sans sons ». Regarder le ciel depuis le fond de l’océan, tout comme dans Another Green World, on pouvait contempler l’océan depuis la Fire Island, le Big Ship, observer les little fishes. Il n’y a pas d’opposition, il y a rencontre, ou plutôt affirmation d'une proximité ; deux faces d’une même pièce. C’est le moment de la contemplation de l’horizon face à la mer : ce qui est beau, ce n’est pas le ciel ou la mer, c’est leur réunion, leur dualité, comme dans un tableau de Rothko. D’ailleurs, il y a une image obsédante dans Before and after science, celle du navire fendant l’eau, porté par des voiles gorgées de vent : l’air et l’eau, l’eau et l’air, réunis. Et cette tension, cette dualité, elle revient sans arrêt, jusqu’à aujourd’hui ; même quand Brian Eno quitte la planète Terre (Apollo, Music for Airports), cela ne quitte pas son esprit, et le voyage retour pointe le bout de son nez ; Always Returning

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Moretti aime-t-il l’eau ? Il aime en tout cas les plages : celle de Menton à la fin de La Chambre du Fils, celle d’Ostie dans son Journal Intime, celle de Brindisi dans Aprile. Et puis l’eau est, dans ses films, le lieu du drame : le drame familial dans La Chambre du Fils (noyade), le drame humain et politique dans Aprile (immigration), le drame intime et sportif dans Palombella Rossa (waterpolo d’hier et d’aujourd’hui). Dans ses films, l’eau n’est pas synonyme de fraicheur ou de pureté : elle est presque rugueuse, elle se mélange au sable, ou bien elle est un simple espace, différent des autres certes, mais espace tout de même, où peut se rejouer, pourquoi pas, la vie toute entière (est-ce parce qu’elle fait remonter le sujet à l’état matriciel ? cf. l’auto-psychanalyse de Palombella Rossa). 

Moretti aime-t-il l’air ? Je crois que pour lui c’est un problème. Justement, dans ses films, on se noie, on s’étouffe (les personnages, comme les spectateurs, sont d’ailleurs absents de ce moment critique, interdit, inconnu : Andrea se noie sans son père, Ada s’étouffe sans sa fille), ou bien tout simplement on parle, mais on parle mal, on parle longtemps, vite, trop, sans s’interrompre, la parole va jusqu’au cri, le cri jusqu’au hurlement (de joie, de colère, de peur). La voix « concerne tout le corps », écrivait Daney sur Bresson : Moretti filme en quelque sorte tout un corps qui s’exprime, mais de l’intérieur. Poumons, diaphragme, cordes vocales. A l’hôpital, Moretti prend le téléphone : dans Aprile, il appelle ses proches pour leur raconter, au bord du hurlement hystérique, chaque étape de l’accouchement ; dans La Chambre du Fils, il n’arrive pas à faire sortir les mots, il bloque. L’air circule mal, trop ou trop peu. Comment débloquer la situation ? 

Pour faire circuler l’air, Moretti a une réponse un peu ironique : la psychanalyse, où la parole est centrale, théorisée, au cœur de la thérapie. Mais, parfois, ça bloque encore : parce que l’analysant se tait, parce que l’analyste n’écoute plus. Dans Habemus Papam, l’analyse est salvatrice : la recherche de lui-même, de sa vocation ratée, le passage par un monde où tout doit absolument circuler (le théâtre), permet à Melville de sortir de l’étouffement ou du hurlement qui l’empêchait de s’adresser aux fidèles (mais pour leur dire, justement, quelque chose de terrible : c’est cela qui bloquait). Mais le hurlement est parfois salvateur, comme s’il évacuait quelque chose qui empêchait la circulation de l’air : « ecce bombo », crie l’un, « cinema is a shit job », crie l’autre. Une fois que le pervers de La Chambre du Fils a hurlé la rage qu’il avait dans le cœur, celle que Giovanni a refusé d’entendre, il s’écroule, une étape est passée, quelque chose a eu lieu, la thérapie peut reprendre (avec quelqu’un d’autre). Une solution, médicale, est bien plus inquiétante, insuffisante : la trachéotomie de Mia Madre. L’air circule, certes, mais au prix du silence. Nouveau blocage, plus insidieux, désastreux, tragique. On me voit venir : la solution, la première étape de la guérison, c’est le dialogue, la conversation, la parole tendre échangée à la fin de La Chambre du Fils avec l’ex-amoureuse. On voit bien qu’il fallait parler : impossible d’écrire une lettre, le téléphone ne suffit pas. C’est face à face que tout se débloque, enfin. Evidemment, c’est pour la remercier qu’ils la conduisent jusqu’à la frontière française, jusqu’à cette nouvelle plage qui rappelle forcément celle du trauma. Ils sont silencieux, certes, mais souriants : ils respirent. 

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Cette rencontre Moretti-Eno est proprement stupéfiante. Comment les choses peuvent-elles à ce point se répondre ? Pourtant, Eno ne cesse de le dire, qu’il s’en fout des paroles, et Giovanni n’écoute « que de la musique italienne ». Et pourtant, il y a une correspondance, un rapport entre cette plage, ce sourire, ce bus qui s’en va et ces notes de piano, ces mots écrits sans y penser : I wonder why we came. La nature exacte de ce rapport, on ne peut pas la dire. Le terme de « poésie » ne me semble pas impropre pour décrire ce qui se passe dans cette scène finale. Et la poésie, si elle peut se décrire, elle ne s’explique pas.