jeudi 26 mars 2020

Richard Jewell

FBI love story, par Mehdi : 

Je vais appeler cela une tentative, ou plutôt une nécessité, rongement comme l’eczéma ou sentiment de démangeaisons dans l’oreille. Je vais essayer (je ne sais pas pourquoi je commence toujours par je, j’espère m’en j’ebarrasser ), tentative désamorcée d’allitération.

Jewell, Le Cas de Richard Jewell, j’adore le titre français. Simple anecdote américaine, un fait divers dirait-on d’un point de vue américain. Un homme à la carrière bancale avec peu de rebondissements, Jewell étale son amour pour la sécurité et le service à double vitesse dans n’importe quel contexte. Comme surveillant dans un campus universitaire et plus tard comme gardien de la sécurité durant une festivité liée aux JO d’Atlanta. Jusqu’à là c’est la même prose que Honkytonk Man, raconter l’amour très humain du principe, trouvant ses fondements dans une passion, la musique (dans Honkytonk Man), l’aviation (Sully) et la sécurité sur une échelle différente (J.Edgar et Richard Jewell). D'ailleurs le titre des deux films est tout simplement le nom des héros. Dans Jewell à l’instar de Honkytonk Man, il y a un deuxième film qui commence quand la passion est remise en question. C'est là aussi que commence (en citant Wichita) : "The question of what’s right and not who’s right."

Notons aussi la poésie de Eastwood pour les personnages qui mangent des sucreries, qui d'autre a aussi bien filmé que Clint quelqu'un qui mange des snickers ou des glaces dans le 15h17 pour Paris. C’est très anecdotique comme référence. Mais c'est de la même manière que Eastwood filme aussi sagement, avec une distance précise Jewell câlinant sa maman ou les fleurs dans The Mule. Puis les personnages regardent la télévision de la même manière que Jane Wyman dans Tout ce que le ciel permet de Sirk. Bon, utiliser des références d’autres films dans une critique c'est bien mais ça coupe le rythme. Sinon on pourrait rallonger sur la comparaison avec Ford, de Liberty Valance (le Ford que les critiques aiment citer à tout va, alors que l’essentiel ne se trouve pas dans sa finalité mais plutôt dans les scènes d’introduction et de flirts). D'ailleurs c'est très marrant, c'est un des films les plus secrètement romantique de Ford. Quand American Sniper est sorti, j'en ai lu des conneries sur le supposé caractère Fordien du film, que nenni. Je ne vais pas tenter non plus la facilité, celle de décrire Richard Jewell par la grille de lecture la plus simple, le discours sur la fabrication néo-américaine des héros et l'urgence de trouver un ennemi, un coupable pour prouver la dominance américaine contrôlant chaque situation au possible. C’est marrant quand les institutions policières se tirent la corde pour savoir qui aura la main mise sur l’enquête, je pense que j'en ai assez dit sur cet élément du film. Puis à la différence de l’infâme objet manipulatoire de Fincher (Gone Girl), les médias dans le film de Eastwood ne sont pas déshumanisés. Les héros Eastwoodiens sont à la lisière d’une déshumanisation, car ils sont très silencieux, techniques voire précis. Pensée bouillante mais acte réfléchi, dans la retenue car des personnages avec des principes humain plus qu'humain. Bonté jamais ostentatoire comme chez Walsh. Refuser la mythification c'est la recette, Gran Torino et Impitoyable qui sont des films avec des dispositifs comme disait Moullet très similaires. Ces films se noient dans un processus de mythification presque perverse et auto-satisfaisante. Dans Sully et Jewell les personnages sont accusés de ce que Eastwood fait réellement dans Gran Torino et Impitoyable, c'est drôle des fois la vie. Il faut réagir que par amour de l’autre et de ses idées sans se noyer dedans ou mieux dit sans s'oublier (The Mule et la métaphore des fleurs qui ne fleurissent pas dans un même temps).

Place à l’éloge de la beauté, chose obligée, Clint vieillissant fils du système adoptant la théorie du paradoxe. Quelqu’un qui connait le système comme Clint, après toutes ces années, finit par le dérober, la Warner Bros comme parrain du nouveau cinéma et le seul. J’ai presque oublié que c'est basé sur une histoire vraie ou mieux dit sur des faits. Contraste teinté de gris. Les moments entre Jewell et son avocat c’est la beauté. Faut le voir, j'espère que Clint a encore de la force de continuer cette lancée de symphonies humaines depuis Hereafter (et la politique, on n'oublie pas la politique, de toute façon tout est politique). 


copuler, par Laura : 

Un prologue bural. Rencontre et presque immédiate séparation entre Watson et Richard, suivi d'un second bureau où aura lieu une scène de licenciement. Dès lors, advient une séquence dont j'ai du mal à déterminer la nature tant celle-ci se donne plutôt à décrypter comme une série de petites cellules totalement autonomes. Mais déjà, certaines des relations se donnent à saisir : deux couples (Richard/Bobi, Nadya/Watson) et deux personnes seules (Tom/Kathy) qui tenteront de faire duo, qui réussiront à faire performance.

1- Le mouvement d’une ligne droite, Kathy arrive dans l’arène. Journaliste à sensations, elle est très ennuyée d’avoir à couvrir le concert de Kenny Rogers à Centennial Park. Elle interagit vivement avec des collègues sans jamais s’arrêter dans son mouvement et repart aussitôt, seule.
2 - Plan d’extérieur du FBI. Tom au téléphone, il répond laconiquement que oui, c’est parfait. Il raccroche, on le force à surveiller le parc lors des festivités du soir. On entend les rires de son adjoint.
3 - Nadya rejoint Watson pour lui dire qu’il n’y a plus d’encre et de papier. On est dans un bureau d’avocat, ces deux-là n’ont pas le même genre de problèmes que Tom et Kathy. Watson se décide finalement à aller en acheter. Nadya lui dit que s’il arrive à nommer le nom d’un membre de l’équipe olympique, il aura 10% de réduction. On le voit longer un couloir.
4 - Plan d’extérieur de la maison Jewell. Bobi sort un gâteau du four tandis que Richard apparaît, il sort du couloir qui relie sa chambre au salon. Bobi met son gâteau dans un Tupperware et empêche Richard d’en récupérer un bout. Scène de loin la plus longue, Bobi tente d’atténuer les doutes de son fils à propos de sa profession : "still the good guy workin’up the bad guys…". Elle lui souhaite de bien s’amuser. Le soir venu il doit - lui aussi surveiller les festivités qui prendront part à Centennial Park.

Lors du concert de Kenny Rogers, Richard propose des canettes de Coca-Cola à des policiers pour que ces derniers puissent se désaltérer. Il est affaire d’embouteillages. Les policiers râlent et demandent à Richard son avis sur la question. Le film prend corps au moment même où l’on glose logistique. "Coordonner tous les transports pour que tout roule c’est difficile", explique-t-il. Il est moqué par ses interlocuteurs car il a l’air de prendre ces questions là très au sérieux. C’est pourtant ce dont il sera question par la suite - plus clairement : la manière dont on raccorde des personnes entre elles. Ce qui est impressionnant dans ces bulles d’exposition (1,2,3,4) c’est que malgré leur didactisme saillant elles creusent déjà ces problématiques de ligature entre les différents corps et les multiples espaces.


Par la suite, ces effets de jonction prendront une allure encore plus extraordinaire ; raccords, fondus, rappels. Mon exemple préféré : trois institutions (sphère privée, médiatique et fédérale) réunies en un raccord. Ce sont deux petits coups inaudibles, portés du bout des doigts par Tom sur le nom de Kathy écrit dans le journal local (elle a trahi la promesse de ne rien révéler de l’information dont il lui avait fait part) qui raccordent en deux coups sourds sur la porte des Jewell.




D'après le mouvement d'appareil, par Swann : 

D'après quoi, le cas Richard Mut... le cas Richard Jewell ? Encas : Richard Jewell n'est qu'un faciès rond, comme une explosion, une image à chasser, le Bouddha de la salle de bain, celui qui songeait à couver une bombe, parmi les danseurs. L'image intérieure. Rien de ce qui peut se montrer. En vérité, je ne conçois pas de cas Richard Jewell. Plénitude de bon ton là où règne l'absence, l'inavouable : le neutre. La Blanche. Circulez, dirait le flic.

Envisageons, à partir du dernier film emmené par Clint Eastwood, sorti dans nos contrées, les moins éloignées (celles, justement, qui semblent devoir y voir un cas), le 19 février 2020, servi courageusement par Sam Rockwell, Olivia Wilde, Kathy Bates, Jon Hamm, tous les autres, le cas de ce qui n'est d'abord pas le sien (Richard), l'inénarrable ; le cas, dont on a finalement peu fait, à force de trop en dire, livre dans du livre, l'affaire d'une autre figure, plus ovale.

Alors, dissipée, la journaliste Kathy Scruggs fait, comme une autre fois, son entrée dans les locaux de son journal, bien connu, d'Atlanta. Nous croyons l'avoir déjà vu, un instant auparavant, nous le reverrons sans doute. D'où vient cette expression soudainement distinguée ? Un air de surprise creusé sur le visage, puis la joie cruelle, le soupçon de l'impunité, l'hilarité. Une clameur accueille cette entrée. Tous les collègues applaudissent la femme déridée qui a donné la nouvelle – unisson (concert ?). It's Atlanta ! Kathy Scruggs vient de parjurer (nous ne savons pas aux yeux de qui, au juste). Cette parole la précède, de sorte que l'appareil, oui l'appareil, qui est toujours déjà là avant, oui, ne peut avoir qu'un train d'avance. Richard Jewell est mis en cause fautivement par le journal pour quelque chose qu'il n'a pas fait, pire, pour quelque chose qu'il a empêché. La télévision a répandu la funeste nouvelle, circularité manigancée par trop sciemment. Nous l'avons vu. Kathy, pas encore. Etait-ce de la surprise ? Non, nous voyons bien qu'il s'agit de la stupeur, du retour à l'envoyeur. Déridée n'est pas Derrida. D'où ce mouvement d'appareil (toujours, pareillement, l'appareil) inouï : partant de la télévision, s'extrayant jusqu'à Kathy, survenante, un savoir absolu, totalitaire, se heurte à l'ignorance ; de Kathy jusqu'à la salle, l'audience qui sait ; la surprise, la stupeur. Un gouffre, l'air de rien. Un air. L'appareil médiatique, déjà là, nimbant d'une lumière crue l'entrée en scène d'une dépossédée, ne laisse aucune échappatoire, source et cible de l'information comprises. Au nom de quoi cet air, visage, espace, lestement accordé à l'incongruité de la situation ? Eastwood filme, le plus simplement du monde, l'entrée de Kathy dans ses bureaux. Une scène avant, elle y était déjà. L'histoire cahote légèrement au gré de cette répétition. Elle venait de dire le mensonge. Ombre striante. La nouvelle s'était répandue immédiatement. Elle était revenue tout aussi vite, dans son environnement, dans son élément. Des trajets télescopés qui ne laissent pas indemne. Donc, cet espace. Kathy prend conscience, très vite, de la clameur qui l'entoure, l'appareil, de l'ouverture de cet espace incommensurablement nouveau. La caméra panote légèrement vers la droite et laisse l'air entrer dans le champ. Kathy est, selon le vocabulaire technicien (de l'appareil), décadrée. Maintenant, regardez-la, elle, en ce là, sans habitude. La caméra l'a filmée, elle. Dans son bureau. Avant l'appareil, peu, ou rien. L'espace contracté, le décrochage a lieu. L'appareil a pris de l'avance, la caméra traque le fait et ne la suit plus, l'appareil ne comble plus l'espace entre elle et les autres. La nouvelle, encore, s'est répandue, véloce, sans que elle le sache ; c'est cette vitesse, signe entraperçu d'une promiscuité nouvelle, qui la surprend, elle, survenante, au creux de l'invisible phénomène. Le journal finit par lui tendre le journal... qu'elle attrape.

Soudain, je me demande : que fait-elle ici au milieu de tous ces gens qui semblent la voir pour la première fois, suspendue dans l'air fin du triomphe ? Événement si grave que personne auprès d'elle ne l'aperçut et, bien que l'atmosphère fût lourde et bizarrement altérée, personne ne sentit ce qu'il avait d'étrange. Elle eut un mouvement imperceptible... Seule, elle vit approcher le moment du miracle et elle ne reçut aucune aide. O sottise de ceux qui sont déchirés par la douleur. Personne ne songea, auprès de celle qui était beaucoup moins que mourante, qui était morte, à multiplier les gestes absurdes, à se mettre, en se libérant de toute convenance, dans les conditions de la création première. Personne ne rechercha les êtres faux, les hypocrites, les êtres équivoques, tous ceux qui bafouent l'idée de raison. Personne ne dit dans le silence : « Hâtons-nous et, avant qu'elle ne soit froide, précipitons-la dans l'inconnu. Faisons sur elle l'obscurité pour laisser la loi s'abandonner déloyalement à l'impossible. Et nous aussi, écartons-nous, perdons tout espoir : l'espoir même doit être oublié. »... Il n'y avait plus en effet d'espoir. Ce moment de suprême distraction, ce piège où ceux qui ont déjà presque vaincu la mort, tombent, en regardant, suprême retour d'Eurydice, une dernière fois vers ce qui se voit, ELLE aussi venait d'y tomber. Elle ouvrait les yeux sans la moindre curiosité, avec la lassitude de quelqu'un qui sait parfaitement à l'avance tout ce qui va s'offrir à sa vue. Voilà en effet... Mon Dieu, c'était bien cela. Tous ceux qu'elle aimait étaient là. Blanchot, de loin en loin, a déjà senti ce moment crucial de la reconnaissance, rarement vécu aussi crûment, amoureusement, avec toute la blancheur du fait humain. Reconnaissance inattendue, sensation pareille au plaisir de danser au milieu d'une foule d'inconnus, menacés sans le savoir, l'inconséquence au corps, c'est en eux, mais protégés par ce qui est pareil à eux, qui est leur semblable, leur absence, l'inavouable. Kathy Scruggs, garce parmi les garces, autant dire, danseuse, crée le cas Richard Jewell de toutes pièces. Elle l'a fait sans y penser. C'est le geste. Eastwood assume tout avec elle. Elle en garde l'image, félicitée. Un rire franc, sardonique en diable, un ricanement jubilatoire, il faut bien le dire, retentit, s'enorgueillit, enfle, et puis s'estompe. C'est tout.

C'est elle, à cet instant, que je regarde, au cœur de son spectacle, de sa gratuité, son bonheur au cœur. Rien qu'elle. Le film m'a offert, toujours l'air de rien, les conditions de possibilité de cette vision, toute ambiguë. Heureux méfait, de ceux qui ramènent à l'euphorie candide d'être pris sur le fait dans la plus grande stupéfaction. Stupéfaction du temps arrêté, neutre à nouveau, moralement neutre, ouvert. A l'autre bout de l'appareil, le superbe Sam Rockwell ne peut contenir son sourire : "look at you", le temps perdu, le temps retrouvé devant - non pas "à la vue de" - l'inénarrable Richard Jewe...

Prière de la regarder, elle et sa joie non feinte, avant que d'en faire cas. 

jeudi 12 mars 2020

La Clairière





Julien Bisson, Victor Michel, Agathe

Lucas Gouin et Paul Michel - 2019

jeudi 5 mars 2020

Judex en live

03/01/2020 : 
Judex épisodes 1 & 2 (1916) – Louis Feuillade 
Envie de films muets, ces derniers temps. De sortir des mots, et d’être seul avec le film : le cinéma muet a cette faculté-là de nous plonger dans le silence, les yeux rivés vers un monde passé que nous revivons en nous-même, sans l’aide de personne. Dès le début du parlant, le cinéma ne se regarde plus au passé : car c’est le son, bien plus que l’image, qui est présent pur. L’image est fantôme du présent, comme cette danseuse dans un épisode magnifique d’Angel (le spin-off de Buffy), qui, condamnée par le sort d’un amant jaloux, rejoue chaque soir depuis un siècle exactement le même spectacle, avec la même souplesse, le même jeu de corps, les mêmes imperceptibles fautes… 

Judex n’a rien perdu de sa vivacité. Feuillade, à sa manière, a inventé le film d’action, dans ce qu’il a de rapide et ludique. McTiernan (Die Hard 1 & 3, Thomas Crown…) n’est jamais très loin : circulation entre esprit, corps et décors ; virtuosité facétieuse ; amour du jeu. Le premier épisode, comme dans Les Vampires (1915), met en évidence tout ce qui, dans le monde austère, courtois et présentable de la bourgeoisie, tient du jeu d’enfant : on se cache, on se déguise, on s’écrit des petits mots… Puis dans le deuxième apparaissent justement des enfants, extraordinairement réjouissants : ils sont filmés de plus près et l’on sent d’emblée que Feuillade se place de leur côté. Lui qui observe avec une distance amusée les grands bourgeois guindés (d’une manière qui évoque de loin Tati, à qui j’ai d’ailleurs pensé au moment où les gardiens de prison mettent en place un « miroir électronique » permettant de surveiller le détenu, et dont la chaleur fait brûler le voile que le prisonnier place par-dessus pour tenter de se dérober à la vue de ses geôliers), change instinctivement de regard dès qu’il s’agit d’enfants. Il s’approche d’eux, les accompagne dans leurs petites magouilles, les montre mobiles et parfaitement à l’aise dans leur environnement. Le plaisir est immense à voir une petite fille grimper dans une charrette et se cacher sous un gros tas de choux, ou un garçon vêtu d’un costume trop grand, qui lit une lettre comme un adulte avant d’enfiler un chapeau nettement plus gros que sa tête puis de partir s’accrocher à l’arrière d’une voiture pour effectuer clandestinement le trajet jusqu’à la ville. Ou encore -peut-être la scène la plus merveilleuse-, un enfant à qui l’on dit d’être « un bon garçon » avant de le laisser seul, qui s’empresse d’ouvrir aux deux pigeons enfermés dans une cage sur la table du salon pour les laisser s’échapper par la fenêtre (peut-être est-ce là la meilleure définition du « bon garçon » ?). 

Frappé aussi par le nombre de lettres lues, et le rapport de Feuillade à l’écrit. Moi qui parlais de « sortir des mots », me voilà loin du compte… Feuillade procède chaque fois de la même façon : plan large sur la pièce -la personne qui lit, les gens qui l’entourent- ; gros plan sur la lettre ; à nouveau plan large, le même qu’avant. Ce qui est fort, c’est que l’insert de la lettre modifie profondément la perception du deuxième plan large, qui se trouve alors envahi ou d’amour (pour des nouvelles à la famille) ou de suspicion (pour une lettre de menaces). Dans le second cas, le jeu de chacun s’en trouve perturbé, les adultes bien habillés doivent composer avec cet inattendu qui brise leur absolu contrôle de leur personnage. C’est dans cette reconfiguration du bal masqué jusqu’ici strictement installé que se joue la toute première subversion de la lettre anonyme. Pour le reste, à suivre… 

04/01/2020 : 
Judex épisode 3 (1916) – Louis Feuillade 
Toujours aussi haletant, toujours le même plaisir (suspendu par le carton « à suivre... », après un plan final du couple de fomenteurs, tenant chacun à la main un long fume-cigarette blanc, prêts à exécuter leur mauvais coup dans le prochain épisode). Cette fois ce sont les chiens qui entrent en scène ! Comme les enfants, ils font preuve d’une grande aisance pour disposer du décor et se jouer des conventions mondaines : l’un d’eux saute en l’air et tire la cloche avec sa bouche, ce qui actionne automatiquement le levier permettant d’ouvrir la porte du jardin dans lequel se précipite alors la meute entière, au nez et à la barbe du gardien qui s’en trouve complètement débordé. C’est un chien, aussi, qui flaire le passage secret derrière la cheminée, puis un autre encore qui découvre la captive endormie (dans la main de laquelle le mystérieux Judex, avec sa cape et son chapeau noirs, glisse délicatement une lettre secrète). 

Feuillade, pour construire ses scènes, use toujours des mêmes schémas : il semble n’avoir que trois ou quatre idées de mise-en-scène et de narration, mais les réinvestit chaque fois d’une façon nouvelle, si bien que le film nous donne l’impression grandissante d’une inépuisable inventivité. Cette inventivité-là, ainsi qu’un certain détachement des acteurs vis à vis de leur rôle, ouvrent beaucoup le film : on se dit qu’il pourrait se poursuivre éternellement, ou s’arrêter n’importe quand. Qu’on pourrait reprendre le personnage de Judex, par exemple, pour raconter tout autre chose… Comme si Judex, Paris, la campagne alentour, etc, n’étaient que ce qu’il y avait dans la malle d’une troupe de théâtre : des composantes riches en devenirs, des masques et des décors à même d’être utilisés pour mille et un spectacles différents. Cela m’inspire l’envie non seulement de faire moi-même du cinéma (ça semble si facile !), mais aussi de percevoir les éléments de ma propre vie comme modulables, recyclables à l’infini, ouverts à tous les possibles pour peu que je laisse libre cours à mon imagination. 

05/01/2020 : 
Judex épisode 4 (1916) – Louis Feuillade 
Je commence à ne plus rien comprendre aux multiples péripéties (des magouilles en tout genre), mais le plaisir reste intact. Le fil narratif est proprement un fil, un élément neutre à partir duquel se brode une mise-en-scène, dans le sens plein du mot. Ce qui importe, c’est comment les personnages se tiennent, jouent et se jouent les uns des autres ; comment les actes sont manigancés, annoncés, exécutés… C’est le plan qui est maître : planification et travail de la surface (reliefs, perspectives, entrées et sorties). Formation à la stratégie, donc cinéma pour cinéastes ou joueurs en tout genre. 

Drôles d’enfants qui font tout tous seuls. Je repense à Nana (2011, Valérie Massadian), pour moi l’un des plus beaux films de ces dix dernières années, où Nana, haute comme trois pommes, se retrouve seule dans une maison en pleine campagne et se débrouille pour chasser, jouer, s’organiser un coucher… Nous devrions faire davantage confiance aux enfants, en leur capacité à investir l’espace, penser avec leur corps. Dans Nana, c’est extraordinaire comme le corps est intelligent, laborieux, dévoué. On y voit de nos yeux un enfant de trois ou quatre ans qui explore, travaille, joue dans le monde d’une façon parfaitement autonome (beauté de ces plans larges qui deviennent un immense terrain d’aventure). Dans cet épisode de Judex, le petit garçon et la petite fille -toujours les mêmes- pêchent tranquillement sur la bordure d’un fleuve lorsqu’ils voient une femme tomber à l’eau (elle a été jetée du pont par deux malfrats). Alors ils prennent une barque, rament jusqu’à la femme, la tirent de là, puis la ramènent sur la berge. Et tous les gestes sont montrés dans leur entier effort, même la tentative de secourisme du garçon sur la rive, répétant maladroitement un mouvement de repli des bras qu’il avait sans doute vu ailleurs. 

Quant à cette femme brusquement renversée par-dessus le muret du pont alors qu’elle se promenait tranquillement, c’est le premier grand éclat de violence du film. Il y avait jusqu’alors un esprit si ludique que ce geste soudain procure un sentiment d’effroi. Le jeu, d’un coup, laisse entrevoir l’horizon d’une mort véritable, et l’air léger de l’innocence s’évapore au profit d’une obscure nappe de morbidité. 

06/01/2020 : 
Judex épisode 5, 6 & 7 (1916) – Louis Feuillade 
Judex, comme Les Quatre fils (1928, Ford) vu hier, accorde une grande importance au motif de la lettre, mais d’une façon tout à fait différente. Dans le film de Ford la lettre est vue comme un objet intime, privé, qui n’appartient qu’à son destinataire : il n’y a d’ailleurs jamais de gros plan sur elle, elle n’est lisible que de ceux à qui elle est adressée. La lettre est la nouvelle d’une vie -ou d’une mort- restituée par des mots, et sa lecture constitue l’accomplissement d’un devenir (réussite en Amérique, mort à la guerre...). D’où les spectres qui planent, figures par excellence du devenir et des virtualités. Tandis que la lettre de Judex est un objet de communication, un message, destiné à donner des indices ou à changer les règles. Le gros plan systématique est tout à fait logique : la lettre est à elle seule un plan, surface plane et planificatrice, adressée à l’espace social dans son intégralité (y compris le spectateur), qui doit en tenir compte. Du reste elle est toujours intrusive, on la voit venir du dehors avant qu’elle ne soit lue, et bien qu’elle soit signée elle agit comme une donnée objective : c’est le croupier qui signale la redistribution des cartes. 

La comédie s’étiole au fil des épisodes, un climat de plus en plus lugubre s’installe, qui réduit l’espace de jeu. Certains personnages ne supportent plus leurs propres artifices : Morales, qui fomentait des plans machiavéliques depuis son salon mondain, hésite puis se rétracte au moment de tuer au couteau une femme endormie ; un riche père de famille se suicide dans sa maison bourgeoise suite à l’annonce de sa faillite financière. Il s’assoit à son bureau, une lettre scellée à la main, mais ne l’ouvre pas : le jeu est terminé pour lui. Il sort de son tiroir un revolver. Sa mort est annoncée un peu plus tard par l’apparition brusque d’un carton « un coup de feu » alors qu’on voyait sa femme et ses deux fils en bas dans le salon. Elle est terrible, brutale, frappe le film d’un nouveau coup d’effroi. Dans le monde de Feuillade, la mort est l’excédant, le tabou, la triche ultime. Une tombée de masque irréversible. Game over

Un peu plus tard, dans la même maison, l’amour entre en scène et fait le même effet. Judex, son masque retiré, avoue à Jacqueline (fille de son grand ennemi le banquier Favraux) qu’il est amoureux d’elle. Aimante aussi, elle s’y refuse pourtant, désespérant d’un union impossible. Une scène directe, cartes sur table, étonnamment sentimentale, à la suite de laquelle l’un et l’autre des personnages sont accompagnés dans leur solitude respective, hors-jeu, à l’écart de toute affaire sociale. A suivre (encore) pour découvrir où va mener cette surprenante évolution de l’atmosphère… 

07/01/2020 : 
Judex épisode 8, 9 & 10 (1916) – Louis Feuillade 
Ces derniers jours, le désir de me remettre à Judex, puis le plaisir à regarder, s’apparentent à ce qu’on peut éprouver lorsqu’on est engagé dans un jeu vidéo : une stimulation ludique, vive et qui sollicite presque trop d’attention. Sans doute cette excitation-là est-elle aussi poussée par l’écriture, cette discipline que je m’impose assidûment et avec joie, et qui maintenant se trouve inséparable de ma rencontre avec le film. Et si Judex est un jeu vidéo, il est fait en 3D, tant il donne l’impression que pour chaque plan large la question du relief a été posée puis résolue : traversée de long en large, devant, derrière, investissement de chaque recoin… Le travail topographique est extraordinaire. 

L’épisode 8 est particulièrement vif : courses poursuites, enlèvement, fusillade… et un cache-cache géant dans les sous-sols d’un vieux château dressé sur une colline. Le film, décidément haletant et saccadé, accélère de nouveau. L’étau se resserre, on entre dans la strette, mais l’espace s’ouvre et s’élargit. C’est une fugue de plus en plus loin de la ville, à l’air libre. L’écart devient flagrant entre les hommes d’action, toujours à l’œuvre dans leurs magouilles, et le tragique qui s’installe chez les personnages que l’on commence à bien connaître (Judex, Jacqueline, Kerjean, Morales…). Seuls les enfants, toujours, font fi de la pesanteur : la petite fille, qui déjà avait sauté de cinq étages pour s’échapper d’un enlèvement (épisode 6), escalade cette fois sans problème un double mur instable pour sortir du grand jardin de sa maison. De l’autre côté, elle y trouve Favraux, banquier en fuite recherché par tout le monde, mais qui pour elle n’est que « grand-père ». Ils se serrent un temps dans leurs bras, heureux de ces retrouvailles, puis se séparent à nouveau pour que le fugitif puisse quitter les lieux en bateau. 

Les grands bourgeois commencent à fatiguer de leur inertie. Eux qui étaient jusqu’alors assis bien droit dans des fauteuils, coincés dans une posture distinguée, comme stagnant au milieu des mots et des idées, eux-même, dans les mêmes fauteuils, décrépissent peu à peu. A l’exception bien sûr des amoureux, Jacqueline et Judex, qui maintenant se promènent sur la plage. Et sauf aussi le personnage de Cocantin, apparu dans l’épisode 6. C’est le même acteur que le Mazamette des Vampires, dont il reprend la moustache et le caractère. Un homme simple, candide, tout à fait inadapté à toute convenance. Lui se refuse évidemment à rester assis sans bouger : il sautille, danse, gigote dans tous les sens. Le voilà par exemple surpris dans un bureau avec un chapeau de papier en guise de couvre-chef. Les adultes de son entourage l’envisagent avec la condescendance adressée aux simplets ; je le vois comme un homme libre, accueillant à bras ouverts la liberté de l’enfance. 

A deux épisodes de la fin du feuilleton, une femme en draps blancs erre la nuit dans une grande maison, traversée par le pressentiment de fantômes à venir. Pièce après pièce, il n’y a rien : elle est seule. Peut-être est-ce la respiration de l’air encore lugubre du film qui nourrit ses fantasmes… 

07/01/2020 : 
Judex épisode 11 & 12 (1916) – Louis Feuillade 
La grande fugue se poursuit jusqu’au port. Judex, cherchant à négocier, est embarqué dans le bateau de la cupide Diana, où se trouve aussi Favraux (de qui elle cherche depuis le départ à soutirer de l’argent), et l’intégralité de l’épisode 10 se déroule en mer. Feuillade s’adapte aux remous des vagues : rebondissements, souffle d’aventure… il improvise un vrai film de pirate ! Incroyable, tout de même, l’ampleur de ce film ; cette aisance à passer d’un registre à l’autre, d’un ton à l’autre… et de tout prendre en charge avec tant de souplesse. 

La fin est très émouvante. Judex se joue des pirates et s’échappe avec Favraux, qu’il a choisi de pardonner d’avoir ruiné sa famille. Favraux s’en veut terriblement. Il rentre désœuvré à la maison, s’assoit sur une chaise et fond en larmes la tête entre les mains. Le film, entièrement avec lui, prend le temps d’accueillir son chagrin. Puis Favraux se relève et rejoint sa femme dans la pièce d’à coté. Il se met à genoux pour lui demander pardon. « Nous te pardonnons tout » répond Jacqueline qui entre aux cotés de Judex et des enfants. Ces paroles, signalées d’un carton, semblent peupler le plan d’échos d’une douceur indicible, presque miraculeuse. Il reste quelques scènes pour lisser les contours et conclure le récit (Cocantin se fiance et adopte le petit garçon, le cadavre de Diana est retrouvé sur la plage par Kerjean lors d’une balade au bord de mer, Judex et Jacqueline se marient…), mais la fin véritable se situe, pour moi, dans ce « nous te pardonnons tout » qui suspend comme un mot de passe ce grand jeu de 5h, et scelle et ouvre d’un même geste la morale de l’histoire -une morale pleine d’un relief que toutes les lettres du monde ne suffiraient à dire.