lundi 17 juin 2019

Le premier numéro de Trafic

La première difficulté pour celui qui souhaite lire le premier numéro de Trafic, c’est d’abord de l’obtenir : il est impossible à acheter, si ce n’est d’occasion, à des prix très élevés (internet) ou très bas (marché aux puces – si on a la chance de tomber dessus !). Certaines bibliothèques l’ont, mais pas toutes, finalement assez peu ; sans doute est-il souvent volé. Aucune copie numérique complète ne semble exister (en tout cas, je ne suis pas tombé dessus). On m’a donc prêté ce numéro, et je remercie[1] son propriétaire de m’avoir laissé transporter ce petit objet dans un sac bien rempli pendant plusieurs semaines. 


Avoir l’objet dans les mains, donc. Difficile. On peut le décrire : 141 pages, l’inoubliable papier kraft, un grand « TRAFIC », des noms, des titres, une date, un éditeur, bien sûr un immense « 1 », et sur la couverture, une photo de famille de Rossellini, comme une évidence de connaisseurs (« nous savons tous pourquoi il est là »). Au dos, une étiquette effacée, un prix illisible, une date approximative (« 03/92 »), et bien sûr « FLAMMARION ». La couverture kraft est cornée, mais l’encre noire est bien nette. En bas de chaque page, une bande noire, qui se laisse voir quand la revue est fermée. On tourne la première page : des vers d’Ezra Pound, et un prix barré puis remplacé. 3€, et non, 1€50. Ça doit être l’inflation. Des euros, donc : ça, c’est bien lisible. Je lis ce numéro à des milliers de kilomètres de la France, au Québec, mais il fût bien acheté en Europe. 

L’objet a quelque chose de solennel, je crois. Il me semble plus grand (plus haut et plus large) que les autres numéros de la revue que j’ai tenu dans mes mains : est-ce parce que ce « 1 » fondateur m’intimide et fait de cet objet voulu trivial (répétons-nous en citant Daney : « pour tout emballage, un simple papier kraft ») une relique sacrée ? En tout cas, ce numéro semble moins épais que les autres numéros que j’ai pu consulter : est-ce parce que je l’ai dévoré en quelques jours, dans l’espoir naïf d’y découvrir une vérité que l’on m’avait cachée, une réponse magique à une énigme cinéphile qui m’a maladroitement et inutilement été transmise, comme une erreur de destinataire qu’enfin je pourrais résoudre ? Relique, énigme, réponse, et la délicieuse déception qui s’ensuit : c’est ce dont je voudrais parler, car c’est l’effet que m’ont fait ces pages publiées il y a presque 30 ans. 


Je l’ai lu en entier, même les textes qui ne m’intéressaient franchement pas, même ceux auxquels je ne comprends toujours rien (le jargon de Schefer). Je ne suis pas lecteur, et je ne sais pas comment j’ai pu lire ces 144 pages en quelques jours ; c’est toujours comme ça, les obsessions. J’ai parfois été très surpris par la beauté d’articles dont je n’avais a priori pas grand-chose à faire : le texte de Sylvie Pierre sur la peinture, en particulier. Je remarque aussi comme ces textes commencent à dater. Ils sont pleins de références dont plus personne ne parle, ou qui ne parlent plus à personne : Gance, Pelechian… D’ailleurs, les amours de ce numéro vieillissent plus que les haines (quoique les œuvres télévisuelles de Rossellini – que je n’ai pas vues – reviennent en force depuis quelques temps). Et puis disons-le : la grande attraction de ce numéro, ce qui pousse quelqu’un comme moi à le lire, c’est ce texte inaugural de Serge Daney, « Journal de l’an passé ». 

Ce texte aussi est traversé par des références étranges et datées : Wenders et Carax, que Daney associe. Aujourd’hui, chez les cinéphiles, on prétend que leur question est dépassée, mais en réalité le rejet me semble toujours vif, avec un anti-snobisme très snob, du genre « ah non pas de ça chez moi ». Je suis le premier à lâcher un petit crachat sur Carax (plus que sur Wenders, d’ailleurs) à l’occasion, mais le faut-il vraiment ? Peut-être que ces deux cinéastes gênent aussi parce qu’ils poussent la posture critique dans ses retranchements et ses contradictions. Une enquête est à faire (elle serait sans doute vite close). Daney, sans cacher ses réserves, se modère, pose des questions. D’ailleurs, il les compare, les met ensemble : les cinéphiles d’aujourd’hui les regroupent aussi, ils sont dans la même mauvaise case, le cinéma filmé. Le texte de Daney est globalement passionnant, très beau (« elle est unique, alors qu’ils ne sont qu’immortels »), parfois très drôle (« Ce qui est beau dans le nœud, c’est que ça prend deux secondes à dénouer, que ça ne laisse pas de traces et que ça sert à s’évader »), et on aime imaginer Daney, au fond d’un fauteuil, se dire « mais pourquoi ? » devant TF1, alors qu’il connaît déjà la réponse, il aime juste bavarder. 


Les mots qui ouvrent son texte, sur les « questions que l’on pensait ne plus devoir se poser » (je cite de mémoire), hantent aussi ce numéro. Plusieurs fois, en lisant plusieurs textes, je repensais à cette question : le cinéma est-il un art ? C’est une question refoulée, on aimerait ne plus avoir à se la poser. C’est une question qui m’a occupé plus jeune, une question d’adolescent, qui s’est posée quand je découvrais le cinéma, avec tous les malentendus et les bêtises que cela implique. La question est en effet sans intérêt, ou plutôt la réponse est sans importance. Et pourtant je crois que cette question est au centre de ce numéro, et que les réponses se partagent entre celles et ceux qui disent « c’est bel et bien un art » et les autres qui souhaiteraient que ce ne soit pas le cas. D’ailleurs, l’un des sujets privilégiés de ce numéro est à mon grand étonnement la peinture, comme si on pouvait au moins se raccrocher à celle-ci… Peut-être que cela s’explique par l’actualité, car La Belle Noiseuse de Rivette et le Cézanne de Straub et Huillet sont parmi les films les plus cités ! Je m’amuse de cette proximité de sortie. 


Je partage l’avis de Daney sur les films de François Truffaut : ses films mineurs sont ses plus grands. Il pense à deux films que j’ai vu au Québec : L’amour en fuite, vu dans une salle de cinéma pleine et très émue (j’imagine que les petits vieux de la cinémathèque l’avaient vu à sa sortie en salle il y a 40 ans), et La chambre verte, vu la même soirée dans le confort de mon appartement. Deux grands films, très romanesques, maladroits, à la frontière du mauvais goût (en particulier L’amour en fuite), mais qui frôlent ce que j’imagine être un cinéma pur, c’est-à-dire justement le plus impur, laid, enfin le plus marqué par le reste du monde qui s’y est infiltré avec violence. 

Mais Daney ajoute autre chose, ce sur quoi je le rejoins aussi – je redouble même son propos. Parlant du jeu de Truffaut dans La chambre verte, Daney parle de sa voix, « blanche, un peu trop haute, inoubliable », et ajoute ces mots auxquels je pense très souvent : « je crois qu’elle nous manque ». Et en effet, je repense sans cesse à la voix de Truffaut, sa voix seule, sans même me rappeler de ce qu’elle peut bien dire (en fait, quand je pense à une déclaration de Truffaut, je pense plutôt à cette phrase qui me fait tellement rire, dans une interview sur le personnage d’Antoine Doinel, où il dit « il est un peu anachronique, puisqu’il est un peu XIXè siècle »). Mais quand je repense à ces mots de Daney, j’entends aussi sa voix, la sienne, comme si je l’entendais en lisant ce qu’il a écrit. Il disait, au moment où Trafic commençait (et donc, comme cela fût souvent répété, au moment où il savait qu’il lui restait peu de temps à vivre) que la revue venait prolonger une tradition orale cinéphilique : rien d’étonnant, donc. Mais là où je veux en venir, c’est que ce « je crois que sa voix nous manque » prend comme un double sens pour moi, qui aime tellement entendre la voix grave, la voix de fumeur, la voix inarrêtable de Daney, qui communique ses théories délirantes (les « chromo-croutes » dont il parle dans le film de Maria Koleva), ses souvenirs émus (son enfance, le cinéma de quartier, dont il a parlé maintes fois). Moi, c’est la voix de Daney qui me manque – et qui, je crois, nous manque. 


Ces textes sont tristes. Ils sont souvent déçus, ce sont des récits d’échecs, personnels ou collectifs. L’ombre de Godard plane, donc, puisqu’il est le cinéaste de la déception et de l’échec. Et elle ne fait pas que planer : « La paroisse morte », un petit poème, apparait plusieurs fois dans le numéro, aux détours des pages... On parle de la mort (Raymond Bellour), on a honte de ce que l’on pense (Sylvie Pierre), on revient sur ses naïvetés (Jean-Claude Biette). Je repense à l’entretien entre Daney et Biette dans l’émission Microfilms, où ils rient ensemble d’être « passés du communisme à l’anticommunisme ». Force est de constater que la révolution est loin, et que le temps est à l’humilité, au simple papier kraft et à l’entre-soi forcé. On me trouvera peut-être pessimiste, mais je crois qu’aucun participant à ce numéro n’est dupe : quelque chose s’est brisé, et ce n’est pas eux qui le répareront. 

Mais alors, qui le fera ? Je me suis amusé, dans une lettre publiée ici même, de l’intérêt des jeunes cinéphiles pour les vieux textes de la critique (confirmée par la lecture des Textes critiques de Jacques Rivette publiés l’année dernière, sur laquelle plusieurs se sont jetés – moi y compris). En effet nous lisions Daney, Biette, leurs prédécesseurs, disons depuis Bazin. Critiques, écrivains de cinéma. Je dis « nous » comme j’utilisais « nous » plus haut, mais je n’ose pas plus le définir… Trop de pudeur et d’angoisse. Mais il y a bien un nous, des jeunes et moins jeunes cinéphiles qui cherchent (avec une loupe, ou bien un marteau) quelque chose chez ces auteurs, des confirmations ou d’autres questionnements. Où ces textes existent-ils aujourd’hui ? Chez qui les trouve-t-on ? Sur internet, peut-être ? Nul doute que Débordements est la seule revue de cinéma qui ait de la valeur (avec peut-être Critikat, même si j’ai beaucoup de doutes). On me répondra que sur internet, le pire côtoie le meilleur ; dans les revues aussi. 


Je pense que personne ne résoudra son énigme en lisant ce numéro, au fond centré sur soi, refoulant page après page l’idée de grand bilan du cinéma. On tente d’y parler d’un seul moment du cinéma, celui où on écrit ; c’est peut-être d’ailleurs ça la grande idée de Trafic. Les cinéphiles, dont je ne sais pas bien si je fais partie ou non, sont toujours coincés dans le manque d’innocence, dans les tics de l’œil et dans l’auteurisme maladif, ils sont toujours coupables de quelque chose (ça ne sert à rien de lutter contre, ou alors il ne faut faire que ça ; Skorecki). Daney le dit bien : la cinéphilie, ce n’est pas que cette perversité trop facile à nier, ça peut aussi être l’écriture, ou bien la parole (en fait le mélange des deux) c’est-à-dire non seulement aimer les films, mais aimer en parler, aimer écrire dessus. Lisant le premier numéro de Trafic, j’ai moi-même envie d’écrire un peu : j’ai d’abord écrit sur cette écriture. 

Mais ces écrivains de cinéma, je comprends aussi leur amertume, car le rapport que le cinéma entretient à la mort pourrit forcément la pensée. Sur internet, les gens parlent « des cinéphiles » comme de connards prétentieux adorant Tarkovski. C’est faux : ils sont bien prétentieux, mais seulement entre eux, et en silence, ou en hurlant dans des crises de folie. Les cinéphiles aiment parler de cinéma, mais pas avec ceux qu’ils excluent. Mais encore une fois, est ce que c’est bien vrai ? Non, encore une fois je simplifie, je théorise outrancièrement. Je crois que le jeu de langage nous aidera mieux que quoi que ce soit d’autre : les cinéphiles sont ceux qu’on appelle comme ça, les disputes ne servent à rien. Les cinéphiles ne sont rien de plus que ceux qu’on qualifie ainsi, rien de plus, rien de moins, et l’un n’est pas plus authentique que l’autre. Les cinéphiles, ils font ce qu’ils veulent. Pas de sophisme ici. 

Alors, avec Trafic dans les mains, qu’est ce que je peux dire ? Que je repense à un photogramme d’un film de Werner Herzog, cinéaste qu’il est de bon goût de critiquer avec ardeur, un photogramme que j’avais capturé par hasard mais auquel je pense très souvent : dans The White Diamond, un scientifique passionné de dirigeables raconte la mort d’un ami, tragédie dont il se sent responsable, et déclare « Je n’ai jamais pu trouver de réponse » tandis que Herzog coupe vers le fleuve qui coule. 






[1] Mais dois-je vraiment le remercier ? Je ne dis pas ça pour heurter ledit propriétaire (André Habib, pour ne pas le citer), mais peut-être qu’entre « nous », entre ces « nous » dont je vais parler un peu plus tard, prêter un numéro de Trafic, cela relève du bon sens, quasiment de l’obligation. Si je dois le remercier, c’est plutôt pour m’avoir inclus dans cette obligation, et donc parmi les siens, et donc parmi les nôtres ; « vrais reconnaissent vrais ».

mercredi 12 juin 2019

Question posée à tous (2)

Paul : J'aimerais savoir quelles sont vos pratiques de revisionnage. Est-ce que vous revoyez les films ou non ? Intensément ou très rarement, pour une poignée de films de chevet ou pas mal de films. Qu'est-ce que ça implique pour vous de revoir les films ou au contraire pourquoi ne pas le faire, qu'est-ce que vous cherchez dans un revisionnage ? Revisionnage complet ou séquences, ou plans ? Tout ce qui tourne autour de cette question en fait.


Melaine : Pour ma part je revois des films de temps en temps. De plus en plus fréquemment, puisqu’il y a de plus en plus de films que j’ai déjà vus, et aussi parce que le temps passe et que mon souvenir de certains films aimés s’estompe, si bien que j’éprouve le désir de les revoir. Cela-dit, je crois que voir et revoir un film ne se limite pas au moment où on le regarde et l’écoute devant notre écran. C’est un travail qui se fait sur la durée, avant et après le visionnage. On ne cesse de voir et revoir les films. Je ne me suis pas déplacé en salle pour le dernier film de Gaspar Noé, mais je crois l’avoir un peu vu. Rien que dire « le dernier film de Gaspar Noé » plutôt que Climax, c’est déjà le témoignage d’une certaine façon de le voir. Et puis les bandes annonces, les affiches, le titre, les différents retours… Tout ça me l’a partiellement montré (ça m’a suffit, d’ailleurs). Récemment j’ai revu Collateral en salle, trois ou quatre ans après l’avoir découvert, et ça a été l’occasion d’une certaine mise au point, ce qu’on appelle une redécouverte. Si cette redécouverte était nécessaire, ce n’est pas parce que je ne l’avais pas aimé la première fois, mais bien parce que du temps a passé depuis, j’ai changé, et ma perception du film a changé avec moi. C’est bien que j’ai continué à voir le film, au travers de souvenirs, de discussions, de lectures, etc. 

Il y a un exemple très marquant pour moi, c’est celui de Paterson, de Jim Jarmusch. C’est un film que j’ai vu à sa sortie, fin 2016, et que j’ai plutôt rejeté alors. Sauf que, très vite, j’ai été confronté à tout un tas d’arguments très convaincants qui m’ont montré des choses que je n’avais pas vues du tout au cinéma. Mes souvenirs du film étant encore très vifs, j’y ai vu alors toutes ces belles choses, et ai découvert le film sous un tout nouveau jour, sans même avoir senti le besoin de me prêter au jeu du revisionnage. Aujourd’hui, je ne l’ai toujours pas revu -au sens commun-, mais c’est un film que je tiens en haute estime. J’ai fait l’expérience de sa beauté par voies détournées, découvrant le film en confrontant mes souvenirs aux souvenirs des autres. A l’inverse, il y a énormément d’œuvres que j’aimais avant et que je déteste aujourd’hui, sans les avoir revisionnées. La découverte de Mommy en salle en 2014 a été l’un des événements déclencheurs de mon intérêt pour le cinéma. Je l’ai revu deux fois en 2015, j’adorais ce film. Maintenant, je sais que je ne le supporte plus. Je m’en doutais depuis quelques temps déjà, mais je suis quand même allé voir Ma vie avec John F. Donovan, le dernier film de Dolan, pour mettre au clair ma relation avec son cinéma. J’ai trouvé ça abominable. Il est possible, bien sûr, qu’un réalisateur fasse un bon film puis un mauvais, c’est même plus fréquemment le cas que ce que veulent nous faire croire les partisans de la politique des auteurs -qui sont encore nombreux-, mais dans le cas présent ce qu’il y a de hideux dans Ma vie avec John F. Donovan était déjà là, tout aussi hideusement, dans Mommy. En voyant le premier, je revoyais donc le second. 

Je crois que se souvenir, oublier, imaginer… font partie intégrante du voir. Et ça concerne tous les films, tout le cinéma. Même au moment de regarder une séquence au beau milieu d’un film, la précédente est déjà un souvenir en train d’être oublié. Le nier, c’est nier le temps qui passe, nier le cinéma. On revoit sans cesse des films, des séquences, on refait le cinéma, et du même coup on refait le monde. Tout ça, ça ne s’arrête pas, ça ne se quantifie pas. Sur des outils comme Senscritique, j’aime bien mettre « revu », ou « + 1 », ou « - 1 »… Mais tout ça c’est du vent, c’est juste pour s’amuser, par défi contre le temps. Et je finis toujours par perdre, évidemment. Heureusement. On me dit « tu as baissé ta note à tel film sans le revoir ! », et je réponds « si, je l’ai revu, je le revois tous les jours. Et si j’étais un peu sérieux dans mon petit jeu, je changerais de notes vingt ou trente fois par jours ! ». Du reste voir et regarder ce n’est pas tout à fait pareil, dans voir il y a l’idée du témoignage. Je l’entends comme faire l’expérience de quelque chose par la vue, tandis que regarder, on peut faire ça des heures sans ne rien voir. Pour moi, regarder est un chemin possible vers le voir, mais on peut voir sans regarder. Je repense -et je conclurai là-dessus- à la fameuse réponse que donne Djibril Diop Mambéty à chaque fois qu’on lui demande comment faire un film : il faut fermer les yeux, mais les fermer très très très fort… Alors on voit des éclats de lumière dans le noir. La lumière se précise, la vie se crée… Puis on ouvre les yeux, et c’est le cinéma. 


Michaël : J’ai l’impression que la plupart des gens n’aiment pas beaucoup revoir des films. On a vu telle chose, donc on en a fini avec elle, qu’on s’en souvienne bien ou non, peu importe, on était là pour y assister, n’est-ce pas ? Comme un correcteur lassé, un sobre signataire qui ne dit pas son enthousiasme ou son apathie, on applique la mention « vu », forte de son caractère indéniable. J’ai spontanément tendance à partager ce point de vue. Autre chose à faire, autre chose à voir, toujours autre chose… grand vice cinéphile, qui préfère l’avoir-vu au voir. Pourtant, et peut-être même à cause de cette petite paresse, j’éprouve toujours une petite joie lorsque je constate, en regardant un film qui me plaît beaucoup, que je viens d’en louper un passage (par endormissement ou par simple inattention), promesse de la nécessité d’une seconde vision, ou plutôt prétexte idéal. Je me dis que ça fera des surprises pour la prochaine fois, qui sera forcément encore meilleure. Et je jubile dans le mystère de ce fragment loupé, j’y repense et l’imagine régulièrement, manifestant ainsi une autre manie de film buff, le besoin d’avoir saisi le film dans son entier, qu’on pourrait reparcourir d’un bout à l’autre par une projection toute mentale, le « maîtriser ». Ce qui mène parfois à une prise de conscience dont la dimension honteuse a quelque chose de comique : ce film que j’ai tant aimé, dit avoir tant aimé, en ai-je le moindre souvenir ? Dans le même ordre d’idée, l’anticipation d’une re-vision (révision ?) est souvent source d’un plaisir très singulier. Je m’accroche pendant des mois à quelques images d’un film adoré, ayant de fait l’impression de le revivre sans cesse alors qu’il ne m’en reste déjà plus que quelques lambeaux, sans doute les plus grossièrement jolis. Quand je le reverrai, il n’aura sans doute plus rien à voir, et ce n’est pas plus mal comme ça. L’idéal reste souvent le retour à un film par hasard, en victimes complices de circonstances qui nous privent de la confortable horlogerie du choix des films qui toujours nous plairont le mieux. Il passe à la télé, on le montre à des amis… Pour une louche d’intentionnalité en moins, quelques pincées d’étonnement en plus. Car il y a aussi le risque que le film « s’use », que même sans que notre regard ait profondément changé, il perde de son pouvoir sur nous, après quatre, cinq tours de manège, et qu’on ne regarde plus le film mais son défilement sur l'écran. Dans ce cas, rien de tel que d’attendre un peu avant d’y revenir. Il est intéressant que dans la plupart des cas où l’on « change d’avis » sur un film — là aussi, l’expression est assez rigolote —, ce n’est pas après l’avoir revu, comme dit Melaine. Il a simplement suivi un chemin mental qui l’asséché et assailli de bouts d’idéologies nouvelles et antagonistes, qui veulent en découdre avec ce qu’on tenait pour sûr. On passe de « L’Avventura chef-d’oeuvre absolu, meilleur film du monde !!! » à « bof, le film-étendard du "cinéma moderne" dans toute sa crypto-misogynie, ça ira merci ». Dans ces cas-là, je préfère ne pas m’en remettre à une option définitive, et continuer à faire vibrer en moi la corde première (voyez-vous ça !), en tirer ce que je peux, quand bien même elle aurait semble-t-il perdu de sa pertinence.


spilman : En revoyant récemment Détective, je me suis aperçu que je ne l’avais en réalité jamais vu. 
C’est-à-dire que, non seulement j’en gardais un souvenir si infime que chaque plan m’arrivait comme pour la première fois, mais en plus il m’a semblé je ne l’avais jamais vraiment vu. 
C’est que, entre temps, j’ai appris, un peu, à voir ; que le spectateur que je fus n’est pas celui que je suis. Voir, par exemple, chez Godard, la lumière (les deux premiers plans de Pierrot le fou), y entendre la musique, etc. Comprendre, aussi, ce qui est à l’oeuvre, formellement, et en sentir les tensions (Le Mépris). 
Et puis, le film lui-même se décale. Si les films de Griffith sont si surprenants, c’est parce qu’ils viennent, littéralement, d’un autre monde – et l’on peut supposer que tous les films sont sujet à ce glissement là (le temps passe, le film devient étranger). 
Il y a aussi que la mémoire fait défaut. J’oublie presque tout des films que je vois (même des bons), à quelques exceptions près. Ne me restent souvent que quelques plans, une vague musique et un semblant d’articulation narrative. Pour m’en souvenir bien, il faudrait probablement que j’y repense souvent – je ne le fais pas, et puis, de toute façon, le souvenir n’est pas la présence. 
J’aime bien revoir des films, souvent les mêmes. Quand j’en trouve un qui est vraiment bon, je le revois deux, trois fois dans le même mois. Je constate dès lors qu’il change de vitesse. L’histoire disparaît et laisse place aux éléments plus directement sensibles. Puis enfin, à force de voir les mêmes choses, l’attention ne s’accroche plus à rien et on regarde le film sans y être. 
Alors, il faut le laisser reposer quelques temps. 
Et ça repart.

lundi 10 juin 2019

Et si c'était vrai...

Et si c’était vrai est une comédie romantique de Mark Waters, adaptée d’un roman à succès de Marc Lévy, et racontant l’histoire de la rencontre, dans un appartement qui appartient autant à l’un qu’à l’autre -ce qui fera l’objet de la première dispute, moment essentiel de toute comédie romantique-, entre un jeune veuf ascendant dépressif, enchaînant bière sur bière dans un sofa de qualité (Mark Ruffalo, tout juste bougon, à peine renfrogné, avec ce qu’il faut de retenue mollassonne pour couvrir de quelques lueurs d’espoirs un visage fatigué), et le fantôme d’une presque-morte, médecin urgentiste surmenée tombée dans le coma suite à un accident de voiture (Reese Witherspoon, lumineuse, dont le rayonnement tient autant à sa chevelure dorée qu'à sa mine presque ébahie, sur laquelle se dessinent les restes encore vifs d'une curiosité émerveillée provenant probablement de l'enfance). Ils réapprennent tous deux à vivre au contact des différences et des similitudes avec l’autre, puis se trouvent confrontés ensemble à un problème physique, autrement plus grave que celui de la propriété de l’appartement : comment le personnage de Reese Witherspoon peut-il réintégrer son corps et sortir du coma ? 

Ce qui frappe, c'est d’abord l'impression d’une implication de chaque instant, comme une minutie consciencieuse permettant de parsemer de petites nuances la condensation propre au genre de la comédie romantique. Un exemple parmi d’autres, pour badiner un peu : le léger rapport de formes, très pictural, entre le rond et l’anguleux (déjà à l'œuvre dans Freaky Friday -le meilleur film de Mark Waters-, avec d'un côté le visage pommelé de Lindsay Lohan, et de l'autre celui de Jamie Lee Curtis, plus pointu et incisif), qui fait opposition entre les deux personnages, puis s’amenuise (on n’en voit presque plus trace lors de l'échange de sourires final) avant de resurgir au moment de la perte de mémoire de Reese Witherspoon à l'hôpital, à l’occasion d’un champ/contre-champ troublant. Les détails de ce type, à peine perceptibles, affluent tout en se fondant délicatement dans les conventions, donnant un film dans la pure tradition du classicisme hollywoodien, au métier sûr et à la beauté douce et discrète. Les sentiments y coulent tranquillement tandis que les corps y résistent à peine, s'illuminant progressivement à mesure que le film avance, jusqu'à rendre évidente la résolution du problème posé par le scénario : seule une manifestation physique de l'amour peut redonner vie au corps mourant. 

Le film est bon parce qu'il travaille avec beaucoup de sérieux ce problème de l'incarnation du sentiment amoureux. Conscience professionnelle ou lucidité intuitive, il envisage les choses en terme d'espace avant tout, en jouant des rapports entre les personnages et leur environnement. Ainsi l’appartement, d’abord objet de dispute, devient le lieu privilégié d’un espace commun, où le couple se retrouve seul après avoir vadrouillé à droite à gauche pour régler ses petites affaires. Ce qui offre notamment cette très belle scène, durant laquelle la voisine (présentée comme une allumeuse, mais dont la solitude touchante est peu à peu dévoilée avec beaucoup de bienveillance) se déshabille hors-champ dans la chambre, appelant pressement Mark Ruffalo à la rejoindre, lorsque le fantôme de Reese Witherspoon, qui avait prévu de s’en aller pour de bon, revient brusquement, mettant l’homme dans l’embarras et posant tout à la fois et dans l’urgence les questions des sentiments éprouvés, du désir corporel et de l’espace partagé. Ruffalo, bien sûr, fait le choix de l’amour face au plaisir charnel, mais l’absence de chair devient elle-même bien embêtante lorsqu’il s’agit plus tard de vivre l’amour à deux. Il y a donc conflit entre le corps réel, matériel, morceau sensuel du monde, et l’idée du corps, abstraite, imaginée, objet de fantasme. Mark Waters semble avoir compris que l'idée en soi ne vaut rien, et les astuces amusantes qui servent souvent de base à ses films (l'inversion mère/fille de Freaky Friday, l’arrivée des pingouins dans l’appartement de Mr Popper...) ne deviennent belles qu'une fois transformées, poétisées. Faire corps d'une vue de l'esprit, voilà ce qui semble stimuler ce drôle d'artisan, mi-cinéaste mi-forain, s'amusant sans doute beaucoup à fabriquer ses jolis petits films évanescents. 

Tout cela est évidemment bien enrobé, et il serait malhonnête de faire semblant de ne pas voir le côté mielleux et guimauve de Et si c’était vrai. Mais enfin sommes-nous si aigris que nous devrions bouder notre plaisir devant de la guimauve ou du miel ? -d'autant qu'il est bien connu que celui-ci recèle de réelles vertus thérapeutiques, face au mal de gorge notamment. On pourrait suggérer alors de regarder Et si c'était vrai, sinon pour les yeux, au moins pour la gorge, histoire d'apprécier un film qui fait du bien sans trop en faire, ce qui constitue déjà une forme d’originalité au temps des claques et de la sidération. Un film de rien, bien usiné, sans importance, qui ne prête pas à débats, se contentant seulement de donner des nouvelles pas trop mauvaises du cinéma, histoire de dire, en passant « on fait aller », avant de repartir aussi sec. C’est peut-être un poil plus intéressant que Douleur et Gloire, qui ne nous renseigne que sur l’état de Pedro Almodovar et Antonio Banderas (ils se portent plutôt bien, c’est déjà ça), mais est-ce suffisant pour autant ? Dans le film de Waters comme dans celui d’Almodovar, on peine à sentir plus que de légères brises de ce souffle du monde si essentiel à l’expérience cinématographique. 

Cela-dit, dans un monde où il est devenu difficile de trouver dix bons films par an pour constituer (comme tout bon cinéphile) un top de fin d’année, une petite œuvre comme celle-ci, qui tient sur ses deux pattes, pas boiteuse, pas douteuse, eh bien c’est déjà pas mal. Il se trouve que le hasard des choses m’a conduit à découvrir le même jour Boyz n the Hood, plus ouvert et concerné mais aussi moins solide, moins précis, plus brinquebalant. Que préférer alors ? Peut-être que cela vaudrait le coup d’écrire deux textes : l’un -rêvons-le- pour discuter du film de John Singleton, en pesant le pour et le contre, en mettant en avant son importance tout en pointant ses maladresses ; l’autre -celui-ci- pour faire simplement la promotion de Et si c’était vrai, dont la seule importance se situe dans sa fidélité à la préservation du plaisir précieux de voir encore, de temps à autres, de bons petits films, sans plus, que l’on apprécie sans conditions et sans adoration. 

Ou alors, pourquoi pas, parler d’un film sorti récemment, qui tire sa grandeur d’un alliage heureux entre une prise dans le réel et une beauté artisanale plus ample et plus robuste que celle de Et si c’était vrai (dont la joyeuse insouciance est le principal atout en même temps que la raison de son inconséquence ). Il s’agit de Green Book, vrai beau film classique, d’une relative importance, fabriqué par l’un des meilleurs cinéastes américains des vingt-cinq dernières années (même sans son frère, et même lorsqu’il fait passer son film, par opportunisme, pour une petite histoire oscarisable -et ça marche !-), Peter Farrelly. Ceux qui le connaissent un peu ne sont pas dupes des statuettes et du consensus, et il suffit de regarder Green Book pour se rendre compte qu’il s’y passe des choses qu’on ne voit nulle part ailleurs dans le cinéma contemporain. L’amitié en tant qu’elle est déjà une construction politique. L’échange, l’entre-deux, le et, comme vraie définition de l’identité. Ça, tout de même, c’est important. Non pas de le dire tel quel, mais de le montrer tel que le montre Green Book. Du reste, la question du corps est travaillée avec une intensité aussi sensible que dans quelques uns des plus beaux Capra, que n’atteint jamais le film de Mark Waters, même lors de ses scènes les plus réussies. Comme dans M. Smith au Sénat, les idées chez Farrelly excèdent largement l’idéologie, elles prennent corps en-dessous ou au-delà du discours, avec une constante énergie. Et les personnages, d’abord enfermés dans les typages imposés tant par la société que par le film, se découvrent progressivement. Il s’agit moins d’une transformation que d’une véritable formation, formation de l’identité, du et nécessaire à l’amitié à deux, par frottements, conflits, rencontres… accompagnée par le spectateur sur le chemin du film. Les nouvelles du cinéma sont bonnes, celles du monde un peu moins, bien que teintées d’un optimisme hollywoodien pour le moins rafraîchissant, mais une chose est sûre : ça communique bien. La route est prise de façon à laisser le moins de spectateurs possible sur le bas côté (vrai film populaire), on utilise le souffle du monde comme carburant (green book : voyage écologique), et hop, à l’aventure !

mercredi 5 juin 2019

Considérations sur l'image cinématographique

Si on prend le cinéma dans ce qu’il a de plus élémentaire, je veux dire dans ce qu’il a de plus premier (ce qui passe dans la caméra et se projette ensuite sur l’écran); si on peut considérer la photographie comme constituant un morceau de moment, et effectivement elle est l’image d’un moment, on peut aussi voir qu’avec le cinéma, qui n’est jamais qu’un amoncellement de photographies, ce qu’est le cinéma n’est pas une chose simple, mais un composé, un composé de photos. C’est-à-dire que le cinéma n’est pas sans la photo, c’est sa substance. Le cinéma est un composé de photos, qui se succèdent en un temps déterminé, et ce cinéma n’a aucune existence en dehors de ce temps déterminé. Il est ce qui bouge entre chaque photo, ou plus précisément, cet espèce d’ordre temporel entre deux photos qui tisse l’image (ou récit) d’un mouvement photographié. Effectivement, prenons cette caméra qui tout en série photographie ce qu’il y a devant elle. Les photographies enregistrées, l’une après l’autre, tissent le récit d’un mouvement : c’est une main qui se plie, se déplie. Il suffirait d’un malheur pour que ces photographies se désordonnent. La première deviendrait alors, dans l’ordre de succession, la troisième, la dernière la première, et toutes alors en désordre formerait comme un amas de photos d’un récit désorganisé, le mouvement d’un geste à retrouver. C’est le mouvement photographié qui à ce moment là s’efface. Et que reste-t-il derrière cette désorganisation monstrueuse, qui, surgissant du désordre, projette un être déformé ? Le cinéma, ou la photographie du mouvement, c’est cet ordre temporel bienheureux, ce temps qui passe comme un long fleuve tranquille, enfin restitué, où le geste est retrouvé parmi un composé de photos. Il s’agit au travers du cinéma de chasser la monstruosité du chaos, que le désordre de l’atemporel cache. Alors les mystères du temps, toujours tranquille, à quelques pas de l’éternel, nous sont un peu communiqués.

Le cinéma ce serait donc la photographie du mouvement, mais non pas à l’inverse une photographie en mouvement. Une telle inversion (qu’on fait pourtant tous un peu inconsciemment, c’est comme ça, on ne le choisit pas) n’a pas de sens lorsque l’on sait que le propre d’une photo n’est jamais qu’être inerte. Elle ne vit pas d’elle-même, c’est une surface sur lequel le monde s’est figé, a été photographié. Une photographie en mouvement, à proprement parler, ça existe bel et bien cela dit. Mais c’est bien moins mystérieux, bien moins fantaisiste, c’est en fait tout con : c’est une photographie, posée sur une table, littéralement, qu’on prend entre les mains et qu’on bouge, qu’on plie, qu’on écrase, qu’on regarde. La photo en tant qu’objet aura toujours le loisir de bouger dans l’espace-temps, mais l’image qui y est contenue, elle, reste immobile, en lieu et en temps. Et c’est ce qui indique tout de même le profond mystère de la photo, car qu’est ce que c’est que cette chose immobile alors ? Elle semble comme en dehors de notre monde (bien seule la pauvre), cette image, qui n’est plus un objet et qui n’est pas non plus la vie, n’est pas un constituant de notre monde, mais comme inséré à l’intérieur de lui. Elle est dans le monde et non plus le monde lui-même. Un monde, il vit, il est fait de vent; le mouvement y passe de gens en gens, de chose en chose. Il y a un souffle commun qui n’exclut rien, c’est l’immanence. Mais alors… qu’est ce qu’une photographie ? Cet homme, en un jour parmi d’autres de ce monde, décide d’utiliser un bien étrange objet, théorisé, élaboré bien des années avant lui : la caméra. La caméra, elle est brute; il l’a dans les mains, bien présente… Et il regarde devant lui. Mais que lui vient-il a l’idée ? Il appuie ! Et qu’en sort-il ? De cet appareil, venu d’un monde en mouvement, naît un monde-jumeau inanimé, le frère parfait du monde à qui l’on aurait retiré le souffle… mais il ne meurt pas ! Car on semble aussi lui avoir retiré toute possibilité de dépérir. Il ne vit pas, ne meurt pas… ce petit homme est hors du monde. Il est son double figé, le morceau d’inanimé dans une nature animée. La brèche.