mercredi 7 août 2019

Notes d'un voyage à Haïti


1er jour : Mercredi 10 juillet

Arrivée à la campagne. Il s’avère que cette campagne a un nom : Degand. Mais, personne ne la nomme ainsi. Tous disent simplement campagne, ou plus étonnamment « en dehors ». La maison est belle. Ai très vite été servie à manger. Poulet grillé, bananes pesées, banane, igname, porc et sauce (on aurait dit de la garbure landaise). Douche, un verre de lait chaud, cannelle, clou de girofle. Au lit à 20h.


2ème jour : Jeudi 11 juillet

Levée à 9h. Ai mangé des bananes avec du hareng. On m’a attendu pour saigner le cabri, le sang de cette bête est d’un rouge totalement irréel. Vers 10h avec Dési et Etienne on est allés chercher de l’eau à la source avec la mule de la famille. Ces aller-retours s’effectuent 2-3 fois par jour, pour approvisionner la maison en eau pour la journée. Ils ont préparé le cabri toute la journée, j’ai beaucoup filmé. Il y avait quelques enfants à qui j’ai donné des bonbons. Je crois que ce sont des voisins. J’ai commencé Moins que zéro. L’ennui est agréable. La chaleur est dure à supporter et à 14h je décide de m’allonger. Je me réveille à 16h, lis un peu et écris un peu. A 17h je vais manger, le cabri bouilli avec sauce, riz et pomme de terre. Je tombe sur quelques abats, je n’aime pas ça. On me trie les meilleurs morceaux. Je mange de l’abricot haïtien en dessert, bois du jus de citron. Je filme et me balade. Les montagnes sont très belles, on m’apprend que de là où je me situe, tout ce que je peux voir appartient à ma famille. Ils ont l’air d’être propriétaires d’un bon tiers de la commune. Je vais à la cuisine, on me fait trier des grains de café et des haricots. C’est très reposant. Je suis assez sereine mais très collante. 20h10, le bruit de la pluie sur la tôle.


3ème jour : Vendredi 12 juillet 

Réveillée à 8h30 par des chiens qui hurlaient. Bu un peu de café et de lait sucrée avec du pain surgelé. Je n’ai pas tout fini. Ils sont en train de moudre le café que l’on a préparé hier soir. Je me lave, puis j’appelle maman avec le téléphone de tonton Von. Ensuite, je descends à la cuisine. Il y a les gamins d’hier. Ils peuvent rester assis pendant des heures sur une chaise sans bouger. Dési cuisine des spaghettis aux harengs, il est super fier de lui alors que c’est loin d’être incroyable. Après le repas, je discute un peu avec Von et Dési. Ils m’apprennent comment cette maison a été construite. Von, seul avec la mule, montait six parpaings à la fois. Sur le chemin, entre la ville et la campagne, il se faisait railler. On disait qu’il ne réussirait jamais à la finir. La manière dont cette histoire m’est racontée ressemble aux leçons de sagesse de Nasreddine. Un autre cousin arrive, peut être que l’on ira chez lui dans la semaine. Il habite près de la plage. Je filme un peu le cochon qui sera saigné sous peu. Il est 12h15. Gaël, le fils de Von a ramené des produits de la ville. On a bu du coca avec de la glace. La glace n’est pas traitée, j’espère ne pas tomber malade. Une cousine reste dans la cuisine toute la journée. Je crois qu’elle est enceinte. J’ai tenté de communiquer avec les gamins, sans grand succès. Il y en a un qui a quatorze ans, il en paraît quatre de moins. On a remangé ensuite : maïs moulu, consommé pois noirs et morue. C’était excellent. Je vais me reposer dans ma chambre, j’ai fini Moins que zéro. 15h10. J’émerge. 17h22. La chaleur est très lourde. Je commence Middlesex. On me fait passer une carte prépayée qui ne fonctionne pas sur mon téléphone. Les habits que je porte sont raides de transpiration. Sonia, la future femme de Von, a lavé les vêtements que je portais hier. Ils sont, eux aussi, très raides, cette fois-ci à cause du savon de Marseille. Il n’y a pas de lessive ici. 19h. Les femmes d’ici ont les traits durs, des poils sous les bras et les seins lourds. Je ne ressemble pas aux femmes d’ici, je ne ressemble pas à ma grand mère. Elles travaillent toute la journée. Cela ne m’empêche pas de vivre. Je ne suis pas particulièrement fière de moi. Leur posture est remarquable. Tandis qu’elles ramassent ou travaillent quelque chose à terre, elles ne sont pas bêtement courbées. Leurs jambes restent relativement droites et c’est au niveau de leur bassin que leur dos se casse pour former un angle aigu, presque droit. Le soleil se couche, c’est sublime. Claude, le mari de ma grand-mère, a préparé une soupe qui est très grasse. J’ai un haut-le-coeur. Dési donne la coupelle aux chiens, qui semblent n’avoir jamais été aussi heureux de leur vie. Je me lave, je me sens mieux. Je filme encore un peu, j’ai peur de ne plus avoir assez de batterie. Je n’ai pas d’adaptateur. Il y a des chants qui semblent venir de l’autre côté de la montagne. Mamie m’explique que ce sont des évangéliques qui prient. La lumière baisse à vue d’oeil. 20h. Je n’arrive plus à lire. Je mange une mangue très parfumée. Plaisir inouï que de mordre à pleine dents dans un fruit juteux. Le fruit est chaud et sucré, je m’en mets absolument partout. Le goût du fruit n’est pas homogène, des régions sont très sucrées, d’autres moins mûres, donc plus acides. Chaque bouchée est une vraie surprise. Je suçote le noyau plat comme un esquimau. J’ai des filaments plein les dents. Je ne vois plus rien. Je suis postée vers l’ouest pour attraper les derniers rayons de soleil. Le ciel, de l’autre côté, est très menacent. Il y a de gros nuages gris. Les chants ne se taisent pas, je me demande quand et comment ces gens vont-ils rentrer chez eux sans lumière. Claude fait des allers et venus en marmonnant dans sa barbe. Il n’y a pas de poubelle ici, tout le monde jette les détritus en contrebas de la montagne. Je laisse traîner mes papiers usagés un peu partout sur les tables, je ne crois pas que ce soit véritablement mieux. Le prêtre a un mégaphone, il crie liberté. La page est remplie de gribouillis, j’écris dans le noir. 20h22. Je m’éclaire à la lumière de mon iPod. J’ai souhaité la bonne nuit à tout le monde. Mes mains sentent encore l’oignon. Ce midi j’ai un peu aidé en cuisine. Je suis obligée de tapoter sur l’écran toutes les dix secondes pour que la lumière soit maximale (il y aurait une manipulation à faire pour régler ça je suis sûre). La nuit, ici, me terrifie. Si l’on se perd dans ces lieux, je suis persuadée qu’il est possible de mourir. Je commence à avoir chaud. J’en ai marre de tapoter sur cet écran. Je ne voudrais pas vider totalement la batterie. Je n’ai pas envie d’écouter de la musique, juste de dormir. 04h01. Les ronfleurs devraient avoir honte d’eux. 


4ème jour : Samedi 13 juillet 

Levée difficilement à 8h30. Réveillée une première fois aux alentours de 6h, car Etienne voulait nous emmener, Dési et moi, faire un tour à Mauricette (Morisette? Personne n'a pu me renseigner sur l’orthographe). N’ayant quasiment pas dormi de la nuit, j’ai décliné l’offre. A mon réveil, Dési était étonnement gentil. Tout cela est bien suspect. Il me prête son téléphone (qui capte), son appareil photo (chargé) et me prévient qu’il dormira dans le salon le lendemain. Je me lave à l’eau de source et me lave les dents à l’eau traitée. L’eau traitée se présente sous forme de petits sachets carrés, les Haïtiens en suçotent toute la journée. Cette eau a mauvais goût. 9h30. J’ai vu le cocotier sous lequel le cordon ombilical de ma mère a été enterré. L’arbre est magnifique, on me dit qu’il a donné beaucoup de fruits. Mon tonton Von ressemble à Harry Dean Stanton, il porte une casquette jaune trop petite pour lui. J’ai bu une coco, j’ai donné la chair au gamin de quatorze ans. Il porte une bande de t-shirt en guise de bandeau et tient en captivité, à l’aide d’un ingénieux système, un moineau aux ailes brisées. Je ne sais pas ce qu’il va en faire. 10h15. Repas, igname, pomme de terre, banane et cabri en sauce. On me sert une part énorme, c’est bon mais je ne peux pas tout finir. Je donne le reste au gamin qui lui même donne le reste aux chiens. Entre 12h et 14h, j’avance Middlesex. Lorsque je sors de la chambre, il y a des gens qui sont là. Des cousins, me dit-on, des Souverain. Presque tous les membres de la famille Souverain ont une polydactylie : un sixième doigt plus ou moins développé. Celui du cousin auquel on me présente est énorme, on dirait une grosse cacahuète. Il y a aussi, quand je sors de la chambre, une jeune femme qui m’observe. Je n’arrive pas à déterminer son âge. Elle a de faux cheveux, une incisive cassée, des seins énormes et un très beau sourire. Elle me touche le bras, demande à ma grand mère pourquoi je suis blanche (de ce que je comprends, le créole m’apparaît de jour en jour toujours plus difficile). Ma grand mère lui explique que je suis mélangée et que ma mère est bien noire. Elle me dit : tu es belle. Ca je le comprends. Malgré moi, j’évite un peu cette jeune femme dont les manières avenantes m’effraient un peu. Je me sens honteuse de ne pas réussir à communiquer. Je ne ressens pas de sentiment d’appartenance. A force de trop traîner dans la cuisine, mes cheveux commencent à sentir réellement mauvais. Je mange un maïs boucané que je partage avec le cochon. Je lui donne aussi du pain, il se régale. Ses couinements pathétiques m’attristent un peu. Claude me donne un bout de coco sèche, c’est très dur à mâcher. 15h04. Ai bien avancé Middlesex, rien d’autre de significatif dans la journée.


5ème jour : Dimanche 14 juillet 

Levée à 7h pour aller à l’église avec tonton Von et Dési. Mamie me prépare une bouillie sucrée à base de lait, de cannelle et de farine grillée. Douce impression de régresser gustativement, je pourrais laper ça toute la journée. Dési m’explique que c’est un plat que préparaient les esclaves pour se donner des forces. Tonton Von troque son allure de cowboy souffreteux pour revêtir un costume. On dirait un activiste afro-américain. Je ne l’ai jamais vu aussi chic. J’admire mon tonton Von. J’admire sa constance et sa droiture d’esprit. Son pas est léger et souple mais régulier. Affirmé, il ne bute pas dans les hautes herbes ou sur les pierres, car il sait exactement où poser le pied. De légères marques de transpiration sur le haut de son crâne dégarni et sur ses tempes viennent colorer et illuminer son visage, tandis que les miennes - à l’accoutumée - affluent de manière anarchique. La rigueur d’esprit se lit sur son corps. Sa voix ne s’élève jamais au dessus du murmure. A l’église. Le manque de moyens est affolant : au lieu de vitraux, une bâche couleur bleu piscine et pleine de trous laisse filtrer la lumière de ci de là. A l’entrée, des jeunes gens se relaient une porte mobile (non fixée sur des gonds) pour ouvrir et fermer sur demande. Un jeune gringalet porte des lunettes rectangulaires (première personne que je vois avec des lunettes de vue ici) en mode free jazz sur une batterie pour accompagner la lecture de versets. Les jeunes femmes ont coincé des voilettes sur leurs chignons pour les faire tenir en place. Les jeunes hommes portent des fausses ceintures griffées et des lunettes de soleil ostentatoires. Un homme à l’allure menaçante porte une chemise Batman. J’étouffe un rire nerveux. La cérémonie dure une éternité, et lorsque nous rentrons il est quasiment 13h. J’ai bien mangé, riz, pois, cabri et avocat. Les haïtiens se servent de l’avocat comme ils se serviraient de pain, ils semblent saucer avec. Je finis Middlesex. 14h30. Il y a de l’orage, ma digestion est très lente. Je suis couchée sur le lit et je réécoute l’Abécédaire de Gilles Deleuze. Première lettre je suis déjà hilare, Gillou n’aime pas les frotteurs. Après une vingtaine de minutes, je mets sur pause pour piquer un somme. De cette douce moiteur je me réveille toujours désorientée. Mon premier réflexe est de regarder l’heure. 17h. 14 Juillet, l’humeur n’est pas à la fête. 17h45. Le rideau de la porte et celui de la fenêtre se gonflent. Il y a du vent, c’est joli. Ce soir j’ai remangé de la bouillie, c’est vraiment incroyable ce truc me rend dingue. Il y a une procession de l’autre côté de la montage, à cause du mégaphone on croirait à une retransmission radiophonique d’un match de foot. J’ai un autre cahier dans lequel avancer quelques textes sur le cinéma. Je n’arrive pas à écrire, je préfère raconter ma vie palpitante. Le soleil ne va pas tarder à se coucher. 19h30. Les mangues pourrissent dans la corbeille en propageant une odeur douceâtre. Les moucherons ne tarderont pas.


6ème jour : Lundi 15 juillet 

Lorsque j’émerge définitivement du lit, il est 9h50, le cochon est mort et une vingtaine de personnes viennent d’arriver. Je bois un café qu’on ne me sucre pas pour une fois, une tablette pistache (qui est en fait à base de cacahuètes) et le fond d’une boisson goût « tropical » dont la couleur rose fluo ne me rassure pas trop. C’est pas mauvais. A peine ai-je fini qu’on me retend une assiette pleine de soupe : le repas du midi. Ce sera pour plus tard. Ils sont en train d’enlever les poils du cochon comme des barbiers. Je suis un petit peu triste, filmer ne m’amuse plus trop. La soupe est un proto-pot-au-feu, je manque de dégobiller. Victoire, j’ai réussi à refiler mon assiette à Gaël qui la donnera à un gamin sans doute plus affamé que moi. On me donne un sachet plein de merveilles rassis. C’est délirant. Ils me gavent pour que je serve de plat principal pour le mariage, je ne vois pas d’autres solutions. Je lis dans les yeux de ma grand mère, le temps d’un instant, la malice de la sorcière d’Hansel et Gretel. 10h45. Un cabri avec un strabisme, posté non loin du cochon, bêle lorsqu’on lui ouvre les viscères (au cochon, lui ça viendra plus tard). La tasse dans laquelle j’ai bu mon café ce matin est utilisée pour transvaser le sang de la pauvre bête dans un grand récipient. Les bouchers me demandent si je veux filmer, gênée, je réponds à la négative. Son coeur est gros comme ce que je m’imagine être le coeur d’un diabétique. Je décide de quitter les lieux, il fait décidément trop chaud. Je commence L’enracinement. 11h30. Tandis que l’on me ressert une énième assiette de nourriture (c’est acté je suis la prochaine sur la liste), une deuxième bête est égorgée : le cabri au strabisme. La tête du cochon, quant à elle, trône déjà fièrement sur un meuble de la cuisine. Décidément, cette journée est riche en émotions. Igname : racine ingrate et farineuse sans grand intérêt, si ce n’est le pouvoir - presque magique - d’homogénéiser tout condiment ou accompagnement dont le goût serait trop prononcé. L’igname atténue le sel de la morue qu’il y a dans mon assiette avec une finesse et un dévouement remarquable. Les bouchers/barbiers sont en train de tondre le cabri avec des lames de rasoir. Ils sont à ça de l’enduire d’après rasage, on se croirait dans un salon de toilettage. 13h10. Sonia a pris l’habitude de m’appeler Lo en me tapotant l’épaule lorsqu’elle me voit. Puis, elle repart. Elle ne cherche pas à engager ou provoquer le dialogue — qui serait moins un véritable échange qu’un vrai dialogue de sourds — elle constate seulement ma présence. Je l’en suis redevable. Ma grand mère a écrasé un corossol dans un verre pour que je puisse le manger à la cuillère. La texture crémeuse et très sucrée du fruit trop mûr ne me déplait pas. Même pas 17h et c’est reparti pour le n-ième repas de la journée. Consommé pois rouge et riz. Est-ce pour combler l’ennui que l’on me force à manger toutes les 3h? Je commence à trouver cela franchement lassant. J’aime la sensation de début de faim, je n’ai plus les moyens de la ressentir ici (dans un pays où les 3/4 de la population crèvent de faim au calme). 19h. Ce qui devait arriver, arriva. J’ai trop mangé et mon estomac se tord de douleur. Je reste couchée toute cette fin de journée. La voix chevrotante de Deleuze me réconforte quelque peu. Symptômes de maladie : le lit s’emplit de divers éléments tout aussi indispensables que parfaitement inutiles (pour éviter tout déplacement superflu). J’ai la tête posée sur la trousse à pharmacie, Deleuze dans mes oreilles, la bonbonne rafraîchissante sur la poitrine, ma gourde sur le ventre et L’enracinement à mes pieds. 20h.


7ème jour : Mardi 16 juillet 

Levée à 9h30. Le café n’a jamais été aussi sucré qu’aujourd’hui. Mon désir d’écrire prend le pas sur mon désir de filmer de manière significative. Repas assez gras, mais plus léger qu’à l’accoutumée. Chips de pomme de terre et bananes pesées. Il y a du cochon aussi, mais pour l’instant je décide de ne pas en prendre. Pas que je développe, sorti de nulle part, une conscience animale (ce qui serait un peu malhonnête). Juste, voir l’acte en vrai change quelque peu la donne. Je suppose que si je vivais de manière définitive dans ce type de lieu, ma consommation de viande serait rationnée de manière drastique, accompagnée d’une réelle affliction et d’un vrai sentiment de reconnaissance envers l’animal. 12h. Je me lave à l’eau de pluie, me frotte avec une brosse décapante et utilise un savon anti-bactérien. Cela fait une semaine que je ne me suis pas vue dans un miroir. Je ne perçois que des morceaux de moi-même, j’imagine l’ensemble. Changements locaux : ma poitrine est légèrement douloureuse comme anesthésiée, mon ventre perpétuellement gonflé, mon pied droit souffre à la suite d’un effort prolongé, la teinte de mes bras semble s’être assombrie. Chose que je constate plus que jamais, je transporte avec moi une odeur qui est le parfait mélange des odeurs des activités auxquelles je me livre pendant la journée (fumée, moiteur des draps, odeur des bêtes…). Ces odeurs locales sont plus ou moins prononcées chez les personnes qui m’entourent, non sans rappeler donc, leurs propres activités. Les femmes sentent le brûlé et les hommes, le cabri. Certains masquent ces signes distinctifs (soucieux de leur image olfactive auprès des autres je suppose) sous des montagnes de parfum à l’odeur invasive troublant ainsi les pistes. Les odeurs ne sentent pas abstraitement « mauvais » ou « bon ». Elles sont la marque, tout à fait concrète, du travail. A Haïti, le travail a une odeur. Il me semble que tant que je serai ici, tous mes décrassages intensifs ne pourront totalement effacer cela. A force de trainer dans la poussière, tous les enfants ont les pieds blancs. Dési leur apprend une chanson de la table ronde et évoque quelques grandes lignes de la légende arthurienne, ça a l’air de plutôt les amuser. 13h30. Je n’ai pas réussi à tenir mes engagements très longtemps. Lorsque je me lève Sonia m’a préparé quelques morceaux de cochon. Incroyable goût d’une bête à l’air si tristement disgracieux. Quelques morceaux nobles, juste grillés, abondamment citronnés et voilà que je développe de nouvelles facultés gustatives. Des papilles jusqu’alors engourdies se réveillent et se mettent en fête. J’ai les larmes aux yeux, c’est trop bon mais j’ai évidemment honte. Tonton Von me montre comment repérer à leur chant, les cigales qui vont bientôt mourir. 15h15. Je vais me coucher. Quand je me lève je vois que mamie a conservé une assiette de griots pour mon repas. Elle m’a aussi préparé un pichet de jus de citron, ayant vu que cela me plaisait terriblement. Elle prend son rôle de grand mère très au sérieux. Gênée par toutes sortes de maux, elle ne marche plus vraiment droit mais semble danser. Elle effectue de manière régulière un pas très charmant de balancier. Un appui sur le côté gauche et un appui sur le côté droit, si ce n’est qu’elle semble toujours en joie.


8ème jour : Mercredi 17 juillet 

Réveillée à 8h30. Zilka, la cousine de ma mère est arrivée de Guadeloupe avec ses deux filles. Elle est magnifique et a un trou énorme entre les deux dents de devant. Ses filles ont l’air chouette. Paola, l’aînée, porte un t-shirt Playboy et joue à Piano Tiles sur son portable. J’aide à laver le linge, une cousine en profite pour me racketter tous mes vêtements. Cela ne me dérange pas. Tout le monde fait la cuisine, on me traduit en créole le nom de tous les légumes que l’on va manger ce midi. 11h. La journée a filé à toute allure, il est déjà 17h. Zilka a passé la journée à me coiffer. J’ai trainé avec ses filles, on a mangé beaucoup de maïs. 18h. Gaël est le fils de Tonton Von. J’ai appris qu’il avait 28 ans. C’est un jeune homme aux gestes très tendres, très féminins. C’est la bonne à tout faire de la famille. Son corps est tellement aux prises avec les injonctions de ses aînés que sa voix ne semble pas avoir pris le temps de muer. Il porte au menton une simili-barbiche tout à fait ridicule. Il n’habite pas avec nous, mais dans la maison que tonton Von possède à Carrefour (à 2h à pied d’ici). Il fait l’aller retour plusieurs fois par semaine. Il est en tenue de travail la journée, c’est-à-dire qu’il porte des habits qui ne craignent rien. Le soir venu, il se lave, se parfume et se change pour mettre des habits de ville. Des habits soigneusement pliés qui ont trôné dans un coin de la maison toute la journée. Un t-shirt, un jean droit et des chaussures de ville. Il revêt cette tenue, bien trop chic pour le trajet à effectuer. Je sais que lorsqu’il arrivera à Carrefour 2h plus tard, ses habits seront inévitablement tout poussiéreux. Gaël ramène toujours de la ville un bloc de glace et des boissons sucrées. Il est accueilli comme le Messie et c’est évidemment lui qui boit le moins. Il prépare mes repas, l’eau de mon bain, me fait des courses. Je lui dois beaucoup et je ne sais comment le remercier. Je tente de signifier tous mes gestes et toutes les marques de respect que je lui porte. Je ne sais pas si cela a beaucoup d’incidence. Il est habitué à ce genre de tâches et répond de cela avec la même formule. Lorsqu’on le remercie, il dodeline de la tête, ferme les yeux et ne cesse de répéter d’accord, d’accord.


9ème jour : Jeudi 18 juillet 

Levée à 4h, pour aller chez Zilka puis en ville. Est-ce parce que je rencontre de nouvelles personnes que mes rêves sont ils soudainement plus diversifiés? Ai rêvé d’un contrôle de trigo raté, de Daney écrivant des textes théoriques sur PC Music et surtout de MI:2 tourné à Bordeaux. Les cheveux longs de Tom Cruise, la sale tête de Dougray Scott. Assistant au tournage de quelques scènes, notamment à une poursuite en bateau sur la Garonne, je me revois, postée sur un côté de la berge, disant à mon père « ceMcQuarrie (c’est lui qui réalisait cet opus étonnamment) n’a pas du arpenter beaucoup Bordeaux, il n’a aucun souci des distances réelles… » Journée morne. Ma volonté et mon envie d’écrire se délitent peu à peu. Je n’aime pas être hors de la campagne. J’ai finalement plus de temps pour réfléchir lorsque je n’ai rien à faire. J’ai plus de temps pour regarder ce qui m’entoure. Pendant une semaine, j’ai appris à investir chaque parcelle de l'espace fini, limité, qu’est la maison de Tonton Von. Aller en ville c’est me confronter à quelque chose qui me dépasse. Je suis pressée toute la journée. Je me rappelle ce que Deleuze disait hier à propos du régime des philosophes (K comme Kant) quelque chose qui résonne dans ma tête aujourd'hui : « avoir l’habitude c’est contempler ». Sur Port-Au-Prince. Pas grand chose à en dire qui ne serait pas quelque chose de purement évident. Cette ville ressemble à ce que l’on peut observer dans les livres de géographie de collège. Ca fout la haine. Je n’ai pas filmé. Des choses m’ont plu : la gentillesse du chauffeur qui nous a accompagné, le goût du Fanta raisin, prendre ma douche à l’air libre dans la cour de Zilka. 


10ème jour : Vendredi 19 juillet 

Levée à 4h pour rentrer à la campagne. Deux heures de marche de bon matin purifient mon âme. Sensation extraordinaire : sentir l’air passer au travers des mailles capillaires de mon crâne tressé. 9h30. Je mange une mangue superbe. 10h30. Je finis L’enracinement et je commence Les Essais. Presque 13h. Après m’être délecté des trois premiers chapitres (avec une pause entre chaque, afin de laisser le temps nécessaire à mon cerveau pour s’aérer) je plonge dans un demi-sommeil très agité. Mon corps se liquéfie, on me tend un bol de soupe chaude. Une soupe maigre dans laquelle nage tristement une pomme de terre et quelques feuilles de chou. Le bouillon n’est pas mauvais, on dirait un fond de bouillabaisse (je crois que la France me manque). 16h. A quatre dans la chambre, on se complaît dans notre geôle. Le mariage est demain, il y a au moins cinquante personnes là dehors. J’écoute Deleuze en mangeant un bout de canne à sucre. Extraordinaire bâton. Effort buccal à produire tout a fait démesuré en regard de ce qui est obtenu (un simple suc sucré). J’ai mal aux dents à force de mastication, mais l’effort en valait la peine. Tout à l’heure j’ai été tirée du lit par ma grand mère. Elle voulait que j’aille dire bonjour aux invités. Je suis présentée à une très belle jeune femme, la trentaine, qui me prend instinctivement dans ses bras. Elle demande de mes nouvelles, des nouvelles de ma mère et de mon père. Je ne la reconnais pas jusqu’à ce qu’une cousine l’appelle par son prénom. Denise. J’ai passé trois semaines à Miami chez une Denise, il y a de cela sept ans. Ce qui délirant c’est que la Denise chez laquelle j’étais, je la rapprochais physiquement plus de ma grand mère que d’une jeune femme. En sept ans, Denise a considérablement rajeunie. Elle est devenue éblouissante ; pas qu’elle n’était pas belle mais l’inévitable usure liée à l’âge se lisait sur son visage. J’ai lu La Source sacrée d’Henry James. Je commence à devenir paranoïaque, je suis désormais persuadée que Denise a puisé toute son énergie vitale dans le corps de l’un de ses proches.


11ème jour : Samedi 20 juillet 

Levée à 6h30. Jour de mariage, l’accès aux différentes pièces est condamné, je passe la matinée dehors puis je dors toute l’après-midi. Je comprends, parmi tous les invités, que ma mère, malgré sa couleur de peau, portait en elle un devenir blanc très fort (je suis matrixée par Deleuze c’est fini). J’ai passé la soirée avec deux de mes cousins qui ont mon âge. Je me sens rajeunir. Cette fin de journée a éloigné toute tristesse et mélancolie.


12ème jour : Dimanche 21 juillet 

Levée à 7h30. Douce routine, je ne veux pas que cela s’arrête. Il faudrait que je reste jusqu’au mois d’août pour avoir la chance de goûter aux fruits d’ici. Beaucoup sont encore verts, notamment les oranges et les quenettes. Mes cousins sont mes professeurs officiels de créole, je progresse un peu. On traîne toute la matinée, on écoute de la musique. Ils connaissent Niska, Dadju, La Fouine et Youssoupha. Je trouve cette combinaison bien étrange. Je leur fait écouter DS2, ça les rend dingue. Lorsque je tente d’expliquer avec des mots maladroits ce qu’est un « charo », Junior (cousin n°1), rétorque presque aussitôt : « Je comprends, un charo est un personne frivole ». Tant de pureté m’émeut beaucoup. 13h. Mamie me parle de sa vie passée, elle pleure un peu. J’apprends, peu à peu, à rester assise sans rien faire. Du moins, rien faire revêt aujourd’hui un sens différent. Je ne fais techniquement rien, mais je regarde, j’éprouve mon corps, j’aère ma tête, j’écoute les bruits du monde. Je crois que je suis heureuse ici. Je n’ai plus grand chose de nouveau à dire ou quelque chose de particulier qui aurait échappé à ma conscience, à souligner. Mais, et c’est bon signe je pense, j’accède aujourd'hui à un sentiment de sérénité et d’équilibre encore jamais atteint. Je continuerai de lister mes quelques activités journalières pour m’aider à me souvenir. J’ai peur d’oublier. Je n’ai plus besoin de fournir d’effort pour tenter de rendre ce que je vois signifiant, pour transformer l'espace perçu et vécu en matière scriptible, pour me l'approprier. Mon voyage touche à sa fin, ma patience concernant cette activité d’écriture aussi. L’avoir régulée quotidiennement m’a aidé à mettre au clair mes sentiments. Je crois que ça a porté ses fruits, car je n’en ressens plus aujourd'hui la vive nécessité. C’est plus apaisé. 14h. Je n’entends pas tant que ça les oiseaux ici. C’est que les insectes semblent les supplanter dans le droit à la parole. Assisté à la levée d’un orage. Justement, Deleuze en parlait dans mes oreilles encore hier ou avant-hier (I comme Idée). Sur la beauté finie de l’orage, qui n’a pour soi que sa propre raison d’être. L’orage est, puis un temps après, l’orage n’est plus. La lumière baisse à vue d’oeil, le vent se gonfle, les bruits deviennent étranges. Les éclairs sont incroyables, on se croirait dans un laboratoire de physique. Vraies expériences de lumière; noir, blanc puis encore noir, blanc. Une boucle infernale qui ne semble vouloir s’arrêter. C’est encore plus grisant qu’une expérience de flickr, j’ai l’impression d’être aveugle. J’ai un peu filmé, gardant un oeil sur le ciel et l’autre sur l’écran. Quelque peu désappointée par la manière dont est retranscrit, à un degré bien moindre, cet étrange phénomène.


13ème jour : Lundi 22 juillet 

Etienne, Mauricette, agriculture, beurre de cacahuète et avocat. Sieste, Montaigne. Gens silencieux, je consomme moins 
(mots clefs de la journée)


14ème jour : Mardi 23 juillet 

Lorsque ma grand mère me sort du lit à 6h30, je me rends compte que je me suis tâché pendant la nuit. Il y a un peu de sang séché sur mon pyjama au niveau de l’entrejambe. Elle m’explique qu’aujourd’hui est un jour très important. Après avoir avalé un café insipide et quelques bouts de pain sec, on descend dans la forêt, Claude, Dési, un gamin, elle et moi. Elle porte sur son visage un air très décidé. On emporte avec nous une bouteille de rhum blanc, de l’eau de source, du café, des bougies et des allumettes. Pendant dix minutes nous nous enfonçons si profondément dans le bois qu’il commence à faire nuit. Enfin, nous montons une dernière côte et se dévoile à nos yeux, un large plateau de terre. Il y a, sur cette portion de terre, deux cases et deux tombes. Si ma grand mère m’emmène ici, c’est pour me montrer le lieu où elle honore les esprits. Elles est obligée de se cacher pour pratiquer. La mine défaite, elle m’explique que tous (les jeunes et le plus âgés), se sont tournés vers l’évangile. Il n’y a plus personne dans les alentours qui pratique encore le vaudou. A l'intérieur de l’une des maisonnettes, il y a un grand banc de pierre sur lequel est posé une grande malle pleine d’une quinzaine de repoussoirs. Des sachets, pour la plupart, remplis de poudres et d’épices. Ces objets sont vieux d’une centaine d’années. Trois drapeaux - rouge, blanc et noir - sont accrochés au mur. Mamie m’explique que le tremblement de terre a détruit cet endroit, mais qu’étonnement certaines choses — les plus précieuses — sont restées en place. Elle a fait du mieux possible pour remettre en place et rendre à nouveau praticable ce lieu de culte. A ce moment là, où tout était détruit, elle aurait pu tout abandonner, ce qu’elle n’a pas fait. Ce qu’elle m’explique par la suite me touche énormément. Ma grand mère a accouché de ma mère ici, dans ces lieux cachés, toute seule, sans assistance médicale. Ma mère jusqu’à ses sept ans a vécu ici. Avant de partir définitivement d’Haïti pour la Guadeloupe, ma mère fut à ma place dans cette case. On lui a demandé de faire trois voeux. Les trois voeux se sont réalisés. Un, le plus important pour elle, était d’avoir une petite fille. Presque quarante ans plus tard, je suis à sa place et c’est à moi, désormais, que l’on demande de faire trois voeux. S’ils se réalisent, j’aurais une dette envers les esprits que j’ai prié et devrais revenir sur place. Je fais mes trois voeux en jetant les trois liquides - café, rhum, eau - tour à tour sur les repoussoirs. Ma grand mère m’explique, par la suite, que lorsque j’étais petite, elle a fait un rêve dans lequel j’étais au bord d’un ravin. Un esprit ayant pris l’apparence d’une vieille femme m’a sauvé et depuis veille sur moi. Elle m’emmène près de l’une des tombes et me demande de remercier cette vieille dame. De plus, la raison de ma présence ici, n’est pour elle pas le fruit du simple hasard. Si j’ai décidé de venir dans ces lieux chargés d’Histoire, c’est qu’il le fallait. Elle m’explique, en me touchant la poitrine que c’est quelque chose qui me dépasse. En quittant les lieux, elle dit regretter être la seule à perpétuer cet héritage, et que ce sera désormais à moi de prendre, avec les moyens que je possède, le relai de ces histoires familiales. Nous avons passé deux heures dans la forêt à honorer les morts et à prier pour l’avenir, et lorsque nous rentrons à la maison je me sens toute chose. Il faut que je prépare mes affaires, je descends à la ville dans quelques heures. 18h. Alain est le petit frère de Gaël. Je l’ai rencontré, lui et Junior, le jour du mariage. Je me suis très vite prise d’affection pour eux. Alain est très beau, il a un charme plus évident que celui de son frère, il est naturellement élégant. Il le sait. Cependant, sa vraie gentillesse et la réelle attention qu’il porte à ceux qui l’entoure, désamorcent quelque peu son caractère plutôt narcissique. Il en est de même pour Junior. En ville, les choses sont bien différentes de la campagne. Tout le monde a un téléphone et se prend en photo. En deux semaines de vie à la campagne j’ai appris à me détacher de mon image. Je ne sais pas à quoi je ressemble lorsque je me lave le visage. J’interprète des signes potentiels, les doigts sur le visage comme si je lisais le braille. Ici, croulant sous l’affluence de photos, l’image de moi-même qui m’est directement renvoyé m’effraie un peu. 23h. J’ai passé une délicieuse soirée en compagnie de Junior et d’Alain. Nous passons la nuit à boire du cream soda sur le toit de ce dernier. Le sujet de la foi est évoqué. Ici, les jeunes sont très croyants, ils ne comprennent pas pourquoi ce n’est pas le cas en France. Je leur explique je n’ai pas le temps, ou du moins que je ne le prends pas, pour penser à Dieu. Tout enfant, ou jeune qui possède le minimum de confort et de santé n’est plus facilement impressionnable. Comment est-il possible de croire à un miracle, lorsque, si tu as soif il te suffit d’ouvrir un robinet pour boire? L’analogie est peut être étrange mais me semble vraie. Junior et Alain sont aussi lucides sur plein de choses. Je tiens à garder contact et leur demande quand est ce qu’ils viendront me rendre visite à Paris. Ils m’expliquent qu’étant Haïtiens, ils leur est très difficile de sortir du pays. Haïti comme l’un des pays les plus pauvres du monde, le consulat accepte beaucoup plus facilement les demandes d’asile que celles de visa. Un Haïtien a le droit de faire la manche dans des pays riches mais ne possède pas le droit d’y faire du tourisme.


Ecrit dans l’avion, le lendemain

Il est très difficile de se laver de sa culture. Malgré ma volonté de m’éloigner de tout, j’ai emmené dans ma valise Montaigne, Deleuze, Weil, BEE et Eugenides. Ce que je lis et écoute a une influence sur la manière dont je regarde les choses, ça me tue. Je me demande ce qui se serait passé si j’étais venu sans rien, sans même ce cahier. 
J’ai beaucoup de respect pour toutes ces personnes rencontrées qui n’ont pas besoin de la philosophie ou de la littérature pour apprendre à vivre.