jeudi 16 juillet 2020

Sur le chemin de Stevenson

« Quant à moi, je voyage non pour aller quelque part, mais pour marcher. Je voyage pour le plaisir de voyager. L’important est de bouger, d’éprouver de plus près les nécessités et les embarras de la vie, de quitter le lit douillet de la civilisation, de sentir sous mes pieds le granit terrestre et les silex épars avec leurs coupants. » 
                                                                                                                                                                                     R.-L. S. 

20/06/20 
12h25
Premier arrêt. Me voilà déjà ruisselant de sueur. Je suis parti du Monastier, à environ 2 km d’ici, depuis un pont traversant la Gazeille. Drôle de départ ; montée ardue et rocailleuse à travers la forêt. Un papillon blanc m’a indiqué le chemin, et des oiseaux m’ont souhaité la bienvenue -c’est ainsi que je les rêve, du moins, mais il se pourrait bien, et peut-être l’espère-je, que mon passage les ait à peine troublés. 
Premières petites douleurs, à l’arrière du bassin et dans le haut du dos (je regrette de n’avoir pas les connaissances en anatomie qui me permettraient de qualifier plus précisément ces endroits). Mes jambes sont exercées, mais mon dos beaucoup moins. Il va me falloir prendre soin de sa faible résistance aux efforts. Un peu plus inquiétant : léger frottement au talon du pied gauche. Je profite de cette première pause pour retirer mes chaussures, et lui accorder ainsi un moment de répit. 
Monter pour commencer, donc, jusqu’à ce croisement où je me suis arrêté, d’où se dégage enfin l’horizon. Petit ruisseau découvert sur le chemin, et petit plaisir avec lui. Des murets de pierres, quelques sons de cloches mais pas de vaches en vue. Drôle, d’ailleurs, d’entendre parfois les départs carapatés de petites bêtes -sans doute des rongeurs-, s’éloignant au plus vite du sentier au seul son de mes pas. 
Ci-haut, il vente. Un arbre robuste et joliment feuillu se tient droit devant moi. Il porte sur son tronc un collier rouge vif, sur lequel sont inscrits en lettres majuscules ces deux mots terrifiants : « CHASSE GARDÉE ». Cet arbre, beau gardien, est rendu par eux peu commode. 

14h30 
Je marche à bonne allure. Sans doute plus vite que Stevenson, qui devait faire au gré des fantaisies de l’ânesse Modestine. Je suis à Saint-Martin de Fugères. J’ai déjà parcouru 7 km depuis mon départ. Il y a eu, sur ma route, deux villages fermiers, Courmacès et Le Cros. Hameaux de pierre, habités par des chiens et des poules. L’une d’elle -plutôt un coq, d’ailleurs- chantait depuis l’entrée d’une grange. Toute blanche, dans ce lieu assombri par le contraste du soleil, se pavanant sur scène. Un étonnement à Courmacès : de nombreuses portes étaient ouvertes. Jardins, granges, maisons… tout ! On ne ferme rien, on accueille l’air et les premières chaleurs d’été. 
Il y a de nombreux papillons blancs sur mon chemin. Peut-être sont-ils les guides de mon voyage. Peut-être y aura-t-il des papillons rouges si je m’égare. 
Je n’ai d’ailleurs pas prévu de m’égarer pour le moment, je suis tranquillement les balises. J’aime me perdre ou improviser de nouveaux chemins, mais dans ce voyage-ci le plaisir est ailleurs. La marche, déjà. Aussi les traces de Stevenson, bien que jusqu’à présent je n’aie rien senti de son histoire à lui. Celle que je sens très fort, c’est l’histoire paysanne. Comment sont bâties les maisons, sur quelles pentes et auprès de quels arbres a-t-on placé des champs… même les chemins se dessinent en fonction de cette existence-là. Saint-Martin de Fugères est plus industrialisé que Le Cros et Courmacès. On y trouve de grands hangars de métal, beaucoup de bâches et de plastique rangés ; surtout le bruit incessant des machines, pendant que j’écris. Lorsque Stevenson traversait le village, un dimanche, il y vit tous les habitants priant devant l’église. « Une contrée de repos qui fait du bien à l’âme du voyageur. » 
« Il y a quelque chose de meilleur que la musique dans le vaste silence insolite, et qui dispose à d’agréables pensées comme le bruit d’une mince rivière ou la chaleur du clair soleil. » 

16h05 
Je me trouve à Goudet, ravissant village de bord de Loire, dominé par le château de Beaufort (qui semble pensé comme un prolongement des rochers, ce qui lui donne un caractère à la fois imposant et discret). 
Le chemin qui m’a mené ici était particulièrement escarpé ; de la roche blanche et des racines en pente raide pendant 2 km. Pour rendre grâce à mes chevilles, qui ont fait preuve d’une ténacité admirable, je trempe un peu mes pieds dans l’eau. 
Beauté calme du bord de la rivière. 
Plus de douleur au talon gauche, ni même au dos. Joie de marcher, joie d’être là. 

20h00 
Je découvre le bonheur à peu près inconnu pour moi de manger. C’est avec joie, et délice, que je déguste le cake aux courgettes préparé hier par mes soins -certes il n’est pas assez cuit. Ce repas est une fête, un festin de roi. La moindre bouchée m’émerveille. Même le geste de découper une tranche à l’aide de mon opinel me comble comme un cadeau du ciel. 
Ce soir, alors que j’avais prévu de dormir sous tente, une douleur très vive au mollet gauche m’a contraint de m’arrêter en plein village, à Ussel, et de passer la nuit dans un gîte. Pris de court, je n’ai même pas assez d’argent pour payer le prix demandé (et ils n’acceptent que le liquide ou les chèques), mais l’hôte, généreuse, me propose de ne prendre que les quelques sous que j’ai en poche -et tant pis pour le reste. Je suis touché par son geste, j’aimerais trouver, d’ici demain matin, une façon chaleureuse de la remercier. 
Mon mollet me fait toujours beaucoup souffrir. J’ai peur pour demain, j’espère que le repos d’un lit suffira à l’apaiser. 
La sortie de Goudet fut difficile. J’ai d’abord contourné le château de Beaufort et me suis trouvé nez à nez avec un cours d’eau affluent de la Loire. Sur la berge opposée, la balise blanche et rouge signalait la suite du chemin. J’ai commencé par essayer de faire le tour, mais très vite il a fallu me rendre à l’évidence : pas de pont, ni rien qui permettrait de traverser. Seulement un grand nombre de cailloux plus ou moins volumineux éparpillés çà et là au beau milieu de la rivière. Vraisemblablement, c’étaient les restes d’une structure de pierre offrant la possibilité de cheminer sans se tremper (mon topo-guide évoque un pont). 
Alors que j’examinais consciencieusement la situation, un troupeau de quads vrombissants fit irruption à mes côtés. Ils s’arrêtèrent, vociférèrent, puis l’un d’eux fit ronfler son moteur avant de foncer plein gaz dans l’eau caillouteuse. Ce fut efficace, il est passé. Les autres suivirent un à un tandis que je les regardais, avant de franchir moi-même le pas de la traversée, bien inspiré par leur témérité. Je retirai chaussures, chaussettes, retroussai mon pantalon, et me voilà à nouveau les pieds dans l’eau. Il me fallut lutter, bien sûr, pour rester stable, et éviter ainsi de me faire emporter par le courant. J’y parvins, et repris en chantant mon chemin. 
Mon chant fut bref ; je venais de m’engager dans une côte en pente raide sur près de 2 km. C’était l’autre versant de la Loire, contraire à la descente de tout à l’heure. Je fatiguai, j’eus chaud, je fis beaucoup de pauses. Arrivé à Montagnac, au bout de la montée, je m’arrêtai devant une maison, épuisé, et demandai à un homme arrosant ses fleurs s’il pouvait remplir ma gourde vide. Il accepta volontiers, et m’offrit même des verres d’eau supplémentaires dans l’idée que je puisse garder ma gourde pleine pour le trajet à venir. Il me souhaita bon courage, bon voyage, et je repartis désaltéré. 
La fatigue se fit sentir de plus en plus intensément au cours des 3 km qui séparent Montagnac d’Ussel. Le sentier n’était pas agréable ; quelques passages boueux, beaucoup de hautes herbes en bord de forêt. Anecdote amusante tout de même : j’ai dû passer par un terrain où broutaient paisiblement quelques vaches. Pour y entrer -c’était bien le GR balisé-, j’ai retiré puis remis le crochet d’une clôture, et bis repetita au moment de sortir. Les bovines n’avaient pas l’air surpris de ma présence ici -a-t-on déjà vu de la surprise sur le visage d’une vache ? Je les aime justement pour leur flegme et leur neutralité. Toujours est-il que c’est juste après ce bref séjour chez elles que mon mollet a commencé à tirer, la douleur ne cessant d’amplifier pendant 1 km jusqu’à mon arrivée ici-même, dans le bon gîte d’Ussel. Je verrai donc demain ce qu’il en est. Pour l’heure, je dors au chaud. 

21/06/20 
13h00 
Le clocher du Boucher Saint-Nicolas m’a accueilli à midi pile. Arrivée triomphale dans le village après une matinée difficile. Mon mollet me fait encore souffrir, mais un peu moins qu’hier ; je peux marcher, douloureusement. 
Je suis ici depuis déjà une heure. J’ai acheté une demi-baguette et un morceau de Saint-Nectaire à l’épicerie du coin, et suis allé m’installer sous la croix de la place pour manger. De là, j’ai assisté à une scène extraordinaire que je vais tenter de conter : quelques oiseaux s’amusent ou se battent sur le toit d’une maison. Ils descendent pour se poser sur la pelouse ; je ne les vois plus, ils sont cachés par un muret. Débarque alors un chat, depuis le jardin d’à côté. Il grimpe sur le muret et bondit sur les oiseaux, que je vois alors à nouveau, s’envolant puis venant se poser, en groupe, sur le rebord du muret. Je songe « ils se sont joués du chat ! », mais c’était sans compter sur l’habileté du félin, qui me réapparaît soudain, la démarche crâneuse et un oiseau dans le bec, rentrant chez lui avec sa proie en guise de trophée. 
Ma pause me fait le plus grand bien. Il fait beau, d’autres gens que moi prennent le soleil ici. Je rencontre à nouveau un couple de randonneurs croisé hier devant le gîte. Nous discutons un peu, ils sont aimables et souriants ; eux ont dormi au bord du lac du Péchay, à côté duquel je suis passé ce matin. 
Matinée de fatigue, sans beaucoup de plaisir. Je me demande si le deuxième et troisième jours ne comptent pas toujours parmi les plus éprouvants. J’avais eu ce sentiment lors de mon voyage en stop autour de l’Espagne, au cours duquel je marchais déjà beaucoup. Mais je pouvais profiter des trajets en voiture avec des chauffeurs peu bavards pour souffler. Auujourd’hui, il me faut continuer à marcher, quitte à ponctuer ma randonnée de brefs arrêts, le temps de poser mon sac et de m’asseoir une minute ou deux. 
Je me sens en bonne forme, je vais repartir. 

17h20 
Beaucoup marché cet après-midi. Une dizaine de kilomètres parcourus depuis mon départ du Boucher, aux alentours de 14h. A la sortie du village, j’ai aperçu le jeune couple pic-niquant à l’ombre d’un arbre sur le bord de la route. Je me suis joint à eux, pour faire connaissance. Elle s’appelle Coline, lui Lamine ; tous deux viennent de banlieue parisienne. Iels sont plein d’entrain, éminemment sympathiques. Iels semblent avoir mon âge, à peu près 25 ans. Nous nous sommes promis de nous croiser à nouveau, mais je crois, peut-être orgueilleusement, que mon allure est plus rapide que la leur et que je risque de les semer. 
Je suis reparti avant la fin de leur repas et me suis très peu arrêté jusqu’à Landos, la route étant plutôt monotone. Stevenson ne manque d’ailleurs pas de le noter, mais en parlant du trajet Le Boucher – Pradelles. Pour ma part, je ne pense pas arriver à Pradelles ce soir, c’est encore loin et ma jambe me fait toujours souffrir, et boiter. 
Landos est un village relativement jeune, la plupart des maisons datent du siècle dernier (ce doit être pour cette raison que Stevenson n’en fait même pas mention ; il se pourrait qu’en son temps ce ne fut qu’un hameau de passage). Lorsque je suis arrivé, il régnait un silence de mort. Seuls quelques seniors jouaient à la pétanque sur un terrain dédié. Je fis une halte à la fontaine, puis demandai à un vieillard en promenade s’il pouvait m’indiquer où trouver un distributeur (pour retirer de l’argent en prévision d’autres gîtes n’acceptant pas de paiement par carte). Il me dit « suivez-moi ». J’obéis, et pris alors conscience qu’il avançait à peine plus vite qu’un escargot. De plus, ce vieux gastéropode était incapable de concilier la parole à la marche, si bien qu’il s’arrêtait chaque fois qu’il avait quelque chose à me dire. J’ai donc mis presque dix minutes pour me rendre au Crédit Agricole -qui siégeait en fait une rue plus loin- mais j’ai au moins appris de la bouche de mon guide que, l’année dernière, le premier randonneur est passé le 8 mars, et le dernier le 23 octobre. Cet homme était tout à fait sympathique, nous nous sommes quittés sur une petite blague que je garderai pour moi. 
Un peu plus loin, quelques groupes d’adolescents riaient et s’amusaient autour d’un bar d’où provenait de la musique électro. Je me suis dit : voilà où se trouve le cœur vibrant de ce village, puis me suis souvenu que nous fêtions la musique en ce 21 juin. 
Les habitants d’ici, comme ceux de chaque village depuis mon départ, m’ont salué de bon cœur. On dit bonjour au voyageur. Et pas seulement bonjour, du reste, puisque je constate sans exagération que tous les gens qui se sont trouvés sur ma route, hier et aujourd’hui (de la marchande au fermier, du cycliste au simple promeneur…) ont fait preuve à mon égard d’une authentique gentillesse. Même constat lors de mes différents voyages en stop, et même question, qui me revient toujours : comment l’humanité, si pleine d’une bonté si sincère, peut-elle faire autant de mal au monde qu’elle peuple ainsi qu’à ses semblables ? 
Autre rencontre, la plus belle peut-être de ce jour, et qui ne remonte qu’à quelques minutes seulement de mon arrivée où je suis actuellement (assis à une table de bois dans le village de Jagonas) : Robin, randonneur lui aussi, mais faisant le chemin à l’envers, en montant jusqu’au Puy en Velay depuis Alès. Il en est à son huitième jour de marche. Il m’a dit qu’il prenait grand plaisir à s’arrêter en chemin pour échanger avec les voyageurs du « bon sens ». Lui étant du mauvais, il en croise une vingtaine par jour depuis le Mont Lozère. Mine épanouie, visage lumineux, accent alésien prononcé. Un vrai baroudeur, heureux de vivre ce qu’il est en train de vivre. Il m’a parlé de Compostelle, qu’il a fait l’année dernière, en entier, et qui, dit-il, a ouvert quelque chose dans sa vie. Avant, il était alcoolique et dépressif ; il s’est mis à marcher parce qu’il avait le sentiment de n’avoir plus rien d’autre à faire. Il semble qu’il y a trouvé un bonheur véritable -c’est du moins ce qui ressortait de ses mots, et s’exprimait depuis son corps entier. Un corps heureux, oui. 

21h20 
Ma première nuit sous tente se profile. Je l’ai plantée dans un champ ouvert, bourré de taupes, au bord du chemin. J’entends tinter les cloches des chèvres qui se trouvent dans le pré voisin. J’ai mis du temps à tomber sur un endroit convenable ; je me trouve sur des hauteurs (4 ou 5 km avant Pradelles) et je craignais de trop m’exposer au vent. 
J’ai encore beaucoup marché ; près de 22 km au total aujourd’hui. Pas mal pour un boiteux ! Mon corps s’est accoutumé aux différentes douleurs -mollet surtout, ampoules, coups de soleil...-, il fait sereinement avec, si bien que la fin d’après-midi ne fut pas trop pénible. 
Arrivé à Arquejol -le dernier village que j’ai quitté-, j’ai vu quantité de vaches entassées dans l’entrée d’un hangar. J’ai éprouvé de la peine à les regarder ainsi, avec si peu d’espaces qu’elles ne pouvaient même pas se déplacer. J’ai poursuivi ma route, une descente surplombée par un pont majestueux, qui cachait une rivière chétive auprès de laquelle se trouvaient une caravane et une cabane de pierres. Sans doute l’habitat d’un ermite qui vivait là. Après ce petit creux vallonné de l’ermite, une remontée ardue. Je me suis arrêté au cours de mon chemin en remarquant qu’il y avait des rails à ma gauche, et derrière elle un splendide horizon de reliefs à perte de vue. 
C’est alors que vint à mon oreille un hurlement effroyable, puis un autre, et deux ou trois encore à saccades régulières. C’était une vache qu’on égorgeait. L’une de celles que j’avais vues tout à l’heure. Ses cris m’ont glacé le sang. Avec les rails devant moi, j’ai tout de suite pensé aux camps de la mort. Il y a eu d’autres cris, d’autres vaches égorgées. J’en étais malade, je me suis mis à marcher très vite dans la montée pour ne plus avoir à entendre ça, ces hurlements de la mort qui résonnaient dans la montagne. Ça m’a hanté pendant une heure après, puis je me suis calmé. Mais j’y repense en écrivant -j’y repenserai encore. L’horreur ne s'oublie pas. 

22/06/20 
10h30 
Après avoir marché sur 4 ou 5 km depuis mon lieu de repos, je me suis retrouvé à Pradelles. Bonheur d’avoir trouvé une fontaine pour me nettoyer le visage et me brosser les dents. Au bout de la même rue, j’aperçus une enseigne « Boulangerie ». Si j’étais plus exubérant, j’aurais crié ma joie en plein village mais, dans mon calme habituel, je me suis contenté d’exulter intérieurement. Deux baguettes de campagne et un pain au chocolat sous le bras, je me suis dirigé vers le bar où je me trouve maintenant, pour boire un petit café et passer aux toilettes. 
Je n’ai pas eu froid cette nuit, mais mon sommeil ne fut pas très profond, et il m’a fallu me repositionner sans cesse pour éviter les courbatures. J’ai eu la bonne idée de me procurer hier une briquette de jus d’orange ; ce fut mon premier plaisir du matin. 
Il fait gris, mais pas froid -et pas de pluie en vue. Une buse tournoyait au-dessus de l’Allier à mon arrivée au village, je la regardai un instant, c’était un beau spectacle. 

13h00 
Je m’arrête pour manger à Langogne. Je me souviens être passé par là en stop il y a déjà six ans. La première nuit de ce qui fut mon premier vrai voyage (jusqu’en Andalousie et retour, en 25 jours) eût lieu chez un couple de jeunes retraités, dans un hameau bâti sur le flanc d’une montagne alentour. Je ne me souviens plus très bien d’eux, seulement de leurs voyages en Afrique dont iels m’avaient parlés, et surtout de leur maison, l’une des plus chaleureuses que j’ai eu l’occasion de visiter dans ma vie. Ils m’avaient offert un repas et un lit pour la nuit, sans ne rien demander en retour. C’est la première porte à laquelle j’avais sonnée. 
Ce matin, le chemin fut calme bien qu’un peu difficile. Je crois que toute activité, quelle qu’elle soit, me demande toujours plus d’efforts lorsqu’elle est effectuée le matin, et la marche ne semble pas faire exception. J’ai découvert, en sortant du café, le vieux centre de Pradelles ; superbe village de pierres, où l’on sent à chaque rue les grouillements de l’histoire. 
Plus tard, alors que je randonnais tranquillement en direction de Langogne, je fus pris soudain d’une espèce de rage noire à l’encontre du cycle Fondation d’Isaac Asimov (qui n’avait pourtant rien demandé). Je me suis dit que c’était profondément irresponsable d’écrire pendant la seconde guerre mondiale une œuvre à la gloire du progrès technique et de l’éducation. Comment ne pas voir que c’est précisément ce qui a mené au nazisme ? pensais-je. Hitler a été conduit au pouvoir par les savants et les intellectuels, ceux-là même que Asimov fantasme comme grands sauveurs de notre monde. J’ai pensé aussi qu’il fallait être aveugle pour aimer ça encore en 2020, que c’était écrit avec la maladresse arrogante d’une rédaction de lycéen, qu’on ne pouvait plus s’échiner ainsi à préserver la civilisation. Si l’on égorge des vaches aux premières heures de l’été, c’est au nom de cette satanée civilisation et de rien d’autre, c’est elle qui a tout saccagé sur son passage, à commencer par la paysannerie. Que le monde aille à sa perte, bon dieu ! 
Ça m’est venu comme ça. Je lu le livre il y a plusieurs mois, je n’y repensais plus. Ça m’est tombé dessus. Ce n’est pas la première fois ; il m’arrive de temps à autres de me crêper le chignon tout seul, imaginant une horde de contradicteurs se dresser devant moi, et tentant vaillamment de les convaincre qu’ils ont faux sur toute la ligne. C’est mon côté révolté, ma colère straubienne, si je puis dire, qui ferait peut-être de moi un habile polémiste. Mais je préfère essayer de ne pas dépenser trop d’énergie pour cela -on perd souvent des plumes à jouer le jeu du contre. 
Je me demande si cet esprit n’a pas été nourri par le football, et cette passion que j’éprouvais à l’égard de ce qu’on appelle le jeu à l’italienne, où règne une rude dichotomie défensif/offensif qu’il s’agit de maintenir intacte le plus efficacement possible. Aujourd’hui, je tente de m’extraire de cette dualité-là, ou d’y chercher la voie de l’entre, le troisième pôle naissant au creux de la contradiction des deux premiers. Le jour où l’on enseignera que 1 + 1 ne font pas 2 mais 3, ce sera la révolution. 

16h20 
Une langonaise, en sortant ses poubelles, m’a dit « le secret, c’est de bien dormir ! ». Sans doute avait-elle raison, puisque ma nuit à demi-éveillé a laissé place à une journée au ralenti, où chaque pas représente un effort pénible, et où la moindre pause est vécue par mon corps comme une bénédiction. Alors je vais moins vite, je traîne, je m’arrête et lis quelques pages de Thoreau, Walking, comme pour me relier à un certain plaisir de la promenade. 
Stevenson ne parle presque jamais de l’épreuve de la marche. Les chapitres dédiés aux premiers jours de son voyage ne recensent rien des montées, descentes, efforts, courbatures… On en apprend davantage sur la forme physique de Modestine qu’à propos de la sienne. Peut-être était-il un solide gaillard habitué à randonner, ou peut-être préférait-il ne pas faire étalage de ses diverses souffrances corporelles. Il semblerait que son premier intérêt d’écrivain soit le pittoresque ; ce qui, dans son voyage, tient lieu explicitement de matière à raconter ; l’insolite, l’anecdote, fragments de fiction et sources d’étonnement. Faire vivre un récit à partir seulement de ces petites choses-là, regardées avec un art de la nuance digne des meilleurs peintres, voilà un exercice périlleux, dont Stevenson, assurément, est l’un des maîtres. 

18h30 
Je vais dormir en yourte, à L’Herm, pour 24€ la nuit, en compagnie de deux autres randonneurs solitaires âgés chacun d’une soixantaine d’années. 
Malgré la fatigue, j’ai parcouru 18 km aujourd’hui. J’aurais pu poursuivre encore ma route, mais en me renseignant j’ai appris que le prochain gîte ouvert se trouvait à 9 km, ce qui est un peu loin pour moi (je tenais à dormir dans un lit ce soir, pour un repos plus confortable). 
Il soufflait un vent de calme idyllique sur les premiers sous-bois du Gévaudan. Le vert était parfait, les courbes étaient parfaites, même la disposition des babets tombés sur le chemin touchait à la perfection. J’ai cru entrer dans l’une de ces peintures décoratives qu’on trouve parfois sur le mur des restaurants de villages. Un jour, je peindrai cet endroit contre quelques kopecks, me dis-je. 
La forêt de Monteil, quant à elle, ressemble à celles de mon Ardèche natale : une cohabitation désordonnée de feuillus et d’épineux, un chemin cabossé par des racines en pagaille, des rayons du soleil s’immisçant en points de clarté sur le sol ombragé… Rien à voir, donc, avec le bois d’avant. A choisir, je préfère celui-ci, et pas seulement parce que je m’y sens comme chez moi ! Pour en sortir, j’ai dû accomplir l’exploit de traverser un ruisseau à la coulée torrentielle en me tenant en équilibre sur une bûche qui joignait les deux rives. 
Une fois rendu à Saint-Flour, j’ai demandé à un passant qui se promenait par là s’il pouvait remplir ma gourde. C’était un homme d’environ 50 ans, visage creusé, vieux t-shirt délavé avec l’inscription « papa de <3 », et des mains fermes et rugueuses comme celles d’un artisan. Il accepta chaleureusement et m’invita chez lui, ouvrant la porte sur un jardin immense, où tout semblait aménagé en vue d’un laisser-vivre de la verdure et des reliefs environnants. Je m’assis sur une chaise en bois, contemplant cette merveille, tandis qu’il remplissait ma gourde puis servit deux verres d’eau. Lorsque, à la question de savoir où je dormirai ce soir, je lui ai répondu que je ne savais pas encore, il s’exclama « Ah ! Voilà enfin l’esprit de Stevenson ! Combien y a-t-il de randonneurs dont le chemin est tracé par avance ?! ». Je modérai ses propos en lui avouant que, quand même, je suivais consciencieusement le sentier balisé, mais pour lui le véritable esprit de Stevenson se trouvait d’abord et avant tout dans l’avancée au jour le jour, sans prévoir de quoi sera fait le lendemain ni même le soir. A ce compte-là, oui, l’esprit m’habite. 
Nous avons ri ensemble des déboires de ce pauvre Robert Louis, quittant Fouzilhic à la tombée de la nuit et débarquant à Fouzilhac, village jumeau du premier, après une heure de marche dans le noir profond. Telle que racontée dans le livre, cette histoire revêt le caractère du fantastique, Fouzilhic de jour se transformant de nuit en Fouzilhac, où personne n’ouvre sa porte par crainte de voir apparaître la bête du Gévaudan, mais en réalité Stevenson n’a fait que tourner en rond jusque de l’autre côté de la route, où le village, séparé en deux, prend un nom différent. Mon hôte m’apprit qu’un historien de la région avait révélé un fort magnétisme de la terre à cet endroit, qui pourrait expliquer pourquoi Stevenson, en une heure de trajet, est revenu à son point de départ. 
Avant que je ne reparte, l’homme m’offrit six petites fraises, certes pas tout à fait mûres mais pas moins délicieuses. 

23/06/20 
9h45 
Peu de courage avec moi ce matin. Mon mollet gauche me tire encore un peu mais ne me fait plus souffrir. En revanche, une tension à la cheville droite est apparue hier et semble s’être amplifiée pendant la nuit, si bien que c’est ce côté-ci qui est boiteux aujourd’hui. Mes bras, ma nuque, mon nez, sont rouge vif. J’ai bien dormi mais je rêve de passer ma journée à flâner. 
Je me suis trompé de route à la sortie de L’Herm. J’ai continué tout droit à partir de la yourte sans prendre garde aux indications et me suis retrouvé sur la départementale en direction de Cheylard-L’Evêque. J’ai la flemme de redescendre au village pour prendre le chemin ; je continue par là, et je lèverai le pouce si une voiture vient à passer. Depuis hier déjà, l’envie de faire du stop ne manque pas, je regarde donc cette erreur de parcours comme une opportunité de réaliser mon souhait, fût-ce pour un bref trajet (et tant pis pour Fouzilhac/Fouzilhic, qui n’était accessible que par le sentier balisé). 

10h30 
Des vaches encore ! Si je tenais un bestiaire de mon voyage, un classement des animaux en fonction du nombre rencontrés -en exceptant les insectes que je ne saurais compter-, je crois que les vaches joueraient la première place au coude à coude avec les humains. Je ne sais pas comment est choisie celle qui porte la cloche au sein d’un troupeau. Ça me rappelle les photos de classe, et cette jalousie violente éprouvée à l’égard de celui ou celle à qui l’on confiait la responsabilité de tenir l’ardoise sur laquelle étaient inscrits le numéro et l’année de notre promotion. J’ai endossé ce rôle en grande section de maternelle -je devais être le mieux coiffé. 

10h40 
En fait, ça va. Marcher sur le goudron en attendant une voiture qui n’arrivera peut-être jamais est l’un de mes plus grands plaisirs. La ressemblance est confondante entre la route sur laquelle je me trouve et celle qui descendait jusqu’à Barges depuis la maison de mon enfance. Mes pensées gambadent librement, mon énergie circule avec douceur. Quant à mes diverses douleurs, elles semblent avoir choisi, pour le bien commun, d’être plutôt conciliantes. 

13h40 
Petite pause pour grignoter un peu à l’entrée de la forêt domaniale de la Gardille. Je dis « grignoter » car je n’ai plus qu’un peu de pain, une pomme et quelques tranches de pain d’épices à manger. Pour l’heure, c’est encore suffisant, mais j’espère pouvoir me réapprovisionner dans le village de Luc, à quelques kilomètres d’ici. 
Il fait presque frais, une fois assis à l’ombre. Une légère brise souffle dans mes cheveux, mais elle n’amène pas avec elle la chaleur du soleil. Deux papillons blancs dansent au concert des oiseaux. 
Un homme m’a pris en stop, tout à l’heure, jusqu’à Cheylard-L’Evêque. Il m’a parlé d’un voyage itinérant qu’il avait fait en Irlande il y a quelques années, en insistant sur la vaste générosité des irlandais, qui souvent lui ont offert couvert et logis. Au beau milieu de la route, nous avons aperçu une couleuvre faisant la sieste en plein soleil. Je me suis senti soulagé en imaginant la frayeur qui m’aurait saisi si j’avais eu le malheur de la trouver sur mon chemin alors que j’étais encore à pieds. Mais peut-être aurait-elle eu le temps de m’entendre et de se cacher, et je n’aurais rien su de sa présence. En voiture, il n’y a pas ce temps-là. J’ai été frappé, d’ailleurs, par la vitesse avec laquelle nous nous sommes rendus à Cheylard-L’Evêque. Comme si j’avais oublié ce que c’était que de prendre la voiture. La marche, elle, ne me procure aucune impression de vitesse particulière. J’aurais cru, avant de partir, à un ralentissement, mais le rythme du marcheur n’a rien de véritablement lent. C’est le tempo le plus juste, le plus accordé à la place qu’on occupe dans le monde. Tout le reste n’est qu’excès de vitesse -il n’y a qu’à voir le nombre d’accidents de la route.
Je crois que j’aime le stop pour son effet de fractionnées. On passe du lent au rapide, on accélère brusquement, et plus ou moins longtemps. Et les changements sont toujours imprévus, ils représentent chaque fois de petits bouleversements, comme un accord nouveau modulant notre rythme intérieur. Puis il y a les rencontres, la variété des paysages… 
Ma forme est plutôt bonne, mais je commence à me lasser de la marche. Je songe à continuer le voyage en stop à partir de Luc. Je croiserai moins de renards (j’en ai vu deux sur la même route tout à l’heure, mais n’étant pas physionomiste je n’ai pas réussi à savoir si c’était deux fois le même), mais ça pourrait permettre de tromper l’ennui qui commence à poindre. Je prendrai ma décision une fois arrivé à Luc. Pour l’heure, je m’engage dans la forêt. 

20h45 
Que le chemin fut long jusqu’à Luc ! Le soleil tapait fort, je marchais tête baissée, assommé par la chaleur accablante de cet après-midi. Réjouissance, quand même, du passage près du lac de Louradou, merveilleux petit havre de paix, où l’on imagine bien quelque poète flâner. Rien d’étonnant, donc, à ce que le fougueux Stevenson y soit passé sans broncher, lui qui aime le tumulte et les aspérités. 
Le lieu qui l’enchanta, en revanche, malgré des inquiétudes superstitieuses en arrivant et un prêchi-prêcha qui commençait à devenir insistant sur la fin, c’est celui dans lequel je me trouve en ce moment : l’abbaye de Notre-Dame des Neiges. C’est en consultant mon topo-guide à Luc que j’ai appris qu’on pouvait y loger, comme Stevenson en son temps, et un tour sur leur site internet depuis mon téléphone, réactivé pour l’occasion, m’a permis de découvrir non sans une certaine joie que le prix de l’hébergement était au libre choix de l’hébergé. 
Me voilà donc ici depuis 17h, amené en voiture par une aimable dame à l’accent saxon prononcé, qui a même fait un petit crochet charitable sur sa route pour me déposer aux portes du lieu-dit. Mon bonheur n’est pas seulement d’être là, dans cet endroit si calme où l’on m’a servi le repas ; si je suis heureux, ou plutôt devrais-je dire apaisé, c’est aussi parce que, pour la première fois depuis quatre jours, mon repos a commencé dès la fin de l’après-midi. J’ai pu prendre une douche, lire sur le lit de cette chambre qui correspond exactement à l’idée qu’on peut se faire d’une chambrette monastique (avec bureau, fenêtre, lavabo et surtout crucifix isolé sur un mur vide de tout autre ornement), et même passer un coup de savon sur ma serviette, qui commençait à sentir mauvais (j’ai bien peur, hélas, qu’elle n’ait pas le temps de sécher). 
A l’heure du souper, nous étions sept autour d’une tablée bien trop grande, ce qui nous a permis de respecter malgré nous la distance physique préconisée en raison du virus. Il y avait un couple de retraités, au rythme apparemment très tranquille (iels sont partis le 15 juin, il y a huit jours). La femme, assise à côté de moi, s’est montrée adorable bien que peu bavarde. Son compagnon ne parlait pas beaucoup non plus mais se fendait parfois de blagues courtes et bien senties, à la brièveté si millimétrée qu’elles peinaient à décrocher les rires de nos esprits ralentis par la fatigue du soir. A sa gauche, un homme étrange, assez malpoli bien que de bonne volonté ; le genre de personnage à la recherche de bienveillance, mais qui semble mal à l’aise avec le lien social et ne tolère surtout aucune contradiction. Il n’a pas cessé, pendant cinq bonnes minutes, de soutenir auprès de la marseillaise qui se trouvait en face de lui que les calanques étaient ouvertes en été, et ce sans le moindre argument. La plus bavarde c’était elle, la marseillaise, intellectuelle d’âge mûr, sans doute issue d’un métier éducatif (on le devine à son ton toujours semi-professoral ainsi qu’à la façon qu’elle avait de baisser un peu la tête lors d’une conversation pour que son regard perçant passe au-dessus de ses lunettes). Sa théorie sur la fermeture des calanques pour la saison était sourcée et convaincante ; si l’on m’avait convié à me positionner dans ce débat houleux, c’est certainement pour elle que j’aurais pris parti. Elle était accompagnée de deux femmes plus jeunes, l’une de peut-être 20 ans et l’autre d’environ 30, qui enchaînait les verres de vin et rigolait beaucoup. Je n’ai aucune idée de ce que ces trois-là faisaient ensemble, sinon marcher, mais il y avait entre elles une complicité attachante. Leur projet était de remonter le chemin à l’envers pour enchaîner directement avec le pèlerinage de Compostelle. Trois d’entre nous fîmes la vaisselle en continuant à discuter, puis chacun remonta dans sa chambre. Nous nous reverrons probablement demain pour le petit déjeuner, avant de reprendre la route (à pied ou le pouce levé, je n’ai pas encore décidé). 

24/06/20 
10h00 
Revigoré par un sommeil religieux, me voilà frais comme un gardon et d’une humeur éclatante ! J’envisageais de faire une partie du trajet en stop aujourd’hui, mais il se trouve que le désir de marcher m’est revenu vivement ce matin, aussi vais-je parcourir les 9 km séparant La Bastide de Chabalier par les chemins de montagne. Ici, j’ai pu me ravitailler en pommes et en pain, et m’asseoir paisiblement auprès de l’église, qui m’a d’ailleurs fait sursauter en sonnant les 10h.
Mon départ de Notre-Dame des Neiges fut très calme, c’est un lieu qui donne envie d’y revenir (j’ai appris qu’on pouvait y passer une semaine en retraite spirituelle). Le début de la route était jonché de bouses de vaches toutes fraîches ; chaque fois que je m’en approchais, un nuage de mouches se dispersait depuis la merde pour y revenir une fois mon départ assuré. Si je parlais le mouche, je leur aurais dit « ce n’est pas la peine de s’affoler pour moi, votre repas ne m’intéresse pas ! », mais toute autre langue que le français me procure déjà des difficultés si considérables que je préfère ne pas m’aventurer dans l’apprentissage d’un dialecte si éloigné. 

14h20 
Si l’on compte un détour idiot qui m’a coûté 1000 mètres, le total de la distance que j’ai parcourue sur la seule matinée s’élève à 17 km ! Mais loin de moi l’idée d’en tirer une quelconque fierté : si je suis déjà à Chasseradès, c’est uniquement parce que, manquant d’eau, il m’a fallu marcher sans m’arrêter jusqu’à trouver de quoi remplir ma gourde et me désaltérer. Cela-dit, je peux remarquer l’avoir fait sans trop de peine, bien que mes pieds furent bien heureux au moment de prendre du repos. 
Le plus pénible fut certainement le début, à la sortie de La Bastide. Une interminable montée de terre blanche exposée au soleil, attaquant autant ma peau que mes pauvres yeux déjà trop abîmés. Il y avait bien quelques hêtres de temps à autres pour masquer les rayons du soleil, mais sur presque chaque branche une chenille velue était suspendue dans l’attente de me sauter dessus. Ces viles créatures semblaient n’avoir qu’un seul dessein : grimper sur mon sac et chiper mon goûter ! J’ai dû les esquiver en prenant garde à ne pas me faire assaillir par surprise, si bien que jamais l’ombre des arbres ne me fournit le moindre répit, et les 4 km jusqu’au sommet se firent sans interruption. 
Là-haut, j’ai retrouvé trois randonneuses aperçues plus tôt à l’épicerie de La Bastide. Je fis une remarque compatissante sur la difficulté de la côte et poursuivis mon chemin à la recherche d’un coin d’ombre où me poser. J’ai peu souffert de la montée ; mon pas fut bon, mon corps s’est habitué à l’effort devenu routinier. En revanche, le soleil m’a donné soif, et c’est à ce moment que j’ai bu sans mesure jusqu’à vider ma gourde -bêtise à laquelle on ne me reprendra plus ! 

25/06/20 
10h50 
Je ne sais par quel prodige je suis parvenu hier au camping du Bleymard ! Marcher, marcher, marcher ; telle fut ma seule activité de la journée. 33 km au total ! Et combien de dénivelé ! 
J’ai fait un bout de chemin, de Chasseradès à quelque part dans la forêt du Goulet, en compagnie des trois randonneuses croisées plus tôt. Aude, Alice et Cyrine, trois lyonnaises d’à peu près mon âge, en huitième année de fac de médecine (Aude travaillait en service de réanimation pendant la période du confinement). Elles sont parties de Langogne lundi 22 au matin et comptent atteindre Florac le 26 au soir, pour y rejoindre des amis. J’ai beaucoup parlé avec Cyrine ; nous avons évoqué, chacune et chacun, certaines questions qui nous préoccupent intimement à cette période de notre vie. Elle me disait qu’elle ne se les posait que depuis peu, qu’avant la septième année de ses études elle n’avait pas le temps pour ça. Aujourd’hui elle a besoin de souffler, de prendre l’air. Elle aime la voie dans laquelle elle s’est engagée mais elle souhaiterait que son quotidien ne tourne pas autour de la médecine ; faire cette randonnée, par exemple, pour vivre et parler d’autre chose. Ce fut un bel échange, j’ai été touché de la sincérité avec laquelle nous avons parlé de nous-même, l’un et l’autre. Il suffit parfois d’un rien pour qu’un lien de confiance se tisse entre deux inconnus. 
Marcher à quatre m’a paru moins fatigant. Comme si l’allure du groupe rendait plus vigoureux les rythmes individuels. Toutes ces côtes dans la forêt auraient été plus dures si je les avais grimpées seul, et peut-être n’aurais-je pas atterri au Bleymard avant la nuit. C’était leur objectif, à elles, mais il n’a pas été atteint. Lorsque je les ai quittées, Alice avait très mal aux cuisses. Elle demandait une pause, tandis que moi j’avais l’élan de continuer. C’est donc seul que j’ai poursuivi ma route pendant plus de trois heures, presque sans m’arrêter. 
J’ai très mal dormi. Il a fait un froid terrible, humide, ma tente était trempée. Il n’y a bien qu’à partir des premiers rayons du soleil que mon sommeil fut bon, et à 9h c’est la chaleur qui m’a réveillé. 
Je me sens cassé, aujourd’hui. Les excès de zèle d’hier se font sentir, la nuit troublée aussi. J’ai décidé de traverser en voiture le Mont Lozère, en levant le pouce. Du Bleymard au Pont de Montvert court une départementale qui n’est jamais très loin du chemin de Stevenson, le trajet reste donc à peu près le même. Et si je veux reprendre la randonnée, il me suffira de demander à l’automobiliste de me déposer, et je retrouverai sans problème mon cher sentier. 
Je repense aux filles, je me demande où elles ont dormi. Il n’y avait nulle part où planter une tente dans la forêt. Peut-être ont-elles trouvé l’énergie de cheminer jusqu’aux Alpiers, tout près d’ici ? Si c’était le cas, nous nous serions revus ce matin, étant donné qu’il est déjà 11h30 et que je me trouve encore devant le Carrefour à l’entrée du Bleymard. 
Bon, je repars. 

20h15 
Épuisé de ma nuit sans sommeil, accablé par la chaleur du jour, je n’ai pas trouvé la force d’écrire depuis ce matin. Je le fais maintenant, brièvement, grâce à un casse-croûte qui m’a requinqué. 
Tout juste après avoir refermé ce carnet tout à l’heure, j’ai vu débarquer mes amies randonneuses. Elles m’ont dit avoir campé dans la forêt au bord du Lot, et ne même pas avoir eu froid ! Comme quoi, mon acharnement de la veille m’a peut-être apporté plus de désagréments que de confort… J’aurais pu, moi aussi, planter ma tente au Goulet avant le mal de pieds. Elles m’ont offert un abricot sec, que j’ai reçu comme un cadeau d’adieu ; il était temps pour moi de partir, en stop donc, tandis qu’elles préparaient quelques achats avant de poursuivre leur marche. Nous nous quittâmes avec le sourire, en effectuant cette espèce de salut bâtard du randonneur qui semble signifier « à la revoyure, peut-être ! » (« see you in another life, brother » dirait Desmond dans Lost), alors même que nous étions cette fois conscients de ne plus nous revoir. 
Ma conductrice, de la sortie du Bleymard jusqu’à un peu après Finiels, fut une jeune femme en repérage pour un lieu de stage de sophrologie et méditation qu’elle allait animer par ici. Elle me déposa dans la descente qui menait au Pont de Montvert d’une façon imprévue, puisqu’elle s’est rendue compte sur le moment seulement qu’elle devait bifurquer à gauche. Je me suis donc retrouvé à marcher sur une route étroite en plein soleil pendant 4 km, avec trop peu de circulation pour lever le pouce et aucun sentier périphérique à emprunter. Depuis que nous étions passés à côté du sommet de Finiels, plus haut point du chemin de Stevenson (1699m d’altitude), je nourrissais quelques regrets de ne pas y être monté à pieds, et cette interminable pente goudronnée, avec vue sur le passage montagneux de l’autre côté de la vallée, n’a fait qu’alimenter cette impression du mauvais choix et les tourments qui vont avec. Cela-dit, j’ai quand même pu me réjouir sans entraves de la vue extraordinaire offerte depuis les routes du Mont Lozère. Stevenson le notait, et en parlait même avec une justesse et une poésie inégalables dans un chapitre consacré (« Une nuit dans la pineraie ») : le paysage se transforme miraculeusement d’un flanc à l’autre de la montagne. De ce côté-ci, où je me trouvais à présent, des contrées buissonnières et rocailleuses, dénuées de bois, semblaient libres du joug des hommes, domptées seulement par le vent et traversées parfois par de maigres sentiers. Je contemplai donc ces terres-là au lieu de les parcourir, en songeant qu’il y avait là une sauvagerie dont la beauté gagne peut-être à rester à distance. 
Au bas de la côte, je retrouvai des arbres, mais ceux-ci souvent étaient fort abîmés. Alors que c’est la pierre et un souffle glacé qui chassent les arbres des hauteurs, ici c’est au contraire la montée des chaleurs de ces dernières années qui donnent aux parasites la force de tenir tout l’hiver. Les troncs sont donc rongés en continu, de plus en plus fragilisés, là où jadis le froid était leur arme pour résister. Selon les anciens du pays, le réchauffement aurait amené avec lui des mantes religieuses, et l’on annonce pour les prochaines années l’arrivée de cigales. 
Depuis Le Pont de Montvert, haut-lieu du pays camisard, j’ai poursuivi ma route jusqu’à Florac, en stop toujours, et sous un cagnard de plus en plus écrasant à mesure que j’avance vers le Sud. Mais, malgré le soleil frappant de plein fouet ici comme ailleurs, l’air a toujours quelque chose de vivifiant à Florac, où j’étais déjà passé par deux fois les six dernières années. C’est un merveilleux village du bord de Tarnon, étincelant d’une jeunesse qui provient d’on sait où -peut-être de la source jaillissant du calcaire depuis les causses, ou alors de la rivière elle-même, fougueuse et indomptable, qui encercle la ville et débouche sur le Tarn. Je gage que l’emplacement du lieu y est pour quelque chose : le Tarnon protège Florac de la route nationale, la préserve d’un bruit et d’une vitesse dont on sent qu’ils ne l’atteindront jamais tant que vivra le cours d’eau. Si bien que le village connaît peu les rides précoces de la civilisation, et, malgré sa largeur et son tourisme florissant, se visite comme on visiterait un sanctuaire isolé. 
Arrivé en début d’après-midi, je me suis assis auprès d’un arbre pour lire un peu. Je fus d’ailleurs bien embêté quand j’ai remarqué que j’avais perturbé l’itinéraire d’une colonie de fourmis. Heureusement, ces petits êtres sont vifs et ingénieux, ils ont très vite trouvé un moyen de me contourner sans que j’aie besoin de me déplacer. Des collégiens se baignaient en contrebas. Je m’amusais à observer l’attitude de chaque nouveau groupe arrivant. Mon poste était idéal ; ils s’arrêtaient juste devant moi, jaugeaient à leur façon la baignade en cours qu’ils découvraient d’en haut, puis descendaient. La remarque la plus drôle à mes yeux fut celle d’une fille à ses deux copines : « ah ouais, il y a vraiment tout le monde ! », avec le tout le monde si appuyé qu’on se serait cru au rendez-vous de l’année. 
Je me suis ensuite rendu dans un gîte, où je me repose doucement depuis 17h. 27€80 la nuitée, ce n’est pas rien mais c’est le moins cher du village, et je voulais absolument dormir dans un lit. Il ne me reste presque plus rien de l’argent que j’avais retiré grâce au vieux de Landos. Ça et la fatigue me poussent à m’interroger quant à la suite de mon voyage. Peut-être ne vais-je pas tarder à prendre le chemin du retour, en empruntant, pourquoi pas, la route d’Alès en stop, afin de conclure le périple en bonne et due forme. J’aviserai demain, en fonction de mes humeurs, désirs, finances, puis du bon vouloir de mon ami le soleil, hélas de moins en moins amical. 

26/06/20 
21h20 
Ce matin, à nouveau, je ne trouvais pas l’envie de marcher. Je suis allé dans le centre de Florac, où j’ai retiré un billet et acheté une tranche de pain aux noix en prévision de mon dîner, puis je me suis placé à la sortie du village, sur la départementale en direction de Saint-Jean du Gard. La piste de Stevenson longe la nationale, un peu plus haut, mais celle-ci est malheureusement barrée en raison d’un effondrement provoqué par les inondations des semaines passées. Je me suis donc un peu écarté du chemin dans l’idée de poursuivre mon voyage en stop. Beaucoup d’hésitations au départ, la culpabilité de ne pas aller au bout à pieds pesait sur mes idées, mais j’avais le sentiment qu’elle provenait d’une forme d’orgueil viril s’étant trouvé blessé. Je n’avais aucune envie de le réprimer, cet orgueil, il était en droit d’être là, simplement un autre sentiment me paraissait plus sain, plus accordé à ce que je vivais : celui d’avoir trouvé la ressource que j’étais venu chercher. Ma chasse au trésor étant finie, je pouvais très bien rentrer dès maintenant, rien ne me retenait plus sinon la règle du balisage et un mauvais esprit de compétition. J’ai repensé à l’esprit de Stevenson tel que défini par le père jardinier, et me suis dit que je le respectais davantage en terminant la route en stop qu’en la continuant à pieds, car la première vertu du voyageur comme de l’écrivain est de faire preuve autant que possible d’une profonde intégrité. Dans ma situation, il est certain que j’étais plus intègre en assumant et accueillant mon désir de rentrer. 
Une preuve s’il en fallait que ce nouveau chemin était le bon pour moi : après que la première voiture m’a déposé, je me suis mis à chantonner sans m’en apercevoir ! Un peu de stop et hop, les indécisions qui me rendaient maussades ont été résorbées. 
Le trajet jusqu’à Saint-Jean du Gard fut long, mais très beau, et beau surtout à regarder -aucun regret de ne pas avoir marché par ici. J’aime le stop lorsqu’il m’entraîne sur de petites départementales sinueuses adaptées au relief. Il y a toujours, inaltérable, la gêne causée par l’implantation du goudron au milieu d’espaces verts, mais au moins ces routes-là n’ont pas dévasté les terres qu’elles sont venues traverser. Les formes des montagnes dominent toujours, et on n’a fait que s’y plier pour que puissent circuler des voitures. Sur un panneau, un tag a retenu mon attention : « un peu de révolte ne serait pas de trop ». 
Les cigales m’ont accueilli chaleureusement à Saint-Jean du Gard, où j’ai mangé avant de repartir par le nord, tentant toujours de suivre au plus près les traces de Stevenson. Erreur de passer par là en voiture ! Je me suis retrouvé en haut du col d’Uglas, loin de toute habitation, sur une route à une seule voie par où ne passe presque personne. Et, comble de la mésaventure, même Stevenson avait tourné avant et n’est jamais venu si loin ! Je suis resté là un certain temps à patienter en plein soleil, jusqu’à ce que débarque une première voiture… en sens inverse. Elle s’arrêta quand même devant moi, la vitre descendit, et un homme au volant me demanda de lui indiquer le chemin. Je lui dis que je n’en savais pas plus que lui, sinon qu’il y avait à droite Alès et à gauche Saint-Jean du Gard, et que moi je voulais aller à droite. Il s’écria alors quelque chose comme « il n’y a pas de hasard, c’est la providence ! », puis fit demi-tour et m’emmena à Alès. Il était très curieux de mon voyage, il ne connaissait rien ni de Stevenson ni de la géographie, et me posait tout un tas de questions plus ou moins incongrues, comme si même l’acte de marcher lui était totalement inconnu. Mais son écoute était sincère, et jamais il n’a formulé sur ce que j’avais à dire le moindre jugement agressif. 
A Alès, j’ai subi un cagnard épouvantable pendant plus d’une heure. Je fus contraint de remonter l’avenue Salvador Allende sous cette chaleur sèche, sans un coin d’ombre, et mon seul égaiement fut d’entendre régulièrement la voix de JuL claironner depuis la fenêtre de voitures passantes (je note d’ailleurs que, de JuL, chacun a son morceau préféré, qui n’est jamais le même).
Deux agréables rencontres ensuite, sur la route d’Alès à Aubenas : d’abord Manas, 30 ans, d’origine syrienne, fille pleine de charmes venue faire la fête en Sud-Ardèche, vers Balazuc. Elle venait d’Aix, je lui ai dit que j’aimerais y aller un jour pour découvrir les paysages tant aimés par Cézanne, en particulier la montagne Sainte-Victoire ; elle m’a répondu qu’elle y rentrait demain en fin d’après-midi et m’a proposé de m’y emmener. J’ai décliné -besoin de repos demain et dans les prochains jours- tout en la remerciant pour cette généreuse invitation. 
L’autre rencontre agréable fut celle d’une dame, qui m’a conduit jusqu’à la sortie des Vans, en direction d’Antraigues (quelle chance j’ai eu de ne pas avoir à traverser Les Vans ni Aubenas à pieds !). Je ne saurais la décrire, sinon en la citant : « Tu vois un jeune ado, sale et qui pue, comme tous les ados. Un jour il rencontre une fille qui lui plaît, et soudain ses dents deviennent plus blanches que blanches. Il y a là toute l’histoire de l’humanité. », « Si je vais dans une église pour me ressourcer, c’est en pensant aux bâtisseurs qui ont construit des lieux si purs… ce n’est pas pour cette vieille pute de l’église catholique ! », « Arrivée à un certain âge, on prend conscience qu’il n’y a presque rien qui compte vraiment. Ce qui importe, la seule chose, c’est la relation qu’on entretient avec les autres. » 
Et puis des choses encore, qui m’ont étonné et réjoui tout au long de la journée, jusqu’à ce soir où me voilà rentré à Mars, écrivant les dernières lignes de ce journal avant d’aller dormir. Je me sens très apaisé, ce soir, et épanoui par l’expérience que j’ai vécue. Robin me confiait que sa randonnée jusqu’à Saint-Jacques de Compostelle lui avait donné l’impression d’avoir duré dix ans. Il peinait à me croire lorsque je lui ai répondu que l’impression pour moi était la même au retour de mon tour de l’Espagne en stop. Pourtant, je le remarque maintenant en ayant fait les deux : l’étirement du temps est plus sensible encore en stop qu’à la marche. Je suis parti de Florac ce matin, j’ai l’impression que c’était il y a une éternité. Combien de paysages et de visages depuis… Et quelle modulation dans le climat, mon humeur ou celle du temps. Il y a une forme d’élasticité unique, propre à l’autostop tel que je le pratique. 
Quant à ma randonnée, elle semble déjà loin… Je suis surpris de remarquer que mes souvenirs convoquent déjà de la nostalgie, alors même qu’ils n’ont que quelques jours. Ils ont pris place dans ma mémoire, et mon corps, lui, semble en avoir assimilé l’épreuve, au sens mystique, et laissé filer le reste, copeaux et agréments. Là, maintenant, je me sens plein à déborder de gratitude. 

                                                                                                                     à celles et ceux qui m’ont salué sur le chemin,

lundi 1 juin 2020

Trois films de Mikio Naruse

Comme une épouse et comme une femme (1962) 

Je me souviens d’Etienne, dans Mes Provinciales (Civeyrac), rendant pour les cours un devoir dans lequel il mettait en relation l’œuvre de Naruse avec celle de Tchekhov. Sur le moment, je ne voyais pas très bien le rapport, pour moi Naruse c’était plutôt Balzac : Une femme dans la tourmente a tout l’air d’une adaptation du Lys dans la vallée dans un quartier moyen de Tokyo. Grâce à ce film-là, Comme une épouse et comme une femme, je perçois mieux les échos tchekhoviens. Je dirais que cela tient dans la façon qu’a Naruse de regarder des personnages qui sont à la fin d'une histoire, à un moment de leur existence où des choses fermement installées commencent à perdre de leur vitalité. Ils doivent alors s'adapter aux fluctuations de la vie sous peine de mourir à petit feu, mais déplacer des charges (morales, sociales, affectives...) depuis si longtemps ancrées leur demande des efforts considérables, et ce moment charnière, ce moment du changement par l’effort à mi-chemin d’une vie, pour que la finitude devienne recommencement plutôt que mort, c’est ce que montre Naruse. 

Comme une épouse et comme une femme prend pour sujet les relations entre deux femmes et un homme. L’une est son épouse, ils élèvent ensemble un garçon de 13 ans et une fille de 18 ans, qui sont en fait, on l’apprend plus tard, les enfants de la deuxième femme, sa maîtresse. Un jour celle-ci, aimante mais seule et en difficulté financière (elle gère un bar qui appartient à la petite famille, comme par compensation, mais les temps sont durs et les recettes s’amincissent), décide de reprendre sa vie en main et de trouver une solution pour résorber cette douleur qui l’anime en silence depuis près de vingt ans. 

Dans un train, l’amante est assise à une petite loge familiale, comportant quatre sièges, aux côtés d’un couple et de leur fille. L’homme est dans le même train, il se trouve trois rangées derrière elle, de l’autre côté du couloir. Ils ne peuvent pas se parler -leur liaison doit rester secrète-, mais quand la scène commence elle se retourne pour le regarder (lui lit tranquillement son journal, sans la voir). La petite fille s’adresse alors à elle pour lui offrir un bonbon, sur le conseil de sa mère. L’amante accepte, demande à l’enfant son âge (celle-ci montre « 5 ans » avec les doigts de sa main écarquillée), puis le père l’attrape pour jouer avec elle. A nouveau hors de cette brève scène de famille qui l'a inclue le temps d'une friandise, l’amante commence à retourner la tête vers son amant avant de se raviser, en se mordant légèrement la lèvre. Finalement, elle ne le regardera pas une seconde fois. Petit mouvement de tête réprimé ou beauté d'une décision rapide, qui n'appartient qu'à elle, et dans laquelle se joue la lutte pesante entre son désir pour lui et une aspiration à s'en détacher. Dans ce choix très bref de détourner les yeux se trouve le premier pas sur un chemin de résilience, qu’elle parcourra courageusement jusqu’à la fin, au prix d’efforts apparemment très minces mais qui chaque fois demandent une énergie insoupçonnée. 

Comme lorsque l’autre femme, l’épouse, elle aussi pleine d’un tourment inavoué, raccompagne un jeune homme à son appartement à la suite d’une soirée alcoolisée : il y a tout le temps du trajet, il y a l’entrée dans la cour, la montée des escaliers… et chaque seconde passée ajoute à son corps une charge de culpabilité ; elle se dirige sciemment vers l’adultère -un droit jugé légitime dans la mesure où son mari la trompe sans s’en cacher depuis vingt ans-, mais une fois rendue chez le jeune homme elle se rétracte et fait marche arrière. C’est trop lourd, trop dur, elle ne peut se résoudre à assumer ce poids qu’elle croyait pourtant à sa portée. L’idée est là mais le corps ni le cœur ne sont prêts. 

Quant à l'homme, lui, il n’est pas malveillant mais se retranche dans une forme de lâcheté. Lorsqu’il arrive chez son amante, peu de temps après leur dernier rendez-vous durant lequel il s’était montré désagréable, il commence par s’excuser. On peut imaginer par ce pardon que l’ellipse lui a servi à y repenser, et à se rendre compte de ce qu’il y avait de douloureux pour elle dans son comportement. Y voir la preuve d’un minimum de remise en question. Mais l’excuse est si polie, si conventionnelle (il se contente de dire platement « pardon pour la dernière fois » avant d’entrer), qu’elle ne prend pas du tout la mesure de la souffrance de son amante, ne lui laisse aucun espace pour s'exprimer en retour ; elle est brève, lisse et par son ton si anodin revêt un caractère définitif. Comme si, l'homme s'étant excusé, on pouvait passer à autre chose. Sauf que pour elle il y a encore une blessure qui ne s’est pas dite ni montrée, et il fait preuve d’une vraie violence à refermer la plaie ainsi, à sa place et si nonchalamment. L’homme occupe dans le film une position centrale, accablante pour son épouse comme pour son amante, mais n’en assume jamais la responsabilité. Le voilà avachi dans la confortable inertie du privilégié. 

Puis vient la grande scène, superbe, où les trois personnages se réunissent et se parlent enfin vraiment, tirant des mots de leur douleur enfouie. Tension et relâchement. Pas de montée en puissance, pas d’engueulade, toujours ce demi-ton ombrageux de Naruse, qui suffit aux émotions pour se dénouer dans un calme appesanti. Les deux enfants, dans la pièce d’à côté, ont tout entendu. Ils sortent et prennent la décision de s’en aller ensemble loin du foyer. 

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Le Repas (1951) 

Dans un quartier modeste d’Osaka, traversé par une petite ruelle faisant office de place publique, la femme d’un jeune couple sert le repas, à son homme et à son chat. Les personnages sont plus jeunes que dans Comme une épouse et comme une femme, et le film, qui a lui-même dix ans de moins, semble respirer d’un souffle plus léger. Peut-être aussi parce qu’il est habité par le personnage de Satoko, jeune fille frivole et insouciante, venue rendre visite à ce couple certes à peine plus âgé (elle a 20 ans, eux doivent en avoir 25) mais renvoyé par elle à une image d’avant les habitudes bien installées. Nous voyons ce que leur quotidien a de routinier, dans les postures (l’homme allongé sur le sol, les jambes croisées, lit le journal une clope au bec) ou la répartition des tâches qui semble établie depuis déjà longtemps. Mais Michiyo, la femme, est fatiguée. Elle souffre du train-train et de se charger seule du maintien du foyer. Travailler ne la dérange pas, mais l’absence de soutien apporté par son mari, Hatsunosuke, qui se repose sans efforts sur le boulot domestique qu’elle abat, devient pour elle de plus en plus pesante. Elle le lui dit, mais il ne réagit pas. Alors elle s’en va à Tokyo pour un temps indéterminé, avec l’espoir d’y trouver un travail. 

Je lisais dans un bref commentaire aperçu quelque part que tout passait par le dialogue dans ce film. Remarque qui me paraît injuste mais intéressante en ce qu’elle révèle contre son gré. Le dialogue est précieux dans la mesure où, chez Naruse, non seulement on se parle beaucoup mais la parole donne même des informations importantes quant à ce qui se trame : « je m'inquiète pour mon chat que j'ai laissé chez la voisine » dit la Michiyo dans le train, « "L’économie frisson" n’est pas compatible avec le mariage » affirme drôlement Satoko... Voilà qui permet de mieux saisir ce qui se joue la scène d'avant et celle d'après tout en densifiant intérieurement les personnages (les « caractériser » comme on dit). Mais se contenter de ça serait perdre de vue quelque chose de première importance, à savoir ce que l'on voit : un présent pris dans la quotidienneté, que le dialogue s'évertue à essayer de changer, en contradiction ou en complément de ce qui est montré. 

Chez Naruse, il y a cette double vitesse des corps et des idées ; le temps qu'il faut pour qu'une première intuition dite ou émergée soit entendue, c'est-à-dire pas seulement saisie comme information mais bien consciencieusement assimilée. La durée que demande le travail de se former à une idée. Quand Michiyo lui dit, lasse et accablée, qu'elle ne supporte plus de tout faire toute seule, Hatsunosuke reste allongé sur le sol à fumer sa cigarette ; l'information par le dialogue a été communiquée, mais ce qu'on voit à l'écran c'est qu'il n'a pas encore pris le temps de vraiment l'écouter, de mettre en question la place qu’il occupe dans l'espace domestique. Plus tard, sa compagne part en voyage, lui reste seul à la maison, et c'est là qu'il prend conscience vraiment, physiquement, sans que personne cette fois ne formule aucun mot, de l'inégalité des efforts au sein de leur foyer. 

Il y a ce plan très beau, très bref (d'autant plus beau qu'il est bref) de lui faisant la vaisselle, avec des gestes soigneux et appliqués qui témoignent instantanément de son manque d'habitude. Puis une voisine arrive, il se retourne, on embraye sur une scène... Mais cette façon dont on l'a vu laver sa tasse deux ou trois secondes durant est suffisante à nous montrer le chemin parcouru, comme un début de conscience acquise, quelques scènes plus tard, de ce que lui disait Michiyo à un moment où il n’était pas disposé à l’entendre. 

Méditation, ou gestation de Naruse. Dans le vocabulaire législatif, on utilise cette expression extraordinaire d’entrée en vigueur pour désigner le moment où une loi écrite est validée et s’impose alors d’une manière effective dans la société. Lorsque ce qui n'était encore que du texte se met à prendre corps. Je crois qu’on pourrait dire de Naruse qu’il est un cinéaste particulièrement attentif au temps nécessaire à chacun pour qu’une idée nouvelle entre en vigueur dans son espace aménagé. 

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Nuages flottants (1955) 

Voilà un film si harassant que je me suis senti contraint de faire des pauses plus ou moins longues pendant mon visionnage. Si bien que j’ai mis environ 4h à regarder ce long-métrage qui ne dure que 2h. Il faut bien avouer pourtant que c’est un film magnifique et très respectueux vis à vis du spectateur, qu’on ne cherche pas à accabler (Naruse n’est pas Bergman). Mais les personnages, eux, vivent dans un accablement tel, dès le départ et de plus en plus intensément, que les accompagner du début à la fin devient une rude épreuve. 

Le film commence par l’arrivée d’un bateau dans un port japonais, en novembre 1946. Des gens débarquent, ils reviennent d’un exil du temps de la guerre. Ils semblent fatigués, ont un peu froid, sont parfois malades (beaucoup portent des masques). Parmi eux se trouve Yukiko (jouée par l’habituelle naruséenne Hideko Takamine -toujours sublime). Les plans suivant, on la voit marcher dans des rues sinistrés, d’un pas léger qui est le sien (forme de gracieuse timidité) mais déjà un peu alangui. Elle est à la recherche de Tomioka, un homme qu’elle avait rencontré en Indochine quelques années auparavant ; une ardente passion, une promesse de mariage. Elle le retrouve ; il est déjà marié, il se refuse d’abord à elle. Puis un dialogue dans l’ombre, seule à seul, à la lueur du souvenir d’un amour naissant dans la moiteur de Dalat. Un premier baiser qui se transforme par un fondu en nouveau baiser interdit, obscur ; le dernier. 

Les baisers sont si rares chez Naruse… Il y a un amour trop intense et trop plein, sans doute, dans l’idée du baiser. Celui-ci est étrange, il marque le passage du début à la fin. Il est une ellipse, donc un creux, un vide, le contraire même d’un baiser plein. Dans ce temps éclipsé du premier au dernier, l’amour s’est consumé. Puis elle et lui se séparent, se revoient, se séparent à nouveau… Elle souffre de son amour et de lui, de sa lâcheté à lui. Il ne s’engage à rien ; il dit l’aimer, vient la voir, mais se montre distant, et noue aussi une relation avec une autre maîtresse. Pourtant il l’aime vraiment ; on le voit, on le sent. 

Le film est dur parce que chaque moment de bonheur, même bref ou illusoire, est contenu dans une ellipse. Tout ce qu’on voit, toujours, c’est le très court début de quelque chose, puis surtout la langueur étalée d’un monde finissant. Un soir, Yukiko se promène dans les rues, désœuvrée. Un homme l’interpelle en anglais (« Hello ! »), l’accoste, et à peine la joie de la rencontre commence-t-elle à se profiler qu’un fondu la fait disparaître (avant même la réponse de Yukiko) et nous amène au lendemain, quand Tomioka se rend chez elle, dans sa petite bicoque arrangée qui fuit de tous les côtés. Sa visite, bien sûr, ne la rend pas heureuse. Elle voudrait l’oublier. Mais il est là, et lui dit même « tu as l’air heureuse », comme si les quelques décorations coquettes aménageant un peu cet espace de misère étaient un signe de bonheur. Yukiko fait un imperceptible mouvement de tête qui témoigne d’un étonnement discrètement offensé, avant de lui répondre à voix basse « tu crois ? », puis de baisser doucement les yeux. Puis l’anglophone débarque, on apprend qu’il s’appelle Joe et qu’il flirte plus ou moins avec elle. On présume que leur nuit a été au moins un peu réjouissante, mais l’ellipse nous a dispensé de cette joie-là, pour ne nous faire parvenir que le dernier mouvement d’une relation déjà mourante avec ce Joe que l’on ne reverra plus. 

Plus tard encore, le couple se promène le long des rails. Leurs pas sont lourds, ils marchent très lentement. Une musique répétitive les accompagne comme une litanie. Le cinéma de Naruse a quelque chose de particulièrement tactile (les mains sont toujours occupées), et l’on voit ici à quel point chaque geste devient au fil du film de plus en plus pesant. Le corps se vide progressivement de son énergie (même les larmes ne soulagent rien). Vient un moment où tout mouvement semble représenter un effort monumental. Il y a une scène, vers la fin, où Yukiko est assise à une table tandis que Tomioka se trouve complètement avachi dans un chaise à bascule. Elle se relève péniblement en s'appuyant de tout son corps sur le coin du meuble, et lui se lève aussi, non sans difficultés, puis fait trois pas avant de se rasseoir en soufflant au pied de la table basse. 

C’est presque logiquement qu’elle tombe malade ; le corps ne peut plus supporter le poids de la vie et de cet amour veule. A ce moment seulement, Tomioka prend ses responsabilités. Il s’échine à la soigner, fait enfin preuve d’écoute vis à vis de ce qu’elle endure. Ça coïncide avec l'arrivé de ses premiers gestes actifs (découper une pomme, nettoyer un tissu, attraper la lampe à huile…) ; gestes de soin évidemment. Son regain d'attention pour elle est très beau. Je me mets à aimer ce personnage qui me paraissait jusqu’alors si péniblement lâche, tout n’oubliant pas que c'est son inertie qui a provoqué la souffrance de Yukiko jusqu'à ce qu'elle meure à petit feu. 

Elle finit par périr. Il y a ce bref flashback très étonnant, au moment où Tomioka regarde son visage blanchi par la mort : apparaît alors Yukiko virevoltante dans une robe blanche au milieu de la jungle indochinoise. Instant de bonheur reminiscent quand c’est déjà la fin. Puis cette phrase conclusive, étonnante elle aussi : « la vie d'une fleur est éphémère, c'est pourquoi il faut vite l'aimer ».

mardi 19 mai 2020

Deux textes musicaux

CONSERVATOIRE : CE QUI SERT À CONSERVER. 
CONSERVATEUR : CE QUI VISE À ÉVITER TOUT CHANGEMENT.


Reinbert de Leeuw est une sorte de miracle de l'interprétation, un alchimiste du piano. Je ne parviens pas à comprendre comment il est possible de métamorphoser une composition fixe en une telle particularité musicale, en un moment nouveau. 

L'alchimie, c'est ce qui fait sortir d'une chose particulière une chose nouvelle. Il s'agit de formation, d'un nouveau, teinté d'ex nihilo. Car on fait sortir d'une chose particulière quelque chose qui lui est étranger. La relation qui sépare le matériel primitif de sa création relève presque du néant et le gouffre qui intervient entre ces deux relations, c'est l'alchimie. Ce qui fait qu'un corps, sorti d'un autre n'est pas deux fois ce même corps dans la nature, c'est un acte alchimique. La chimie, elle, ce sont les processus descriptifs du changement. On note qu'une chose change, qu'une chose se meut. On ne note finalement rien, car on ne fait rien. 

S'il faut appréhender l'interprétation musicale, il ne faut l'interpréter qu'en tant qu'acte créatif, en tant que transformation. Longtemps la musique savante a voulu s'attacher à la vérité d'une composition, à s'attacher au génie compositionnel des musiciens. Ils ne font que se soumettre. Il y a une forme de réactionnisme à tout à cela. On cherche à retrouver une pseudo forme originelle, mais la musique est toujours instantanée. Elle doit évoluer, changer, comme tout événement naturel est changeant.

Reinbert de Leeuw fait de la métamorphose. Oubliez toutes gymnopédies, toutes gnosiennes que vous avez entendues au cours de votre existence : ici tout est renouvellement. On pense à Bresson, les Notes sur le cinématographe. On peut comprendre que Bresson parlait en tant que véritable alchimiste de l'art. Tout ce qu'il y disait prônait la transformation. Tout est changeant et tout doit changer, éternellement. Ce sont les rouages de tout phénomènes, la seule force qui anime chaque anima. Satie est dans la vision commune un espèce de Dadaïste raffiné, oscillant entre tristesse et joie, entre amusement et sérieux. Finalement ce dadaïsme avant l'heure s'est transformé en convention. Il est devenu un poncif et une institution. "Ne changez pas Satie ! Soyez fidèle à lui." Mais, lui, qui ? Institutionnalisez sa musique si vous le voulez, ce qu'il a fourni n'implique qu'une chose : l'audace. N'hésitez plus à enfreindre les règles. Bafouez les. Et bafouez même toute la réputation de Satie en passant. Ce que vous vénérez de lui, sa musique ne souhaite qu'une chose : le profaner. Satie est l'éternel sacripant, qui se moque de vous et de vos beaux pianos, de vos beaux costumes et conservatoires. Il est là pour détruire, en finir avec la bourgeoisie.

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 SENTIMENTS DIRECTS D'UN CONCERT BRUITISTE FICTIF 
 Arca pour le concert Mutant;Faith (décembre 2019) 

Mon corps sur une scène, parmi la décharge de bruits que je provoque. Frêle et dansant une danse qui n'a aucune loi, éperdue d'affects en tout genre. Je ne vois rien. Je ne regarde rien de mes yeux. Ils seront fermés. J'oublierai alors les autres, car ce n'est que là que je pourrai me dévoiler. Et je serai belle sur mes talons d'où je vacillerai de douleur. Le son ne sera pas seul à éprouver la saturation, toutes mes fibres le seront. Mes pauvres muscles, je les mettrai à bout. Non pour exprimer la puissance mais précisément leur fragilité. De douleur je serai, en pleine suffocation, peinant à respirer. Mais j'irai jusqu'à la fin du sentiment. Le moindre mouvement de mon corps deviendra son. Ce micro que j'aurai dans les mains, son larsen déplacé dans l'espace prouvera mon existence. Sans quoi ces changements sonores ne sauraient exister. Et le larsen du micro, sera alors artificiellement le mouvement intérieur de mes mains. En criant, je rentrerai à l'intérieur de lui. Chaque son, nuance de ma voix seront cependant indirects. Ce que vous entendrez ne sera que l'artifice de ma voix. En effet, je me tiendrai toujours seule. Il y aura une distance entre les flux de mon être et la technique que j'emploie pour le rendre visible. Et mon être n'est pas non plus stable. Il s'y perd entre une infinité de mouvements, comme une vague fluctuante. Il est fait d'une infinité de parties d'une même chose. Le microcosme s'entend à perte de vue. Le macrocosme enferme. Il limite et délimite les choses.

vendredi 3 avril 2020

Texte et confinement

C’est enfin le bon moment pour recommencer à écrire. Je me suis beaucoup projeté, hier soir, sur ces deux premières semaines de confinement et sur tout ce qu’elles avaient permis d’ouvrir pour moi, en termes d’envies, de désirs, de relations, d’idées, d’enjambements… Sans m’amener vers un ailleurs radical, sans transformer mon quotidien du tout au tout, elles m’ont au contraire incité à me recentrer sur moi et à ne plus quitter des yeux ce petit monde en colocation qui m’entoure depuis septembre ; monde qu’il devient passionnant d’explorer chaque jour.

Nous vivons à neuf dans un espace commun regroupant nos deux appartements, puisque nous passons tout notre temps ensemble. Il y a Nejma, Romain, Salim, Orane et Caro, et il y a trois amis de Salim : Mouad, Matthieu et Francis. Et puis il y a tous ceux avec qui je discute sur les réseaux sociaux : une conversation commune avec la famille, une autre avec les amis du lycée, une avec les amis de la fac, une pour partager nos cours, une pour discuter de films et de projets, une pour s’envoyer des blagues, et j’en passe. Si nous ne nous voyons pas toujours en journée, nous nous réunissons au moins tous les soirs avec les colocataires aux alentours de dix-neuf heures pour faire la fête, sur la terrasse quand il faisait beau les premiers jours et maintenant dans la cuisine, au chaud. Il nous arrive parfois de rester ensemble jusque tard dans la nuit, parce que ces moments semblent précieux à tout le monde.

Quand je suis seul, j’essaie du mieux que je peux de varier les activités : je dessine beaucoup, je vois des films, je lis un peu (j’ai commencé la Bible), je prépare mes dossiers pour les cours. Hier j’ai passé un long moment à écouter de la musique vers trois heures du matin, allongé dans mon lit, dans le noir, les yeux fermés, ça m’avait manqué. Je suis aussi en train de faire un court-métrage d’un peu moins de dix minutes sur les mains : il s’agit pour moi d’une façon de continuer à faire malgré la situation et de me reconnecter à ce que nous avions déjà réussi à filmer en début d’année – les mains de manifestants – lors d’une période tout aussi compliquée.

Durant cette deuxième semaine, les effets du confinement sur nos relations ont commencé à se ressentir : les émotions se délient, on commence à se confier, on raconte ce qu’on voit, comment on vit les choses et comment on les a vécues. L’autre jour il y a eu des larmes. Il ne s’agit pas tant d’effacer toute pudeur entre nous, mais au contraire de la mettre sur la table, de la dévoiler en tant que pudeur autour d’un verre. Je crois que la question qui se pose est celle du pourquoi de nos secrets, du pourquoi de notre confiance, du pourquoi de nos sentiments, du pourquoi, pourquoi, pourquoi… On ne cherche pas de réponse, les uns parlent, les autres écoutent et c’est déjà là, c’est tout ce qu’il faut.


Même si nous apprécions notre vie commune, même si nous reconnaissons tous les qualités de la situation, même si nous partageons souvent de la joie, je crois qu’il reste assez difficile de vivre le confinement. Certains boivent et fument plus que d’habitude, d’autres ruminent en silence sur leurs projets annulés et sur l’argent perdu avec eux, d’autres encore semblent ressentir directement et avec une immense brutalité un profond sentiment de deuil, comptant toutes les morts, le regard fixé sur l’enchaînement d’informations chiffrées défilant sur le téléphone. On s’inquiète, on prédit, on appréhende.

De mon côté tout va bien. J’ai remarqué que je me sentais assez peu concerné par le cinéma ces temps-ci, ou que j’avais beaucoup de mal, depuis plusieurs mois, à discuter ou même à réfléchir à des films, à me projeter en eux. J’ai grand besoin de faire tourner les choses autour de mon environnement physique, comme si j’avais envie de ne voir dans les films que ce qui m’arrive, à moi, en ce-moment. Je veux m’intéresser aux manifestations politiques concrètes, dans la rue ou chez moi, même dans ce qu’elles ont de plaisir brut et éphémère, sans avoir à les décrire ni à les expliquer. Ce besoin passe par ce qui pourrait s’appeler un désir documentaire, ou une façon de m’intéresser à ce qui, dans mon vécu, fait événement. Je me sens d’ailleurs très proche des films de Abel Ferrara – que ce soit 4h44, Tommaso ou The Addiction vu récemment –, cinéaste considérant toute sonorité dans sa réalité documentaire ou montrant la façon dont la perception d’un individu, dans tout ce qu’elle a de désirs et d’imagination, façonne la réalité du monde.

Inspiré par Tommaso, j’ai d’ailleurs pensé à un film qu’il pourrait être amusant de faire plus tard. Ce serait l’histoire d’un jeune homme qui, parce qu’il est fou amoureux d’une fille qui semble se jouer de lui, se retrouve par miracle doté du pouvoir de télépathie lui permettant de percer le secret de ses pensées. Le voilà qui découvre peu à peu son don et tout ce qu’il permet de jeu et de fascination pour l’autre : lorsqu’il concentre son regard sur un individu, les pensées intérieures de sa victime lui parviennent sous forme de mots que le garçon prend plaisir à écouter et à utiliser comme autant de mystères du monde découverts par un explorateur. Bientôt le don du garçon se transforme, son champ de possibilités se retrouve plus ouvert encore : il réalise que les pensées du monde n’existent pas seulement en mots, mais aussi en images. Il commence à percevoir ce que s’imaginent les gens autour de lui, ceux qui rêvent de s’embrasser, ceux qui se voient riches, ceux qui se voient parfaits, ceux qui voient le monde brûler. Confiant le secret de son pouvoir à ses proches, le garçon en parle également à la fille qu’il aime ; alors la fille, partageant sa fascination, lui demande ce qu’elle voit, et le garçon les voit tous deux s’embrasser, alors il l’embrasse. Mais le jeu atteint vite ses limites : l’homme au don divin, par saturation, est pris de troubles de l’attention et se retrouve incapable de concentrer son regard sur des corps fixes. Tout bouge sans cesse, ce serait comme à la télévision, et voilà que toutes les images du monde autour de lui finissent par se substituer à sa propre perception. Sa réalité deviendrait la multitude de peurs et de désirs qui constituent les pensées des autres, et ses propres songes deviendraient ceux du monde entier, concentrés en un être unique. Telle serait l’histoire ; elle n’a pas encore de fin, mais je doute que le garçon puisse y survivre.

À ce conte s’accompagne une autre idée qui m’était venue au lycée, similaire mais précise dans ses différences, tournant une nouvelle fois autour d’un personnage que l’on pourrait qualifier de « super ». L’action se déroulerait dans un monde dans lequel, du jour au lendemain, tous les jeunes d’entre seize et dix-neuf ans se retrouveraient dotés de pouvoirs surnaturels : lévitation, force surhumaine, invisibilité, et tout ce que l’on peut imaginer de déjà-vu sur ce point. Les sociétés se retrouveraient bouleversées, contraintes de s’adapter au renouveau des hommes ; quant aux individus, beaucoup s’amuseraient, d’autres jalouseraient, presque tous souffriraient. Beaucoup de jeunes deviendraient meurtriers, pour les autres ou pour eux-mêmes, incapables de maîtriser leurs dons. Le protagoniste se retrouverait quant à lui capable de démultiplier son propre corps et d’être ainsi présent charnellement et sensiblement à plusieurs lieux à la fois. Tout le travail consisterait alors pour lui à faire coexister ses sens et ses pensées entre ses différents corps. Le problème serait encore celui des perceptions : comment des images multiples apparues simultanément à nos sens peuvent-elles cohabiter ? ou plutôt, comment peut-on éprouver une telle cohabitation, c’est-à-dire à quel point un tel effort est-il physiquement difficile à supporter pour l’individu ?

En écrivant, je réalise qu’on retrouve cet effort dans La bête lumineuse, film magnifique sur lequel je dois écrire un dossier pour les cours. Des citadins québecois partent chasser l’orignal en forêt, et l’un d’eux, poète marginal qui accompagne ses amis pour la première fois, projette dans cette expédition ses propres désirs (de rencontre avec la nature, de communion avec l’animal, de retrouvailles avec un ami d’enfance…) et se retrouve confronté à la difficulté d’éprouver physiquement de tels désirs dans un environnement où tout, même son propre corps, tend à les faire taire. On le retrouve ainsi en train de vomir face à un lapin mort, de se reposer contre un arbre car n’ayant pas la force de marcher pendant des heures, ou d’être moqué sans cesse par ses camarades ne prenant pas au sérieux une telle façon d’être.

C’est ce qu’on voit aussi dans The Addiction de Ferrara. Le personnage de Kathy, transformé en vampire et dévorant toute chose sur son passage, finit par en mourir, incapable de vivre ou de faire l’expérience d’une telle métamorphose : ce qui tue le vampire, ce n’est pas l’ennui de l’immortel, ni la marginalisation, mais le simple fait de se retrouver, par désir, à boire du sang humain jusqu’à saturation, le corps de la jeune femme étant incapable de supporter physiquement une telle transformation. C’est the addiction qui tue, c’est-à-dire la saturation ou le trop-plein de substances charnelles dont elle s’abreuve, et par là c’est le désir-même, et toutes les images que l’on projette par lui, qui deviennent meurtrier.


En cette période de confinement, rien ne me semble plus actuel que cette difficulté à se projeter dans son propre corps et dans son environnement. Il s’agit, pour beaucoup, de faire l’épreuve de l’isolement et, par cet isolement, d’éprouver notre absence du lieu sur lequel se déroule ce qu’on appelle l’actualité nationale ou mondiale. Autrement dit, « rester chez nous » signifie ne pas être sur le lieu où se trouve le danger, c’est-à-dire dans la rue, dans les hôpitaux… Ce qui nous est donc demandé (puisque nous ne pouvons, pour notre santé, être présents face au virus), c’est de cultiver cette absence et de garder du virus une image rêvée ou fantasmée, car l’idéal pour tout le monde est que nous ne le rencontrions jamais. De là naissent, je crois, les désirs documentaires de beaucoup de gens : on crée depuis chez soi (des musiques, des dessins, des films), encore plus que d’habitude pour certains, puis on partage les objets créés au monde grâce aux réseaux sociaux, et on répond ainsi à un besoin non seulement de participer à l’actualité là où tout nous empêche d’y être, mais également de nous ancrer dans le monde là où, incapables de sortir de chez nous, seules nous restent apparemment l’imagination et la fiction pour nous projeter en lui.

J’écris « apparemment » car cette déconnexion du monde n’est elle-même, bien sûr, qu’une image : d’abord le monde est réel même virtuellement ; ensuite nous gardons notre corps, nous gardons nos sens, nous gardons un environnement physique, nous continuons d’exister, tout continue de vivre autour de nous, alors toute déconnexion à la terre ne peut être qu’une illusion. Illusion vraie, illusion nécessaire pour certains, mais illusion tout de même, comme celle, tenace, qui nous procure le sentiment qu’en manifestant ainsi notre présence sur les réseaux sociaux, nous participons d’une certaine façon à une Histoire en train de s’écrire, celle d’un événement mondial hors du commun, une première pour beaucoup, sur lequel il s’agit de témoigner ou, plus encore que de créer du documentaire, il faut se faire document, c’est-à-dire livrer son propre geste comme archive par désir d’utilité publique. Illusion ou fiction pour laquelle nous aurions tous un rôle.


Je disais plus tôt que j’ai commencé à lire la Bible. J’ai adoré le passage durant lequel Jacob, rentrant sur sa terre natale après des années d’absence, craint de retrouver son frère Ésaü dont il s’est moqué quand ils étaient plus jeunes. Il commence par lui envoyer plusieurs troupeaux de bête en se disant que cela permettrait de signifier toute la honte qui le ronge ; mais viendra bien le moment où il devra se présenter lui-même. La veille de la rencontre, il se met en route avec ses femmes et ses enfants puis, se retrouvant seul après les avoir faits traverser un torrent, il fait soudain face à une silhouette qu’il affronte toute la nuit durant, au corps à corps, comme une incessante poursuite. L’aurore venue, la silhouette bénit Jacob et le nomme Israël, alors Jacob lui demande « Révèle-moi ton nom, je t’en prie », et la silhouette lui répond « Et pourquoi me demandes-tu mon nom ? », et Jacob est béni. Il reprend sa route, rencontre son frère Ésaü. Ésaü le prend dans ses bras, se jette à son cou et l’embrasse en pleurant.

La beauté de cette scène, en dehors du geste de l’homme se confrontant charnellement à ses propres désirs, tient aussi au fait qu’à la rencontre de cette silhouette nocturne, Jacob (et le lecteur) reconnaît Dieu en l’étranger, et Dieu, par sa bénédiction, se reconnaît en Jacob. Avant d’y avoir bénédiction il y a donc reconnaissance, et avant d’y avoir reconnaissance il y a confrontation à l’image de l’autre et à tout ce que cette image nous projette de nous-mêmes : ici de honte, de peur et finalement, bien sûr, de grandeur. Rencontrer l’autre c’est donc avant tout se confronter à la façon dont l’autre réfléchit notre propre image, c’est se reconnaître dans l’autre. Cela se joue au face à face, par exemple lorsqu’un inconnu nous regarde dans la rue et que des doutes nous submergent sur notre manière d’apparaître à lui ; mais je crois qu’on peut aussi l’appliquer à la façon dont, face à une menace trop grande pour nous (un virus), on décide de se recentrer sur soi-même et, de la même manière, on prend enfin le temps de regarder autour de nous, de voir des problèmes qu’on ne voyait pas avant, problèmes sociaux, problèmes économiques, problèmes environnementaux, problèmes personnels…

C’est ce qu’on voit dans 4:44 Last Day on Earth, le dernier Ferrara dont il fallait parler, film ultime du confinement : alors que la fin du monde a été annoncée à une heure précise dans le monde entier, un couple vit sa dernière journée dans son appartement à Manhattan. Ce qu’il y est montré, c’est que le confinement et l’image d’une menace surhumaine, aussi fictionnelle soit-elle, nous poussent à éprouver la difficulté d’exister seul dans un environnement et ainsi de nous reconnaître en lui, dans tout ce que nous avons de commun et de différent. On regarde les murs, on range, on dépoussière, on peint, on regarde des vidéos, on écoute le vent, on prend le temps de parler et d’écouter, même si ça se fait par visioconférence, on regarde par sa fenêtre, on applaudit à vingt heures, on pense beaucoup, on prête attention à ses propres besoins, on craint les addictions, on ressent le manque et on le comble avec ce qu’on a autour de soi. On commence à découvrir l’autre dans ses peurs, ses désirs, ses émotions, ses inquiétudes, ses contradictions toutes individuelles, et on oublie toute idéologie, toute position arrêtée, qui ne vibrent plus que par des sentiments de trouble et d’incertitude qui se rompent et se renouent sans cesse, bien plus profonds que n’importe quelle idée fixe.