jeudi 26 décembre 2019

Deux films d'octobre + arpentages de Laura et Paul



Paul :
Un diptyque c’est-à-dire deux volets pour une fiction d’espace et de parole. Leur début commun : une table. Ou cet autre sol proposé aux mains, la surface où elles organisent la bonne distance des objets entre eux, le plan égal où elles déploient leur travail gestionnaire.
Dans l’un de ces deux volets bien nommés c’est alors l’archéologie d’un intérieur comme tectonique des surfaces qui font le décor de la vie intime. La caméra y bouge par coups de coude pour observer gaiement l’habit privé. Des bribes de discussions se reflètent sur les plans proposés par les objets (le mobilier, les orchidées, les vaisselles et rambardes : toutes ces forces de structuration). Ce peut être l’épisode de la médiation. Médiation de l’espace : le mouvement de la caméra est plaisir de la grimpe dans le décor, quelques passages impromptus qui meuvent le petit théâtre (le compressent et l’écartent), où celui qui filme se rêve en pilote redistribuant les objets selon sa vitesse. Re-médiation ludique de la parole : le ridicule des mots télévisuels, drôle et vain spectacle face à l’invention des rumeurs intimes.
L’autre épisode (l’ordre, peu importe) est plus pathétique et laborieux. Il est la projection vers l’extérieur de ce qui se joue d’instantané à l’intérieur. Ici, en impossible illustration de la discussion hésitante, ce sont les silhouettes d’arbres devant des figures sportives. Un deuxième film cloîtré qui se fait sur l’écart entre trois dispositions de corps : les footballeurs du dehors, les danseurs d’une vidéo in-vue, les mouvements (qu’on imagine malins) des acrobates de l’intérieur ; où chacun travaille sa bonne place, son quota d’énergie.
Deux fins, deux fils tendus. D’une face : un rire net qui épure les paroles. De l’autre : un petit tour sur balcon qui énonce le possible d’autres intérieurs.
A n’en pas douter, ce qu’on trouve de meilleur dans ces deux films c’est leur rare condition de diptyque. La seule chose qu’on y fasse vraiment c’est l’éloge de l’écart. En premier et dernier lieu une fiction à deux personnages, la façon dont, depuis leur deux âges, ils jouent une gestion mutuelle de leur place, leurs mots et leur temps. Cela ne peut se dire que dans le mouvement des deux volets, dans leur généreuse distance. 


Laura : 
Adèle Van Reeth se demande qu'est-ce qui, dans cet événement banal, la phrase est laissée en suspens. Ton film se termine comme ça. Je me souviens que tu avais peur que ce bout de phrase puisse être interprété à un quelconque degré, alors que tu m'as longuement expliqué qu'elle était juste là, comme ça, et que tu n'y avais prêté attention que plus tard. Ce n'est qu'au montage qu'elle s'est révélée. Tu as émis l'hypothèse qu'elle puisse passer inaperçue. 

Pas d'inquiétude à avoir, tu as donné corps à des images suffisamment riches pour que s'y exprime le libre jeu des associations et cela, sans que tu y sois pour quelque chose. La vitesse d'un mouvement de caméra raccorde de manière saillante avec les images et les sons de la course automobile. Que ce soit ou non ton intention, cela n'importe que peu.
Ce petit film est simple en tant qu'il n'est justement pas contaminé par un discours, et pourtant, ce que tu donnes à y voir est bien complexe. Le film, on le comprend, a requis un évident effort physique, de placement et de précision. On peut se le demander (tu te le demandes peut-être), vers quelles images cours-tu ? Ce que tu écris avec ta caméra, c'est ce tâtonnement-là.

Toutes ces couches sont un peu vertigineuses. Tu donnes à voir le "comment". Le comment, c'est le moment où par ton action, tu es en train de transformer le temps en matière physique, tangible.

C'est aussi une histoire de place, la tienne, celle de ta grand-mère, des objets qui vous entourent et de la caméra. Suprême beauté, toi, qui arrive malgré tout à t'oublier : une forte respiration, des passages devant la caméra.
Ce n'est pas tant de la dissociation, avoir l’œil dans la caméra ou le pied dans le monde. Vivre le moment ou le donner à voir. C'est un peu tout à la fois, même si de temps en temps, il me semble que tu t'oublies lestement dans l'un ou dans l'autre. 


« Quelqu’un en moi converse avec lui-même. Quelqu’un en moi converse avec quelqu’un. Je ne les entends pas. Pourtant, sans moi qui les sépare et sans cette séparation que je maintiens entre eux, ils ne s’entendraient pas. »

« Les pensées de la nuit, toujours plus brillantes, plus impersonnelles, plus douloureuses. Constamment douleur et joie infinies, et en même temps le calme. »

« Deux paroles étroitement serrées l’une contre l’autre, comme deux corps vivants, mais aux limites indécises. »

« À travers les mots passait encore un peu de jour. »

Maurice Blanchot, L’attente l’oubli

samedi 30 novembre 2019

Le dernier film de l'Histoire du cinéma


Il y a des films qui donnent l’impression d’être les derniers. Du moins c’est l’impression qu’ils me donnent. 

Hier soir, je voyais City Girl de Murnau, et pendant le travelling situé à peu près à la fin du premier tiers du film, celui qui donne à voir les embrassades joyeuses du jeune couple dans les champs, ce sentiment (pas encore une pensée) m’est venu, City Girl est le dernier film de l’Histoire du cinéma. L’idée est factuellement fausse, elle ne repose même pas sur grand-chose, mais le sentiment est tenace, il vient comme une évidence. 

Des films qui donnent ce sentiment, il y en a plein, et je pense même qu’entre les cinéphiles c’est souvent les mêmes titres qui reviendraient (et je crois, j’espère, que la liste ne coïnciderait que partiellement avec celle des « Meilleurs Films De L’Histoire Du Cinéma »). Ce qui, dans City Girl, m’a donné ce sentiment, c’est peut-être d’abord (évidemment) que le film date de cette date butoir et « symbolique » qu’est 1930, crépuscule du cinéma silencieux à Hollywood et installation pleine et entière du « parlant » [1]. Et si ce « dernier film muet » semble conscient de l’être, c’est aussi parce qu’il a l’air, « sans y faire attention », d’accumuler tout le cinéma qui le précède, comme pour sauver les meubles muets des talkies qui ont presque totalement envahis les studios américains [2]. Ainsi Murnau filme, en vrac, des trains arrivant en gare, des tableaux de Millet et des spéculateurs griffithiens, des lumières allemandes… Voilà tout ce que le muet a fait ; voilà tout le cinéma

Mais cette impression vient peut-être aussi du fait que City Girl est presque le dernier film de Murnau (Tabou est presque une anomalie, un film sonore, un film difficilement achevé, un film tourné à l’étranger, un film co-réalisé avec un autre cinéaste…), et que Murnau porte avec lui toute une idée du cinéma, et son nom s’associe à quelques-uns des plus beaux films qu’on puisse voir. L’achèvement est double. 

*

Eyes Wide Shut, dernier film de son réalisateur, film auquel je pense tous les jours, me donne aussi l’impression d’être le dernier film de l’Histoire du cinéma, mais ce n’est pas pour cette raison biographique. Je ne crois pas que mon aversion (partielle) pour l’œuvre de Kubrick suffise à expliquer pourquoi sa mort « en cours de montage » me semble insuffisante pour expliquer ce sentiment. Disons que le nom de Kubrick, qu’on le considère ou non comme un grand cinéaste, n’a pas « porté » le cinéma comme celui de Murnau… Car Kubrick est un cinéaste dont l’œuvre naît dans la modernité, qui commence à tourner quand le cinéma hollywoodien est dans sa phase terminale, et cela en fait une figure radicalement différente des cinéastes ayant vécu avant lui. Son nom ne saurait signifier « cinéma » comme celui de Murnau, de Ford, de Chaplin... Qu’on m’excuse si cela paraît insuffisant ; il faudrait pousser plus loin l’investigation. 

Eyes Wide Shut, donc, dernier film de l’Histoire du cinéma. C’est que Eyes Wide Shut, dans sa contradiction avec l’œuvre précédente de Kubrick, semble contenir « l’aveu » d’une découverte fondamentale, découverte gardée secrète mais qui explique la beauté et le mystère du film. On a souvent dit et écrit que Eyes Wide Shut est le film le plus maîtrisé de Kubrick, celui du contrôle absolu et de la mainmise sur chaque atome filmique… C’est complètement faux, et c’est pour cela que le film est magnifique. Puisque pour la première fois, Kubrick filme un acteur (et justement, le fait qu’il ne lui donne aucune « direction d’acteur », comme cela a souvent été signalé, est le premier aveu du refus du contrôle, quel que soit le nombre de prises qu’il lui faut), et pour la première fois, il garde le mystère complet, en niant jusqu’à l’intérêt de l’expliquer. C’est que le mystère est purement filmique, et que la prostituée meure d’une overdose ou assassinée par la société secrète, cela n’a pas d’importance, puisque l’important est que la prostituée ne meure pas vraiment, tout ça c’est un scénario, c’est Tom Cruise qui erre dans un New York artificiel (le plus beau décor de l’Histoire du cinéma – et ça ce n’est pas qu’une impression). Kubrick est absent, il ne fait plus que filmer le film ; et ses grandes idées sur l’univers, la vie, les êtres, pour une fois, il les garde pour lui, et son talent indéniable de metteur en scène peut enfin culminer en un film de cinéma, rien que de cinéma, purement de cinéma. 

C’est pour la même raison que Antonioni réussira son plus beau film, aussi le dernier film de l’Histoire du cinéma, 25 ans avant le film de Kubrick… Profession : Reporter. Dès le titre, tout est dit [3], ou justement rien n’est dit : il n’y a pas de symbole, pas d’éclipse, de désert rouge, il ne sera donné à voir qu’une description, combat riquiqui, sans intérêt, mais où se déploie tout le génie du metteur en scène. S’il y a de la métaphysique, des grandes idées dans Profession : Reporter, elles viennent du sujet, des choses mêmes… Profession : Reporter est presque un film Lumière, ceux de la joie de voir la plus petite chose, un des films où l’on voit presque le vent dans les feuilles (ou le sable qui vole ; cela revient au même). 

*

Et si les derniers films de l’Histoire du cinéma, c’était justement les films Lumière ? L’idée n’est pas très originale (Pialat et Renoir l’ont souvent dit, Godard d’une autre manière), mais il faut admettre qu’elle est loin d’être inintéressante. Tentons quelque chose qui n’est peut-être pas exact : le cinéma serait la seule discipline où il n’est pas ridicule d’imaginer que l’acte primitif et fondateur est aussi le sommet esthétique imaginable (l’influence de la peinture rupestre ou de la tragédie grecque dans leurs disciplines respectives n’est toujours qu’une influence, un fantasme qui s’annonce comme fantasme, et les théories décisives qu’on élabore à partir de celles-ci vieillissent souvent très mal). En effet, ces « vues », ces barques sortant du port et ces places bondées, donnent bien le sentiment de contenir d’avance toute l’Histoire du cinéma, mais aussi porter la trace de ce qu’il n’a jamais été tout à fait : outil de réflexion, de documentation. Les « symphonies urbaines » font d’une certaine manière pâles figures faces aux vues urbaines tournées par les opérateurs Lumière, et même les plus belles semblent manquer de quelque chose… 

J’écris « les films » Lumière : c’est parce qu’aucun film ne prend le pas sur l’autre, ils forment un corpus unique et portent tous cette impression, à des degrés différents certes. Il y a un autre cinéaste qui fait la même chose, un cinéaste qui a beaucoup plus à voir avec les Lumière qu’on pourrait le penser : Jacques Tourneur. « Tourneur », comme Lumière, c’est un nom qui dit quelque chose, une belle onomastique : un cinéaste qui tourne (« ça tourne comme la terre autour du soleil », disait Rivette à Renoir). Skorecki, dans un texte célèbre, avait bien raison de les rapprocher : « Lumière invente les images. Tourneur se charge de les détruire. » Mais aussi cinéaste de la fin du cinéma, où chaque film peut être le dernier, chaque film est une affirmation telle du cinéma qu’il pourrait en annoncer la disparition. Et pourtant à chaque film il recommence. Il gagne la guerre, vainc l’ennemi, mais, à ce qu’il paraît, sans faire le moindre effort. Le jour se lève sur le champ de bataille, et tout est déjà oublié ; fin de tournage pour Stranger on Horseback, il passe à Wichita. Biette avait raison : il avait la clé du cinéma. 

*

Il y a un cinéaste qui a, au moins dans un film (peut-être dans plus), poursuivi brillamment la voie ouverte par Lumière, c’est Mekas (je pense à A Walk, son premier film tourné en vidéo : la fin du cinéma ?). Pourtant les films expérimentaux, qui se donnent parfois pour sentencieux, terminaux, radicaux, ne me donnent jamais cette impression d’être les derniers films de l’Histoire du cinéma. Les films expérimentaux, qu’ils se considèrent comme « le cinéma même » ou « l’autre cinéma » (c’est souvent les deux en même temps), appellent justement d’autres films, ceux qui les précèdent, et ceux qui vont suivre. Par leur principe même, souvent radical, avant-gardiste, ils ne peuvent être une condamnation totale. Ils disent qu’il faut agir. 

Et justement, Mekas a eu son petit mot à dire sur une possible « fin du cinéma », d’une manière un peu naïve… « Le cinéma n’a pas cent ans », s’écrie-t-il, puisque le cinéma est toujours renouvelé, toujours présent, il ne vieillit pas… Et le sous-entendu de tout cela, bien sûr, c’est une réponse d’un homme-cinéma (Mekas) à un autre homme-cinéma (Godard), qui lui affirme la mort du cinéma – il est obsédé par elle. La mort du cinéma, c’est un cliché ennuyeux, qui ne veut pas dire grand-chose : des beaux films il y en a toujours, Godard a toujours 100000 spectateurs (ils sont partout dans le monde, c’est tout). Mais la persistance de la question (dès le début avec « l’art sans avenir ») dit bien quelque chose du cinéma, son rapport avec sa propre mort, la crainte constante de sa disparition. Rien d’étonnant alors, à ce que face à certains films magnifiques, on puisse penser, « voilà le dernier film de l’Histoire du cinéma »… 

*

J’aurais pu aborder encore d’autres derniers films : Vertigo, Adieu au Langage… Il y en a bien assez. Mais quel est le dernier cinéaste à avoir réalisé le dernier film de l’histoire du cinéma ? Je pense que c’est Clint Eastwood, avec Sully. Sully prend d’abord l’allure du dernier film de l’Histoire du cinéma puisqu’il se propose, justement, « d’en finir ». D’en finir, bien sûr, avec le 11 septembre, mais d’en finir avec Eastwood lui-même, puisqu’il s’agit en fait de son seul film sur un véritable héros, un véritable homme providentiel salvateur. Rupture, synthèse, conclusion d’une filmographie conflictuelle et ambiguë, faite de personnages abominables dont on ne sait jamais très bien à quel point on doit les admirer (c’est ce qui fait la beauté des films de Clint Eastwood, même de ceux qui travaillent le moins cette ambiguïté, comme Unforgiven). Sully, c’est un peu la rédemption de tout le cinéma, un film godardien presque, comme le Rome, ville ouverte américain, qui vient synthétiser ce cinéma qui a toujours quelque chose d’abject et de repoussant. Cet héroïsme, cette tendance américaine aperçue par Daney, de « tout transformer en mythe fondateur », est en quelque sorte accompli dans Sully, film où tout le monde devient héros, où tous les personnages ont leur grandeur, leur place sur la Terre. C’est insuffisant (et tout simplement faux) de dire que Sully est l’histoire d’un mâle héroïque qui sauve l’Univers : en réalité c’est l’Univers qui se sauve lui-même, les hommes qui retrouvent l’équilibre perdu. C’est un « chacun à sa place » qui n’est pas fascisant, autoritaire, mais un « chacun à sa place » proche de celui de Shyamalan, un rêve où chacun, faisant ce qu’il faut, contribue à sauver le monde. A travers le minuscule évènement de l’avion qui se pose dans le fleuve Hudson, Eastwood rêve d’une utopie faite par la main de l’homme. C’est cela qui bouleverse dans le silence de Sully face à l’avion qui coule : il sait qu’il n’a été qu’un acteur parmi d’autres dans ce sauvetage. Fin du cinéma, donc ; Eastwood n’en a plus besoin. 

Cet aspect final, terminal de Sully, Eastwood semble l’avoir bien compris, comme en témoigne ses derniers films, qui sont, tous les deux d’une manière différente, des films « pour rien », des gestes qui n’ont rien à prouver (c’est aussi leur beauté). D’un côté, The 15 : 17 to Paris, équivalent eastwoodien de Voyage en Italie, est un film qui ne se résume qu’en quelques traits, impressions jetées et à peine exploitées, essai vague, esquisse d’un film possible de Clint Eastwood. Un film bancal, parfois glauque, un peu vide, un peu fou, un film où il est aussi questions d’arrivées de trains en gare… Bref un film qu’Eastwood tente de faire avec ce qu’il peut bien rester du cinéma après Sully. Et puis The Mule, film ironico-amusé, où Eastwood, qui sait qu’il a réglé son compte au cinéma, peut se contenter du plaisir de faire un film, un film d’amour sur des choses qu’il aime (les bagnoles, le blues : il n’a toujours parlé que de ça). Il a beau avoir dépassé les 90 piges, il n’est pas dupe, il sait très bien ce qu’il fait, et tourne film sur film avec l’aisance d’un vieux maître qui sait qu’il n’a rien à prouver… Qui sait, peut-être même que Richard Jewell sera, encore une fois, le dernier film de l’Histoire du cinéma. 


1. Seul Chaplin, qui a lui aussi à son palmarès quelques « derniers films de l’Histoire du cinéma », y résistera, avec quelle ironie, et avec quel succès ! 
2. Et ce alors que, comme Bazin l’a brillamment illustré (notamment à travers l’exemple de Murnau), les premiers films parlants sont en réalité dans la continuité logique des génies du muet. Il n’est ainsi pas absurde d’imaginer une version parlante de City Girl - version qui, du reste, existe. 
3. Le titre américain du film, bien qu’il soit assez beau, est encore coincé dans les ennuyeux clichés antonioniens : The Passenger

samedi 9 novembre 2019

Une intempérie dans la région des veines : sur La chambre du fils, de Nanni Moretti


Ella Bergmann-Michel, My heart square



Je pense très souvent à ce raccord dément de La chambre du fils, du genre qui se passe de commentaire, et j'en parle régulièrement : Nanni a appris la mort de son fils dans un accident de plongée, et il va voir sa fille, en pleine partie de basket, une compétition importante est sans doute en jeu. Il déambule un peu dans le gymnase et croise son regard, d'abord souriante. Elle voit son visage abattu, et comme un reflux, tous les joueurs affluent du côté dos à elle, restant seule, immobile. La coupe nous fait directement passer à une scène où la famille s'enlace, chez eux, en larmes. La virtuosité de l'ellipse sonne quelque peu, fait douter. C'est comme un garrot, à première vue. C'est surtout une attention, moins anxiogène qu'il n'y paraît, qui ne se dérobe pas à cette mort qui s'abat avec la virtuosité du grand couturier, habitant chaque recoin de la tapisserie nouvellement déroulée. Une manière de ménager du temps et de l'espace, de soustraire de l'écran, de notre emprise potentielle, ceux qui sont touchés, tout en maintenant la tension : c'est faire de la continuité une force vitale, là où le plan du petit bateau qui part à l'horizon ne débouche sur rien du tout, sinon la mort du fils, perdue à jamais.


Un détendeur. Ce petit objet coincé, trois centimètres qui bouchent l'oxygène d'Andréa, le fils. J'ai pensé à David Foster Wallace qui met en scène ces morts absurdes et trop réelles, qui tournent comme un disque rayé. C'est un détour par une partie de tennis, car on sait la passion de l'auteur pour le tennis, qui a préparé cette pensée : la balle file droit, puis rebondit, rate (on ne voit pas l'adversaire, seulement Andréa en mouvement), Nanni qui regarde et se plaint, le seul, c'est très fugace, il y a déjà une tristesse légère, personne ne semble réellement attentif. « Tu ne joues pas pour gagner. C'est pourtant ça l'intérêt. » Andréa n'est pas d'accord, on n'en saura guère plus. Je reviens à Foster Wallace : tout le mouvement initial semble être dévoué à la préparation, comme un plaisir quasi criminel à manigancer l'accident, jusqu'à en exiger les preuves (la visite au magasin de plongée), ou la décomposition la plus méticuleuse (ce qui se passe dans la tête) ; c'est une certaine idée de la bonne cuisine et de sa discussion : comment tu as fait, quels ingrédients... Ce n'est pas innocent, car on s'intéresse à la cuisine ici, à la fois le lieu le plus saillant, et la pratique la plus déterminante : littéralement, car on prépare de bons plats qui tiennent au corps, pour un temps. Figurativement, car c'est l'occasion de se saisir d'un être cher et perdu, de le cuisiner dans ses pensées : les flashbacks qui ne veulent pas lâcher prise, nappages de rouge, gratin de pensées imaginaires, de « et si » : un plat en verre chauffé sur le gaz finit inévitablement par se briser.


J'ai ressenti profondément chez Isherwood, dans A single man, cet instant, à la toute fin du roman, qui saisit le corps offert à la description par le professeur, alors ivre mort sur son lit, pour en écrire les remous : la métaphore marine est de rigueur, avec un équipage, une trajectoire, un cap. Et puis le ravissement final, les ciseaux ont terminé leur découpe, et tout retombe. J'aime à penser que ces morts sont des ravissements, dont le geste est empreint d'une certaine douceur, indissociable et même complémentaire de leur immense cruauté : Isherwood veut jeter les détritus à la poubelle, le poids du Passé, et cette expérience encombrante, inutile accumulée par le corps, et Nanni Moretti, en claquant des doigts, fêle les êtres et les objets. Ce sont des soustractions. Dans La chambre du fils, on enlève à chaque fois un peu plus : c'est le téléphone qui enlève la parole ; le repas : du pain et du fromage, et l'assèchement total, on ne boit plus (la scène des récipients fêlés fait très peur, rien n'en déborde). En réalité, il est davantage question de la contraction, jusqu'au plus petit point (trois centimètres, quelques secondes d'un morceau de musique, un poème de Carver, une chanson courte de Brian Eno : une série de ma, d'intervalles qui scandent la continuité), pour converger vers le blocage complet : ainsi, dans le texte d'Isherwood, la formation au sein de l'organisme du professeur de la plaque athéromateuse, « situation presque indécente à force d'être mélodramatique », ainsi ce passage d'inlassable ressassement où l'on voit Nanni rembobiner 10 secondes précises des Water Dances de Michael Nyman avec sa télécommande. L'occasion d'y constater, par ailleurs, une greffe sidérante, un plan furtif mais bel et bien là de lui et Andréa, en train de courir à contre courant de la touche rewind et du léger zoom qui enserre le visage grisâtre, une affaire de deux secondes. Et puis enfin, autre beau geste, la bascule sur le visage de Laura Morante qui finit par laisser la musique se dérouler et couler dans un fondu sonore, qui ouvre la scène suivante, « l'enquête » de Nanni dans le magasin de plongée. Des vases communicants qui commandent, subtilement, continuité et fragmentation. Une sidération supplémentaire : voir sa démarche magnifique passer dans tant de portes, traverser tant de pièces, les mains dans les poches et la respiration bloquée.


Un dernier point : l'agencement des plans est admirable. Des entités autonomes, bulles de savon qui enflent et gonflent, et alors la coupe cisèle, crève plus qu'elle ne fait exploser en mille morceaux un édifice qu'il faudrait reconstruire. Il faut laisser le sang et l'air circuler (toujours, il me semble, les histoires de Nanni Moretti sont analogues à ces histoires de l'anatomie telles qu'on les voit dans les atlas), car c'est un art de l'espacement, pas de la réparation : les outils, on les laisse aux morts (les perceuses, la soudure de ce cercueil fort étrange, cocotte de bois au couvercle de cuivre). A la fin, la famille se disperse sur la plage niçoise, alors que les notes de piano de Brian Eno recouvrent une seconde fois le bruit sourd du monde. Le dernier plan est un travelling accompagnant le départ d'un bus ou bien une dernière tentative de ravissement, échouée cette fois. Même ce mouvement inéluctable ne peut ôter la résistance qui s'est façonnée, patiemment, et l'espace qui court, fuit, montre toute sa variété de reliefs, de lignes de force, avec des individus fêlés, mais pas brisés. Il est beau de terminer, simplement, avec un regard en arrière.

lundi 28 octobre 2019

Trois films racontés

Laura raconte Le déjeuner (1988) de Teo Hernández :

Une belle maison cossue. Un peu comme celle du 7 bis rue du Nadir aux Pommes chez Rivette (Céline et Julie…). Il la situe dans la capitale alors qu’elle se trouve à Garches, au sud-ouest de Paris, entre Saint-Cloud et Vaucresson très exactement. Dans le film de Teo, nous ne savons rien de la localisation de cette maison. Je me surprends à rêver d’une banlieue rivettienne. 
Lorsque nous sommes invités à rejoindre les convives dans le jardin, ils sont tous autour de la table. Le repas a déjà commencé. 

Teo. L’a-t-on invité à manger ou à filmer ? 

Les grands moments : les radis, le taboulé, la grillade des merguez, le fromage puis le dessert. Son oeil - comme pris de fasciculations - semble s’affoler à la vue des deux tartes qui sont successivement posées sur la table. Elles sont superbes, quoique un peu difformes. Je m’en imagine la saveur, un goût d’enfance certainement. J’aime aussi m’imaginer leur assemblage. 

Un fond de tarte cuit à l’avance
Enduit d’une crème pâtissière jaune couleur beurre frais. 
Sur laquelle sont disposés irrégulièrement de gros fruits. Tellement brillants qu’ils en paraissent faux. La première tarte, kiwi-fraise. La seconde, fraise seulement. 

Cet œil sautillant qui scrute, qui perce, qui creuse des petits trous dans l’espace semble pourtant retomber de manière inévitable sur les mêmes éléments. 
Des nuques rougies par le soleil, les pieds et la bouche d’un enfant -la marche et la parole sont les premières acquisitions de l’enfant souvenons-nous-en, le motif fleuri d’une robe, un jeu de cuisses légèrement dénudé -la robe rouge déjà courte se fait timide lorsque sa propriétaire s’assied, un verre de vin rouge presque translucide -ce doit être le cépage, un étonnant ensemble féminin dont les motifs rejouent les dessins de Cocteau, visages un peu ridicules à bouche pincée. 

Et puis enfin, ce moment de papillonnement parfois interminable où tout le monde doit se dire au revoir. Les femmes montent au premier étage pour saluer à la fenêtre. Elles sont d’abord deux. Une troisième, montant l’escalier pour les rejoindre, se glisse entre les plans. Enfin, sa tête apparaît. Elles sont joyeuses et belles. Je trouve ce film très beau. J’aimerais le montrer à tous ceux que j’aime.


Arthur raconte Gemini Man (2019) de Ang Lee :

tous ces efforts pour rendre ces acteurs humains, et les restituer dans le monde des humains : des décors à la bonne taille (tous superbes, il faut insister dessus, c'est bien le seul truc jamais vu que propose le film), une variété impressionnante de cocktails et de boissons, et l'énumération que fait will smith à son clone de tous ses constituants, dont les allergies (coriandre, abeille) : un beau souci de la constitution, de la bonne santé (du corps, et de la technologie : le plaisir énumératif là aussi se fait sentir, entre les multiples viseurs, les écrans, la vision infrarouge...)

on est moins dans la dépense que dans l'hédonisme, beaucoup de couleurs chatoyantes, de tables rondes et de cafés ; l'herbe est très verte

on dirait qu'ils (les joyeux acteurs) sont encore à moitié dans la pause déjeuner à chaque prise, c'est très émouvant

une pensée de la légèreté intrigante, sans vélocité, sans beau raccord : ça se passe toujours dans le plan, qui reconnait la gravité et qui est très ouvert à toutes les strates du monde (cela me semble assez rare)

je n'ai pas saisi l'effet de la projection en 3D / 120 FPS, je ne sais pas du tout ce que ça accentue, encore moins si ça s'effrite sans ; j'ai cru mieux voir (si tant est que ça veuille bien dire quelque chose) l'espace, le contour des décors, le vide et l'air qui s'agite à l'intérieur ; les acteurs semblent transparents, pour de vrai

c'est grave ringard, pour de vrai

impossible de dire ce qui arrive aux visages, tantôt fétiches et grouillants, tantôt planes et raides : tant mieux, car au moins, ils ne sont pas l'univers, le cosmos

vaut mieux vanité qu'orgueil


Paul raconte To Sleep with Anger (1990) de Charles Burnett :

Pushing Hands
C’est l’histoire d’une maisonnée, d’un couple en retraite qui accueille un vieil ami venant d’on ne sait où.
Le couple a deux garçons, tous deux pères. L’un est responsable, le plus jeune ne l’est pas. On appelle encore le plus jeune Babe Brother. Il est paumé et sème la discorde dans un écrin familial ritualisé et pieux.
On parle beaucoup de pêcher, d’enfer et de paradis dans ce film. Sur le ton de la blague, de l’anecdote ou de l’allusion. Vieille tradition routinière où les évangiles sont prises dans des tours de langage pour commenter la vie et les comportements qu’on estime adéquats. Leçons de contradictions aussi.
Le film agite longtemps des cordes grotesques de « thriller psychologique », comme on dit. C’est fatiguant et malaisant. Le vieil ami, qui s’appelle Harry, semble cacher quelque chose, il est lourdement illustré que le diable l’habite, mais le couple lui fait part d’une bonté incompréhensible. On ne sait rien des liens qui les rattachent et qui semblent justifier une confiance sans borne. Tout semble aller vers la révélation d’un secret et une implosion de la famille empoisonnée par le sournois Harry. Harry sort son couteau de plus en plus souvent, il fouille, raconte des histoires étranges, d’anciennes connaissances lui parlent d’un meurtre. Sa conquête éhontée de la maison terrifie. Le père tombe malade, les fils se disputent, sous mauvaise influence le plus jeune devient indifférent à sa femme et à son fils. On étouffe : ces hommes si évidemment mystifiés, des jouets dont la vie doit être balayée ? Une mauvaise germe a gagné les esprits, va-t’on apprendre que cela est bien mérité ? et que les films doivent être justiciers ou vengeurs ?
L’impression que tout se nivelle pour la réception triomphale d’une révélation et d’un terrible drame. Je me dis qu’aujourd’hui pour un tel film on aurait entendu beaucoup de basses vrombissantes. Pour parler aux entrailles plutôt qu’au cœur comme le disait le critique. Ici il n’y a pas de grosses basses et on a l’humilité d’écouter plusieurs fois un jeune enfant du voisinage qui, sans proposer une note correcte, joue de la trompette. Dans sa chambre, abrité du récit inconfortable, envoyant modestement par sa fenêtre ouverte des nouvelles d’un souffle mal placé, de son ardeur vaine au travail du bruit. C’est déjà pas mal. Mais voilà tout de même les scènes collées pour le climax. Univocité qui n’ouvre à rien, trop occupée à réaliser son plan tout bête. Du nivellement (vrai reproche facile mais aussi vraie expérience de visionnage).
Ça attriste parce que dans ce film autour d’une grande maison il y a une observation délicate des corps dans l’espace intime. Rythmique des escaliers et des portes, cérémonial des constants entredeux d’espace-temps du foyer. Les gens qui vivent et se rencontrent dans la maison de ce film ne le font pas superficiellement. La caméra connaît les lieux, ils ont été élus. La diversité des corps et de leurs errances happée avec élégante souplesse. On a dit les personnages masculins usés par le récit. Puis il y a les femmes plus vagabondes, plus passives, décoratives peut-être. Nobles surtout, dans leur façon de prendre la parole ou de ne pas la prendre. Dans ce qu’elles gardent caché de leur visage, il n’y a pas d’auto-guide pour leur dignité. Il y a aussi un autre enfant (le fils de Babe Brother), qui observe et traîne.
Le drame arrive petit à petit, on sent que le père va mourir. Babe Brother devient fou, il s’aliène jusqu’à la rupture. Un soir de tempête, vers la fin du film, il vient chez ses parents prendre une valise pour partir avec Harry et de vieux amis. Depuis plusieurs jours Babe Brother ne vit plus avec son fils et sa femme. Plus tôt ce jour là, sa mère à renvoyé Harry de leur maison, une proche lui a fait comprendre qu’il était mauvais. Lorsque dans sa cuisine elle demande à Harry s’il est un ami, il lui dit qu’il est comme le jeune trompettiste de l’autre côté. Que s’il était un ami il aurait arrêté d’irriter son entourage, mais que pourtant s’il arrêtait de s’entraîner sans relâche il ne pourrait accomplir ce qu’il a de capacités. C’est un crève cœur pour elle de poser une telle question et de pousser quelqu’un hors de sa maison. Elle pleure en silence, la tête basse. La bouche fermée, les yeux ronds, avançant vers lui. Harry lui demande d’accrocher la photo de son fils, lui pose une main sur l’épaule et s’en va.
Le soir, donc, Babe Brother vient chercher sa valise. Lorsque dans la cuisine il en explique la raison à sa mère elle lui dit qu’elle a rarement entendu telle bêtise, qu’il ne devrait pas la pousser à lever sa main. Son calme et son humilité, déchirants. Elle s’éclipse vers sa chambre pour déplacer avec le reste de la famille le lit du patriarche malade, atteint par une infiltration d’eau. Avant de partir elle lui enjoint de les rejoindre, mais Babe Brother reste assis à jouer avec un couteau offert par Harry. Le lit est trop lourd, le grand frère explose quand il apprend la présence de son cadet au rez-dechaussée. Il descend furieux, les deux s’empoignent.
Le couteau est sorti, l’aîné va l’abattre. La mère et les femmes des deux frères accourent, elles s’agrippent à leurs corps. Les bras tendus, les mains et les visages crispés, immense effort. La scène est silencieuse. La lame s’arrête, serrée par la main de la mère.
L’attention de tous passe alors vers le membre martyre, il est a soigner. Le film se retourne. L’acte a contenu et réuni. La douceur irradie de toute part, rare impression. Aux urgences les deux frères échangent à l’abri de nos oreilles indiscrètes, ils rigolent.
Le groupe rentre le matin, un seul corps, se tenant la main. Harry est à la porte, il demande à récupérer ses affaires. Ignoré on le laisse au rez-de-chaussée alors qu’on se regroupe à l’étage autour du lit du père. Harry s’en va vers la cuisine, là il glisse sur des billes oubliées par le fils de Babe Brother. Il meurt d’un infarctus.
Le corps ne peut être emporté de suite. Les gens se pressent à la maison. Le père lui se réveille, un regain miraculeux. Le soir la famille se réunit dans le salon. On s’allonge les uns sur les autres, on se touche et se parle doucement. Feu d’amour de la veillée. La volonté va vers : écouter l’autre, rassurer les corps, gagner sur l’orgueil et le temps égoïste, blaguer avec une bienveillante sévérité (le père), dormir. A quelques mètres, à l’entrée de la cuisine sous un drap, il y a un mort.
Le lendemain matin autour de la table du salon il y a le père et la mère, et un révérend qui ronfle grassement. Le père raconte la blague d’un homme qui se rend au paradis puis en enfer pour se forger un avis sur l’un et l’autre. Sa femme mutique s’occupe de jeunes plantes, peut-être des boutures. Avec sa main valide elle coupe, de l’autre, bandée, elle manipule. Elle ne l’écoute pas. L’homme qui s’en va au paradis découvre que celui-ci est tout point semblable à son pays, les gens pris dans un même labeur quotidien. L’histoire se file mais on l’entend moins, le film revient vers ceux qui dorment, se lovent et chuchotent à côté. Il ne nivelle plus, les voix de l’allégorie et des caresses se mêlent, l’une et l’autre sans pompe. Arrivé au volet enfer de sa blague le conteur est coupé sèchement par sa femme, elle n’a aucune envie d’entendre une blague sur des personnes en enfer, aucune envie d’écouter une quelconque histoire. Sa main lui rappelle qu’il n’y a pas à en rire. C’est seulement une histoire lui dit-il.
Peu après il y a un tremblement de terre, sans conséquence. Une voisine entre dans la maison. Puisqu’il était impossible de faire à manger avec le mort sur le seuil de la cuisine un pique-nique a été préparé dans la rue.
A l’abri le jeune trompettiste pratique. Tout le monde sort tranquillement à son rythme dans la rue, un synthé s’ajoute à la trompette et aux joyeux bruits foisonnants (oiseaux et enfants). Belle lumière matinale, les visages sont sereins. Un plan de Harry sous son drap. Retour au trompettiste dans sa chambre. Le souffle est juste, les notes sortent harmonieuses, le film se clôt.

********** 
En 1996, Charles Burnett, a réalisé NightJohn, un autre film beau à pleurer, moins énigmatique. Un téléfilm pour DisneyChannel en fait. Dans NightJohn les mains des esclaves servent à travailler le jour, à réconforter et se lier la nuit. Puis quelqu’un arrive et on découvre que sur ces même mains il y a des doigts grâce auxquels on peut compter, et avec lesquels on peut écrire son nom dans le sable. Notre nom qui n’appartient qu’à nous, même si on peut nous couper les doigts. Puis nos idées et nos gestes qui circulent, et nos histoires qui peut-être ne nous appartiennent pas.

jeudi 17 octobre 2019

Autour de La femme d'à côté

Melaine : Parlons de La femme d’à côté de Truffaut. Daney, qui comprend toujours tout du premier coup, a dit à sa sortie que c'était le film de la formation d'un compromis entre sa part Jekyll (les films consensuels, pour le public : La nuit américaine, Le dernier métro...) et sa part Hyde (les films dérangés, pulsions privées : La peau douce, La chambre verte...). Il a raison bien sûr : c'est complètement schizo La femme d'à côté. Je trouve le film très beau pendant une bonne heure, pour cette raison-là. Parce qu'il reste courtois et respectable mais menace de déborder de tous les côtés. Depardieu est sublime : corps burlesque, voix satinée, gêne enfantine, tendresse brute, violence contenue à la Bruno Cremer (le film m'évoque d'ailleurs Noce Blanche). Plus qu'à un beau personnage, c'est à un bel acteur que nous avons à faire. Les personnages, eux, sont sans intérêt. Ce sont des gens qui ne vivent pas, des bourgeois moyens, des jouets dans leurs maisons bien faites. Ce qui est beau, c'est que la passion ardente qui débarque dans le film (annoncée dès le départ et très vite arrivée) ne change rien, en apparence, à cette existence bien rangée. Elle habite le décor et les corps en toute discrétion. C'est le compromis dont parle Daney : déco Jekyll, intérieur Hyde. Et les deux font la paire : la courtoisie de façade est délicieuse dès lors que l'on sait qu'elle n'est qu'un jeu de cache-cache d'une maison à l'autre, la pulsion bouillonnante est d'autant plus dangereuse et troublante qu'elle reste réprimée. Film de pervers bien habillé. Sauf que, sauf que... vient un moment où le film se retrouve à poil. Depardieu craque en public, les corps se touchent, tout le monde voit tout, et puis fondu au noir ; rideau. Reste un peu plus d'une trentaine de minutes à tenir, et le film, tout honteux, se rhabille en vitesse et sauve les meubles comme il peut : secret avoué, mari et femme déboussolés mais prêts à pardonner, passion qui prend à nouveau le dessus jusqu'à tout exploser : mort des amants, le corbillard s'en va, les maisons sont intactes, fin du film. Tout ça, hélas, me semble trop bien sapé. Le dernier plan sous forme de fait divers aurait pu contenir en creux un final scandaleux, mais Truffaut a tout rendu public trop tôt, comme s'il avait eu peur de sa propre mise à nu. Tout le dernier acte n'est qu'un rafistolage pour faire croire à tout le monde que Jekyll a le contrôle. Évidemment, personne n'est dupe. On a tous vu Hyde sortir de ses gonds et courir à travers la maison de la voisine (Truffaut malin a fait endosser le personnage à Depardieu). Scène splendide, évidemment. Promesse insensée de déséquilibre, de transformation du compromis en une lutte bestiale entre perversion et bienséance. Promesse non tenue, hélas : la bête est rangée. Reste ce bout de film schizo, déjà un gros morceau, qui à lui seul donne envie d'y revenir... 


Ange Kowalski : Je partage le même sentiment d'un très beau film sur la première heure, avec de formidables comédiens, puis qui part en vrille à la fin. Pour ma part je n'arrive plus à passer cette première heure. La dernière fois que le film a été diffusé sur Arte (il y a peu de temps), il m'a fallu éteindre. La fin m'est devenue insupportable. 

C'est en général le moment chez Chabrol où la société rattrape les déviants, ceux qui sont allés trop loin, où tout bascule dans une sorte de pantalonnade finale, souvent traitée sèchement, où l'étroitesse d'esprit des gens de la haute apparaît au grand jour et sidère le spectateur de gauche des années 60/70. 

Le milieu social chez Chabrol reste déterminant jusqu'au bout. Il a beau être sclérosant, putréfiant, puant, on ne le quitte pas. Jamais. C'est la grande tautologie d'un cadavre qui bouge mais qui ne bouge que par l'action des forces qui le rongent de l'intérieur. Ici, au contraire, les personnages choisissent d'échapper. En sachant qu'en s'échappant ils se perdent. 

Ce sentiment d'une brutale bascule, à ce moment crucial où Depardieu craque en public, où l'on quitte ce compromis dont tu parles, et comme le dit Daney, "entre Hyde et Jekyll", il renvoie pour moi à un choix suicidaire -- non pas tant celui du personnage que celui du cinéaste. 

On sait l'influence de son scénariste, Jean Gruault, sur la dernière période de Truffaut. Ce scénariste avait été celui de Resnais sur Mon oncle d'Amérique, paru l'année précédente, en 1980. On peut voir La Femme d'à côté comme l'antithèse de cette sorte de déterminisme social que démontrait superbement le film de Resnais. 

Truffaut sortait d'un énorme succès avec Le Dernier métro, exaltation du triangle amoureux, et je me demande dans quelle mesure il n'a pas souhaité ou eu besoin de prendre le contre-pied du public et de la critique, en sacrifiant cette fois les acteurs de cette passion dévorante. 

On s'attend à ce que la fleur de la passion bourgeoise se referme sur elle-même et reste confinée dans son "intérieur", comme anesthésiée, pétrifiée, vitrifiée, mais le cinéaste-démiurge choisit de rompre le déterminisme, en coupant la fleur et en la jetant. Plutôt mourir que de voir sécher sur place cet amour. 

Leur monde peut sauver les amants superbes. Veut les sauver. Leur passion est magnifique. Valorisable par le milieu où elle se déploie. Mais Caesar, derrière sa caméra, retourne son pouce vers le bas et les condamne à une fin tragique. Plutôt trahir les attentes que de filer deux fois le même écheveau. 

Ces deux amants ne sont pas chabroliens pourtant. Ils ne sont pas désabusés, n'évoluent pas dans un monde cynique et froid, on s'identifie volontiers à eux. Ils sont modernes, "discrets et courtois", aimables, presque sympathiques. Et personnifiés par deux grands acteurs qui à l'époque sont au faîte de leur art et de leur gloire. Mais ils doivent mourir. 

Car leur passion est tragique. Ce film est une tragédie. Un dieu éteint la bougie. Décrète la fin. Sans raison apparente. C'est immotivé, brutal, inattendu... Injuste ? Peut-être, comme dans Match Point ce type antipathique à qui la chance sourit et qui échappe au sort qui lui est promis, qu'on voudrait lui voir subir. 

Et ce tragique de La Femme d'à côté, c'est ce qui me rend ce film si douloureux. 


Melaine : Pour ma part je n'aime pas beaucoup Le dernier métro, je trouve que c'est un film rance, vieille France... Pour le coup, c'est le côté Jekyll du début à la fin, film public, pour le public, comme Dubosc dirait "pour toi, public". A l'inverse, La Chambre verte, film presque complètement Hyde, c'est très beau (c'est, parmi les six ou sept Truffaut que j'ai vus, celui que je préfère), parce que c'est complètement dérangé. Et Truffaut n'y va pas de main morte ce coup-ci : il joue lui-même l'un des personnages les plus monomaniaques de toute l'histoire du cinéma. Obnubilé par l'autel des morts qu'il veut constituer, il ne parle que de ça, ne vit que de ça. Grâce à la matière littéraire de H. James, il recrée en quelque sorte le Scottie de Vertigo qui l'a tant fasciné, en poussant à l'extrême son obsession morbide, déjà nettement troublante chez Hitchcock. Il n'y a pas plus cinéphile que La Chambre verte (l'image comme mémoire des morts, c'est l'enjeu), mais ce n'est pas de la cinéphilie cynique et complaisante à la Tarantino, il ne s'agit pas de célébrer le triomphe du cinéma en exaltant ses grandes figures. C'est au contraire le portrait le plus vif, le plus cru d'un cinéphile -Truffaut lui-même. Là il y a mise à nu. Le film entier est à poil, c'est le coming-out de sa nécrophilie. 

Alors oui, la mort, le tragique dans La femme d'à côté, peut-être que c'est ça aussi. Mais je ne crois pas. C'est déjà plus démiurge, comme tu dis, donc plus Tarantino, ou Woody Allen. Des gens qui ont la main mise et s'en lavent les mains. La Chambre verte, il y va de son corps, il fonce tête baissée. La première heure de La femme d'à côté, comme déjà dit, c'est le compromis. Foncer mais la tête haute, avec élégance. Soigner les contours mais écourter tout ce qui aurait pu constituer un petit suspense sur le dos des sentiments (comme c'est le cas, et de façon assez perfide, dans Le dernier métro). Le film met très vite les pieds dans le plat : ce qui brûle brûle, on laisse les petits secrets à d'autres. Il y a d'ailleurs, dans la façon qu'ont les deux amants de se parler (eux qui ont des voix si particulières), comme une franchise nimbée d'étrangeté. Ils s'inventent un langage à rebours de la courtoisie. Les non-dits sont dits, le passé resurgit, et c'est à la fois trop et pas assez. Comme ces corps qui se désirent, ce jeu très physique des deux acteurs (Depardieu bien sûr mais Ardant tout autant), qui semblent lourdement chargés d'un mystère très léger (ce qui n'a rien à voir avec le bouillonnement émotif paralysant d'un Grémillon, qu'on retrouve plutôt chez Straub ou chez Guédiguian. Dans le film de Truffaut il y a déplacement possible, investissement corporel d'un espace, et d'ailleurs le film se montre très joueur à cet égard durant toute la première heure).

Mais alors pourquoi le tragique ici ne fonctionne pas ? Il n'est pas tant question de l'idée de deux amants qui doivent mourir, sinon je n'aimerais pas si follement They Live by night (Ray), Colorado Territory (Walsh), Les amants crucifiés (Mizoguchi) ou Marie-Jo et ses deux amours (Guédiguian), qui tirent la corde jusqu'au bout sur une seule note sublime. Non, il s'agit d'autre chose. Courtoisie là encore, politesse pas exactement sincère (clin d’œil au public ?) de boucler la tragédie. Ils doivent mourir, non pas dans la fiction mais dans la tête du public qui n'accepterait pas d'autre issue. Ils meurent non pas scandaleusement (Ray, Walsh, Mizoguchi) ni d'un tragique déchirant la toile du réel (Guédiguian) mais bien parce qu'ils avaient dévoilé un peu trop, et trop crûment, de leur intimité. Truffaut, les faisant mourir, s'associe donc à cette "société normale" qu'il dépeint, il assassine les amants sacrilèges et maquille ça derrière un fait divers. Mizoguchi, on le sait, était de l'autre côté : il regardait s'éloigner, plein de honte, d'amour et de colère, le cortège en direction de la mort -sans la montrer. Walsh finissait sur les deux mains liées dans le sable pour l'éternité. Mais Truffaut, lui, en bon Jekyll, consomme le meurtre et observe tranquillement les cadavres se faire emporter. C'est ça qui me gêne, au fond : moins le tragique que sa préparation trop lisse et minutieuse, trop sûre de ses effets, lavée à la fois de l'étrangeté bestiale et de la maniaquerie joueuse de la première heure. La mort, peut-être, aurait dû rester à l'endroit du désir, c'est-à-dire comme la femme du titre : à côté. 


Michaël : Je trouve que dans ce que tu reproches au film, Melaine, tu éludes ce qui en fait justement autre chose qu'une simple tragédie en demi-teinte, qui n'aurait pas le courage de ses transgressions. À mon avis la clé de cette dernière demi-heure se trouve dans un autre film de Truffaut, L'argent de poche. Une courte scène énigmatique nous y montre l'arrestation de la mère de l'enfant battu que nous suivons depuis le début du film, sans connaître le détail de ses malheurs. Cela tient en un long plan cahoteux, secoué, qui mime clairement l’affairement des journalistes TV présents. Il y a quelque chose de déchirant à ce que ce soit notre seul accès de spectateur au malheur en question. Notre curiosité perverse aurait aimé voir ce qui se passait réellement entre les murs de cette grande bicoque (que je trouvais charmante avant de constater sa misère), aurait aimé une fine analyse, un pot-au-feu de psychologie tragique. Mais non, on a le fait, et l’impuissance ressentie à le voir se présenter à nous par le petit bout de la lorgnette, et au travers de la plus vulgaire des lentilles. À la fin de La femme d'à côté, c'est un communiqué de police qui résume le sommet de tragédie du film, lui confère un accablement de convenance, nous fait baisser les yeux en supprimant tout effroi. Notre seul angle de vue sur ce qui touche l’intime familial, c’est celui du fait divers, déjà présent dans les conversations (« t’as entendu ce qui s’est passé ? sa mère s’est faite coffrer parce qu’elle le battait » « ils se sont flingués parce qu’ils s’aimaient ») ; pour Truffaut, il serait malséant que le cinéma en feigne l’absence. Je ne crois donc pas trop à cette histoire de Jekyll et de Hyde, mais plutôt à une sorte de "fidélité" du cinéaste à la façon dont nous sommes capables de percevoir les choses, qui est rarement celle du mélodrame.

samedi 12 octobre 2019

lettre à mon père

envoyée le 07/10/2019, à 01h53

Merci pour ton retour sur mon précédent texte, et tes retours en général, qui me touchent toujours beaucoup... Je suis heureux aussi du lien que nous avons créé tous les deux depuis que je suis à Rennes. Il m'a beaucoup libéré, je crois, d'une certaine "peur du père", parfois tétanisante, qui me restait et de laquelle je ne parvenais pas à me dépêtrer. Je crois que la relation que nous entretenons un midi par semaine depuis deux ans, de personne à personne, est très adoucissante, elle apaise cette peur de petit garçon, et lui donne confiance pour accompagner l'adulte que je travaille à devenir. Je t'en remercie.

Je tenais à t'envoyer ce mail, au départ, dans l'idée d'écrire quelques mots à partir de ma lecture de Franny et Zooey de Salinger, en faisant, pourquoi pas, un parallèle avec le film Sixième sens de Shyamalan, découvert vendredi soir (film, d'ailleurs, sur une peur enfantine qui trouve un apaisement par un rapport très doux à la filialité). Mais il se trouve que d'autres émotions, plus intenses et plus vives, sont venues se mettre en travers de mon chemin. J'ai donc cheminé avec elles. D'abord un tableau de Cézanne aperçu en "zappant" sur twitter depuis mon téléphone, samedi soir. J'ai cliqué sur la photo en miniature, je l'ai regardé, et j'ai pleuré. Presque chaque rencontre avec Cézanne, aujourd'hui, m'émeut profondément. Même par hasard sur twitter, c'est un bouleversement. Ici c'est un homme aux larges épaules, assis sur une chaise, les bras croisés. Un visage oblique, les yeux de travers, et le regard portant vers un ailleurs inconnu, comme appelé par un chant d'oiseau en provenance d'une lucarne que l'on imaginerait. L'homme semble s'être bien habillé mais revêt une forme d'inélégance. De toute évidence, il se trouve en marge de la "bonne tenue", et son trait, son caractère, son allure, se refusent à toute convenance par l'expression intuitive d'une profonde franchise. La franchise du marron ; ce marron sublime cher aux paysans de Cézanne. Je dis "de Cézanne", mais ici Cézanne n'existe plus. Il s'est dévoué entièrement à restituer par la peinture une présence. Seul existe ce tableau, et cet homme. C'est le plus beau des hommes.

Puis l'émotion, toute aussi forte, à la vue de Bacurau cet après-midi. Pas des larmes mais des tremblements cette fois, et une profonde tristesse mêlée de colère. Face au portrait de Cézanne, je me suis senti vivant, vivant dans le monde, et devant l'autre, vivant aussi. Au contact de la Terre, de l’espace, appelé à l'épreuve d'une profonde humilité. A la sortie de Bacurau, je me suis senti seul et désespéré. Je ne raconterai pas le film : il est infâme, tyrannique, irresponsable. On s’y amuse à assassiner un enfant qui joue à l’aventure. C’est un film criminel -et tout le monde l’applaudit. Récompensé à Cannes, encensé par la presse. Où suis-je alors, moi ? Quelle place dans ce monde-là ? Vertiges et tremblements, colère contre les autres, tristesse pour moi, puis pour les autres, aussi. Ayant vu la veille la modeste beauté d’une toile de Cézanne, comment supporter cela ? Je ne peux pas, je n’y arrive pas, ça m’est insupportable.

Puis j’ai appelé ma mère. Nous avons parlé une heure au téléphone. Apaisement. Sentiment rassurant d’un lien retrouvé. Promenade dans les rues pavées de Rennes, et ses murs lumineux, sous le soleil léger de la fin d’après-midi. Je ne suis pas seul à vivre. Le monde est là ; j’y suis, je le suis. Je fais corps avec lui. A l’écoute d’un "devenir-paysan", qui demande un travail. Bacurau, Bolsonaro, le festival de Cannes, l’incendie de l’Amazonie…. Toutes ces horreurs sont là, mais la beauté aussi. La Terre existe. Ces derniers temps, accompagné de loin par l’esprit du cinéma de Guédiguian, je me remémore régulièrement, comme un mantras, le titre d’un film de Ford : le soleil brille pour tout le monde. J’y crois très fort, religieusement. Cela dissout un peu les abominations, pour moi si douloureuses, commises par Bacurau, par la culture, par les autorités. Le soleil brille pour tout le monde. Depuis l’obscurantisme de la salle obscure peuvent encore jaillir des points de lumière, qui "éclairent le monde pour nos yeux qui ne voient rien". France Gall confie ce rôle à Cézanne, dans cette chanson si belle qu’elle lui dédie.

C’est aussi ce que fait Salinger à la toute fin de Franny and Zooey. Il laisse un rayon de soleil pénétrer dans la maison de la famille Glass, se poser sur les joues de Franny, et illuminer le livre entier. Après de très longues conversations intimes, étalées presque impudiquement pendant plus de 200 pages, des personnages souffrant d’un repli sur soi quasi-misanthrope discutant stérilement sans ne jamais s’entendre, et moi lecteur, pris de l’étrange impression de n’avoir rien à faire là ; après ces 200 pages passées auprès de personnages se refusant à l’autre, apparaît tendrement une ouverture. Le ciel se dégage, le jour se lève, et enfin je vois la douleur de la solitude, au moment même où, dorénavant écoutée, elle se transforme en un sourire apaisé. La porte est ouverte, je ne suis plus un intrus. Les Glass enfin se déplient, et s’offrent humblement à mon empathie, grâce à la patience de Salinger qui a pris le temps de les préparer, et de me préparer, pour ménager l’espace d’une rencontre la plus douce et la moins douloureuse possible. Lui non plus, à la fin, n’existe plus. Il n’y a plus qu’eux et moi, et le soleil brille.




                                                   

lundi 7 octobre 2019

Marie Rivière dans La vie comme ça de Brisseau (1978) et Le rayon vert de Rohmer (1986)



Des Rohmériennes * — Marie Rivière, Pascale Ogier et Rosette — à l’épreuve du système Brisseau. Marie Rivière m’a semblé, de prime abord, débouler tout droit du Rayon vert. Performance en puissance avec huit ans d’avance. Il me semble maintenant, avec un revisionnage dans les pattes, avoir mal évalué un caractère. Mal vu, mal… vu, tout simplement. Quelque chose a trompé mon oeil. Mon sentiment d’il y a quelques mois, désormais se précise, s’ajuste à la manière d’une boussole. La malveillance dont l’affublera Brisseau, n’existe pas chez Rohmer. Elle n’est pas hautaine ou insupportable, elle est seule et les autres sont idiots. Ce dédain, qui n’est pas exactement de l’arrogance — « je veux passer des vraies vacances, pas aller en Irlande »— dissimule beaucoup de sensibilité. Rivière a beaucoup de choses pour elle. Elle est d’une beauté confondante -fugacité d’une manche qui glisse et lui dénude l’épaule- mais, elle se trouve privée d’éloquence. Petite sirène à laquelle on a presque coupé la langue, la voir tenter de s’exprimer est un vrai supplice. 

De Rohmer, on se chamaille à propos de la question de la parole, de son artificialité prétendue, si bien qu’il est obligé de s'en justifier en 1971 dans la Nouvelle revue française — « Mon cinéma, dites-vous est littéraire…. » — Ici en 1986, Marie Rivière a du mal à aligner deux mots sans bégayer. Revenu à un mode de travail plus modeste, il s’agit de comprendre que toute l’attention que Rohmer porte à la parole, prend justement en charge toutes les difficultés d’expression, de manifestation de cette même parole. Trouver les mots justes, c’est le travail de toute une vie.

Personne ne comprend ; le respect de la flore, le refus de manger les animaux, la solitude, les manies. Lorsqu’elle parle, elle est seule, se passe péniblement la main dans les cheveux, en appelle au bon sens de chacun ou plus simplement, se fait discrète dans l’espoir de passer inaperçue. On lui rétorque qu’elle est mal élevée (vilaine Béatrice Romand) ou qu’elle fait la difficile (les cousins hippies de Rosette). Ça me fait pleurer. Chez Brisseau, sa situation sociale (fille chérie d’un pdg, leur relation est très oedipienne) lui permet d’acquérir un langage tout autre dont elle joue avec malignité - terrible scène dans laquelle elle berne Lisa Hérédia. Jouant sur le « tu ne sais pas que je sais ce que tu tiens à me cacher », elle humilie de la pire manière qui soit. Elle lui tourne autour comme un vautour autour de sa proie, à ce moment là quelque chose se casse, le destin d’Hérédia est condamné.

La vie comme ça s’ouvre sur un travelling terrifiant sur une salle de classe qui chahute. Lisa Hérédia est une jeune fille qui arrête l’école au bout de deux minutes de film. L’école, on ne la reverra plus, d’autres films s’en chargeront jusqu’au dynamitage final de l’an 2000 : investir une école sans y être invité, Raphaëlle Godin et Stanislas Merhar -rendu analphabète- dans les Savates du bon Dieu. Dans La vie comme ça -sorti trois ans après Surveiller et punir de Foucault- il est question d’un autre lieu où s’exerce le pouvoir, où l’on tend à rendre le corps docile et efficace : le bureau. Par tous les moyens, les patrons d’Hérédia tenteront de la faire taire. Jamais elle ne flanchera de sa ligne morale, jusqu’à. 


Aimer la vérité signifie supporter le vide, et par suite accepter la mort. La vérité est du côté de la mort.

Pour atteindre le détachement total, le malheur ne suffit pas. Il faut un malheur sans consolation. Il ne faut pas avoir de consolation. Aucune consolation représentable. La consolation ineffable descend alors.

Remettre les dettes. Accepter le passé, sans demander de compensation à l'avenir. Arrêter le temps à l'instant. C'est aussi l'acceptation de la mort.

« Il s'est vidé de sa divinité. » Se vider du monde. Revêtir la nature d'un esclave. Se réduire au point qu'on occupe dans l'espace et dans le temps. À rien.

Se dépouiller de la royauté imaginaire du monde. Solitude absolue. Alors on a la vérité du monde. S.W ** 







* Mais pas que. Je crois avoir reconnu le sublime profil d'Ingrid Bourgoin (ce nez..!) de manière très furtive. Son nom n'est cependant pas mentionné au générique. J'aime à croire que c'est bien elle. 

** Très beau plan sur Lisa et Marie, lisant à quatre mains La pesanteur et la grâce. Brisseau est un habitué de Simone, on se souvient de la thèse — La philosophie mystique de Simone Weil — virtuellement écrite par Bruno Cremer dans Noce blanche, et de manière plus effective par Gaston Kempfner.

vendredi 27 septembre 2019

Petit soldat sur nuancier

Au deux-tiers de Un baiser s'il vous plaît, le personnage joué par Emmanuel Mouret s'en va cueillir à l'aéroport une amante hôtesse de l'air. Dans un plan où tous deux discutent passe à l’arrière un militaire en patrouille. Cette apparition est brève et innocente, elle n'a aucune implication dans le récit pas plus que dans la sphère immédiate des personnages et n'est sans doute pas maîtrisée pour le film. Pourtant elle a eu pour celui qui écrit l'effet d'un éclair à la violence sourde. Comme si dans ce bref moment s'engouffrait tout ce que notre monde peut compter de noires passions, toutes les horreurs morbides des dominations politiques et idéologiques, incompréhensibles fracturations des intimités face auxquelles la douceur s'effondre. Tout ce que, à priori, le cinéma de Mouret ne saurait pas dire, encore moins accueillir.
Petite figure du soldat en arme qui fut une révélation : Emmanuel Mouret est un grand cinéaste. En effet : à quelle pointe extrême de la sensibilité faut-il avoir amené le spectateur et quel savant traitement de la fugacité des corps (c'est-à-dire du jeu évanescent des sentiments qui plient la figure) a pu être opéré pour trembler à cette chose si peu extraordinaire dans les images passantes de notre monde ?
C'est déjà dire une ou deux choses : l'expérience d'un film avec ses durées multiples peut conduire le spectateur à une forme d'appréhension des images unique à ce film, sans rapport avec ce que le récit semble proposer en direct. Le voilà placé sur une ligne de sensibilité qui procure un sentiment de monde à la pertinence si acérée que s’oublie son bagage visuel blasé. C’est dire qu’à un certain degré d'intuition, l'économie d'un film peut se transformer en alchimie : elle ouvre alors à des visions.
Une unique culpabilité pour ce soldat là : passer dans le fond. Ce qu’il faudrait démêler ici est une possibilité de l’arrière-champ comme zone recevant de façon détournée une formidable quantité d’énergie, ce que lui, le soldat, a révélé. On trouve dans le travail tout juste prégnant du fond un cœur de la poétique Mourettienne, inouï à d’autres terrains. Deux pôles se tracent grossièrement : d’un côté les œuvres d'intérieurs parisiens, de l’autre les œuvres méditerranéennes d’extérieurs solaires et populaires. Les premières déploient dans leur scénographie extérieure un jeu de la profondeur de champ que les films d’appartements ignorent (schéma opportuniste que chaque film dynamise sur divers points – en dernier lieu Mademoiselle de Joncquières). La platitude plastique est une condition esthétique de ces derniers et leur scène matricielle l’échange de mouvements devant un ruban d’aplats colorés entre deux acteurs – co-ordination sensuelle. Logique étendue aux scènes de rues pour lesquelles l’écriture architecturée est d’avantage un tissu de passage pour les travaux malicieux du corps qu’un réservoir d’espaces inexplorés.

Autre dualisme innervant vigoureusement ces films, sans lien visible avec le fond plastique. D’un côté la pantomime des désirs, de l’autre les vertiges du discours amoureux (mise en culture de jeux de langage et quiproquos persuasifs): les gestes et les mots, moteurs majeurs à la figuration de récits limpides. Puis derrière cette clarté prétendue vient s’exprimer (tel un citron) ce qui des mouvements du cœur cherche sa juste qualité et des histoires leur mesure d’abstraction-évasion colorée.
Aimantations, retraits, attaques, glissades, étreintes, vacillements, sorties de champ. Placés sur un espace gauche-droite les échanges d’énergies qui dynamisent la plupart des plans chez Mouret sont semblables à ceux d’un combat d’escrime, si ce n’est qu’ici le terrain est mobile et sans triomphe. Beaucoup d’approches profil et, de face, des pas chassés, micros et plus. Et derrière les escrimeurs de formidables peintres travaillent (on se souvient dans One Way Boogie Woogie de James Benning d’une semblable inventivité d’aplats colorés qui trouvait son origine chez Mondrian : on pourrait avec le cas Mouret produire un large catalogue d’influences fortuites).

Le ballet des sentiments joue dans une gamme décomposée si délicatement qu’il n’y a guère pour l’incarner - sans vertu d’enseignement - que les perpétuelles variations d’un fond sur lequel s’impriment toutes ses nuances. La condition de l’amoureux : vagabond (Mouret rejoint les grands burlesques) des matières enrubannées, où moulures de portes, façades, recoins sombres, décorum bourgeois et autres côtés du miroir sont aplanis après pliure. De petits phénomènes lumineux prennent une qualité d’expression exacerbée : un vase rouge, des nuances de blancs, un monochrome bleu, les complexes structurations colorées de n’importe quel espace : tout joue la doublure des émotions pudiques. Une retenue pour une meilleure extension. L’expansion vers le fond des états d’âmes en sensations, une abstraction de la rhétorique des corps acoquinés (luminosité sans référence de ce qu’ils ignorent jouer).
Le geste effacé de Mouret prend un chemin inverse de celui souvent ressenti ailleurs où une mise en couleur entrave la tranquille autonomie des sentiments et de leurs desseins. Un baiser s’il vous plaît et d’autres : des films comme de merveilleux nuanciers, à la beauté libre des albums d’échantillons de textiles. Si fins qu’en attrapant un petit soldat ils nous font trembler.

Paul Klee - Scheidung Abends

lundi 23 septembre 2019

À propos d'un film à venir

Je termine en ce moment un film dont le titre sera probablement Trois poèmes de Baudelaire (il ne me reste qu’un plan à tourner). Il s’agit d’un film confrontant des poèmes issus du Spleen de Paris à la mise en scène d’images « mentales » liées aux poèmes en question. Cependant, je crois n’en avoir pas fini avec Baudelaire. 

J’aimerais faire un film dont le titre serait Baudelaire en Belgique

Il faudrait, avant tout, lire tous les textes de Baudelaire regroupés, il fut un temps, sous le titre impropre de Journaux intimes, et en particulier, bien sûr, son ébauche de pamphlet sur la Belgique, dont le titre aurait dû être Pauvre Belgique, ou bien La Belgique déshabillée. Cette ébauche, écrite lors de l’exode bruxellois de Baudelaire, devait en réalité devenir un pamphlet dirigé contre la France : Baudelaire voyait dans la société bruxelloise de l’époque une caricature de la bourgeoisie française. 

Il y aurait, donc, dans le film, des extraits de ce pamphlet, mais aussi, pourquoi pas, des poèmes. Je ne sais pas quels poèmes Baudelaire a écrit en Belgique. Il me faudrait lire une ou plusieurs biographies, afin de savoir quels poèmes ont été écrits lors de cet exode (le sait-on seulement ?). Ces biographies seraient aussi l’occasion d’en apprendre plus sur la réalité de ce séjour en Belgique : qui Baudelaire y a-t-il rencontré ? Où passait-il son temps ? Qu’y voyait-il ? Qu’y voit-on aujourd’hui ? Il faudrait filmer ces lieux, ou les ruines de ces lieux. 

Bien entendu, je ne le nie pas, il y a aussi quelque chose d’autobiographique dans ce film, mais d’une manière très lointaine : je m’installe en Belgique pour quelques mois, et la lecture du texte de Baudelaire sera forcément marquée par ma propre expérience. Je ne veux pas que, dans le film, cela se fasse en toute conscience : rien que le nécessaire. De toute façon je ne peux filmer que ce que je connais, ce que j’ai vu, ce que je veux voir, ou tout simplement ce que je veux filmer. Et puis, enfin, je crois que d’une certaine manière, je me reconnais dans ce qu’a pu écrire Baudelaire (voilà qui est bien prétentieux !), puisque, je le confesse, ma petite paresse intellectuelle me fait aussi voir dans ce pays (en particulier dans Bruxelles) une parodie cynique et bonhomme de la France contemporaine… Ici, je plaide coupable. 

Il y aurait peut-être, pour la première fois dans ce que j’ose à peine appeler « mes films », de la musique. Probablement du Liszt, compositeur dont je ne connais presque rien, mais que Baudelaire admirait beaucoup, et auquel il a dédié son poème Le Thyrse. J’avais pensé à filmer, dans Trois poèmes de Baudelaire, la maison parisienne de la famille Liszt, mais l’idée n’a pas pris forme. C’est pareil pour ce Baudelaire en Belgique : pour l’instant, il n’y a que les idées. On verra ce qui reste. 

J’ai une autre envie, quelque chose qui ne sera peut-être pas dans le film, mais auquel je pense. Quand je pense au film, je pense à y mettre une image de Baudelaire, une image que j’aurais filmé moi-même, celle d’un Baudelaire supposé, fantasmé, probable, que sais-je. Bien entendu, il serait obscène de faire intervenir un acteur jouant Baudelaire dans le film (et puis, après tout, pourquoi pas ? On pourrait le faire…), mais j’aimerais que dans ce film où il n’y a pas de personnages, à peine des acteurs, une figure humaine se détache. Elle serait filmée de face, ou de biais, à la terrasse d’un café. Elle pourrait fixer la caméra. Peut-être le plan interviendrait-il plusieurs fois. Ce ne serait qu’une apparition, ce ne serait pas Baudelaire, mais en fait si, un peu… J’aimerai rendre cette présence un peu obsédante, sans trop en faire. Il faudrait que le film se nourrisse de ce mystère. 

Voilà ce que j’imagine pour Baudelaire en Belgique. Les images que j’ai en tête sont précises, ce que j’ai écrit flou. C’est que ces images mentales préexistantes au film, images dont peu de cinéastes peuvent nier l’existence, sont au sens propre, irréalisables. Quel que soit le film, même le plus maitrisé, il reste du chaos, et c’est bien souvent ce chaos qui donne aux beaux films leurs plus belles scènes. Je ne dis rien d’original ici, c’est quelque chose que presque tous les cinéastes peuvent dire. Comme la plupart des évidences, c’est une vérité. 

Qu’on me permette, pour clore cette « explication » (c’est le seul mot qui me vient), une brève auto-analyse. Dans mes films, les textes sont une sorte d’appui : j’en extrais de l’arbitraire, j’en transpose la consistance. Ils contrebalancent mes angoisses, peut-être bien ma lâcheté. Si je ne sais pas quoi faire, je me réfère au texte, et il y a toujours ce qu’il me faut dedans. Peut-être qu’un jour, je ferai un film sans rien emprunter à une œuvre préexistante. Un jour, j’aimerais tourner une comédie.

jeudi 12 septembre 2019

Platebandes critiques

Mi-Juin 2019, je proposais aux contributeurs de Contrebande, dont une bonne partie avait du mal à se lancer dans l’écriture, une « discussion groupée tous ensemble pour essayer de donner, non pas une ligne éditoriale […], mais un esprit général ». L’idée a fait son chemin, et finalement, quelques-uns d’entre nous ont écrit quelques lignes, à leur manière, sur la critique aujourd’hui. Au lecteur, alors, de décider si nous l’avons invoqué, cet esprit général…




Melaine : 

En réécoutant Daney récemment, je me suis dit qu'il avait raison en créant Trafic. Pourtant ce n'est pas une revue que j'aime tant que ça, je suis gêné par son penchant aristocratique et élitaire, qui était là dès le départ mais qui s'est définitivement installé peu de temps après la mort de Daney (seul Biette maintenait encore un ancrage plus franc dans le monde, lui seul se baladait encore dans les rues et dans les cinémas avant d'écrire). Mais l’idée, directrice, de prendre le temps de parler des films avec une autre vitesse que celle de la distribution, me semble essentielle. Daney disait, au début des années 1990, qu'il était vain pour les Cahiers de continuer à mettre en couverture chaque mois un film sorti en salle, ne serait-ce que parce qu'il n'y avait, certains mois, aucun film à défendre. On faisait semblant de continuer à croire en une prolifération de bons films parmi lesquels il faut en sélectionner mensuellement deux ou trois qui seraient particulièrement bons et sur lesquels écrire. Mais c'était faux bien sûr, on se retrouvait à dire du bien de X ou Y, films médiocres, auteurs médiocres... Comme le disait Daney, on se retrouvait à ériger Céline au rang de chef-d’œuvre, parce qu'il était un peu au-dessus du lot, ce qui était certes vrai mais n'en faisait pas pour autant un film indiscutable, non-sujet à débats. Pour Daney, il aurait mieux valu virer les papiers inutiles sur X ou Y, qui n'ont aucune importance -ni les papiers ni les films- et parler trois mois de suite de Céline, le temps de voir ce qui va et ce qui ne va pas. 

La situation n'a pas changé, à la différence qu'aujourd'hui Daney n’est plus là. Je m'en rends particulièrement compte en ce moment avec les trois films importants du début d'année, Glass, La Mule et Green Book, sortis coup sur coup en janvier, et le fait qu'il n'y ait plus grand chose depuis (à l’exception des exceptionnels Godard et Cavalier). Je me dis que si on faisait le boulot correctement, on reviendrait peut-être sur ces trois-là et on en discuterait maintenant, en les posant comme importants, quitte à laisser de côté Almodovar, Triet ou je-ne-sais-qui, à propos desquels il n'y a pas grand-chose à dire, et pourquoi pas en intercalant Wiseman, Toy Story 4, ou même Jarmusch ou Alita, comme quelques nouvelles données depuis, qui vont plus ou moins dans la même direction avec plus ou moins de réussite. Que du cinéma américain tout ça (tandis qu’en 2018, c'était plutôt en France qu’il fallait regarder) : il y a quelque chose à cartographier, il y a des lignes à tracer. Green Book, moi, il m'accompagne, et je me dis que c'est quand même bête qu'un vrai travail critique n'ait pas été fait. On parle là d'un vrai beau film qui rencontre un large public. Depuis quand ça n'était pas arrivé ? Parti comme c'est, il va finir noyé dans la masse, comme les autres. La situation est assez similaire pour Glass, moi c'est un film à propos duquel je suis resté longtemps très incertain, je n’étais pas sûr de l'aimer complètement (il m’a fallu le revoir), il y avait des choses qui me gênaient, et qui me gênent encore un peu... et en même temps je voyais qu'il s'y passait des choses importantes (ne serait-ce que la fin, et de façon très évidente qui plus est : violences policières, vidéo virale sur internet comme outil de rébellion face à un système... ce sont là des choses très contextuelles mais sensibles, et charriées avec une lucidité et une conscience admirables). Je me dis que c'est un film qui aurait mérité qu'on en parle vraiment (quand je dis "on", la critique), qu'on essaie de voir un peu ce qui se passe avec ce film, et dans ce film, en quoi il nous regarde. Il y a là un travail nouveau, très contemporain, sur la question de l’accueil rugueux mais nécessaire d’un monde cosmopolite, ou sur le mouvement d’ouverture/fermeture aux altérités qui se multiplient. 

J'y ai beaucoup repensé ces derniers temps, en me disant que même les textes plutôt corrects qui passent parfois dans la presse, qu'on peut lire ici ou là (par exemple ceux de Camille Nevers à Libé, pour citer ce qui se fait de mieux), eh bien le plus souvent ils ne font que passer, ils participent quand même de cet usinage de films. Hop on écrit un petit truc, parfois pas mauvais, c'est envoyé, c'est lu, puis on passe à autre chose. En lisant il y a quelques mois ce qu'avait écrit James Agee pour Monsieur Verdoux de Chaplin, le posant à sa sortie comme le plus beau film de tout le cinéma parlant -alors qu'il avait été reçu froidement par la critique américaine-, et lui consacrant trois textes, publiés dans The Nation sur plusieurs semaines, je me dis qu'on manque de ça, d'un ou deux critiques qui se passionnent pour un film et qui écrivent ne serait-ce que deux textes à partir d'un même film, qui y reviennent quelques semaines après sa sortie. Histoire de montrer que ce film-là on l'aime, qu'il nous touche, qu'on continue à en parler au présent même quand il n'est plus en salle, bref qu’on sorte de la vulgaire consommation culturelle, quitte à lâcher du lest et à passer à côté de quelques bons films. Ce serait une belle façon de résister à l'industrie. Trafic a essayé, et a échoué, à mon avis, car elle s'est complètement marginalisée. Pour moi il ne s'agit pas de quitter le terrain de jeu, mais plutôt de rester dans la course à une autre vitesse, indépendante de celle de la distribution. Refuser la définition imposée de l'actualité, parler des films qui viennent comme ils viennent. Et s'ils restent, eh bien ne pas les rejeter, en parler encore. 

J'ai très envie de parler encore de Green Book, d'essayer d'écrire quelque chose qui rende compte de son importance (pour moi, mais aussi, dans la mesure du possible, de son importance politique, de la nouveauté et de la sensibilité du regard qu'il pose sur le monde). J'ai très envie d'en parler, ne serait-ce que pour dire "le film tient, et moi j'y tiens". Récemment j'ai écrit un texte à partir de Et si c'était vrai de Mark Waters, plutôt réussi je crois, bien qu’assez inoffensif, qui en appelle un autre sur Green Book. C'est peut-être l'occasion de m'y mettre, en revoyant le film d'abord, loin de l'enthousiasme primitif et du rayonnement médiatique. Peut-être que je commencerai en posant ces bases-là, que je viens d'esquisser. "Douleur et Gloire, moui... Parasite, c’est un piège, Tarantino ? Non, Le jeune Ahmed ? Ah oui, étonnant, pas si mauvais que ce que je préjugeais, bancal et inégal mais nettement plus intéressant que l'ignoble Rosetta. Sybil ? Relouuu... The Dead don't die ? Raté, décevant, quel dommage... Bref, allez hop, balayons ça ! moi je veux vous parler d'un film qui n'était pas à Cannes, que vous avez presque tous vus et que je vous somme de ne pas oublier : Green Book !" "- Quoi, Green Book ? Oooh mais tu es fou, c'est sorti il y a plus de six mois, c'est du passé tout ça !" -"Passé pour vous, mais pour moi la voiture roule encore, et la pensée du film est toujours vivante. Le passé, l'avenir, on s'en fout, parlons de ce que les films sont, de ce qu'ils nous montrent, de comment ils nous regardent et de comment nous les regardons, ici et maintenant." 



Blaise : 

Je pense qu’être critique, c’est déjà pouvoir être lu. C’est donc aussi pouvoir être actuel : critiquer, c’est être là (comme révolutionner, c’est être au monde). Je suis d’accord avec toi lorsque tu soutiens le besoin de prendre son temps, de s’attarder sur les films importants, ceux dont nous ressentons la nécessité de parler plus que d’autres ; j’ai personnellement très envie d’écrire des pages et des pages sur Sport de filles de Mazuy et sur Aloha de Cameron Crowe, qui, en plus d’être des films récents, me semblent être profondément actuels – en particulier pour le Mazuy –, à la fois pour moi et pour l’état du cinéma en général. 

Ce problème de l’actualité de la critique m’interroge beaucoup ces temps-ci. J’ai (re-)découvert Contre la nouvelle cinéphilie de Skorecki il y a quelques semaines et, ayant été frappé par la justesse de son témoignage, je me suis demandé si le fait que ce texte me paraissait comme actuel – alors qu’il date d’il y a 41 ans – n’était pas, finalement, un problème. Je ne pose pas cette question d’un point de vue « historiciste » (je ne cherche pas à affirmer qu’un texte vieux de plus de vingt ans n’a pas la même valeur qu’une œuvre récente), simplement je m’inquiète du fait que la situation du cinéma ne m’ait pas semblé avoir véritablement changé après toutes ces années. Skorecki déclarait alors la mort du cinéma (« le Cinéma est mort, vive les films ! »), et alors on pourrait croire que le cinéma est mort depuis quarante ans maintenant, et que depuis il ne reste que des petits films. C’est cette idée qui me perturbe, qui me fait penser qu’il faudrait la ré-actualiser en commençant par affirmer que, certes, les petits films c’est très bien, mais que l’idée d’un cinéma mort est devenue ringarde, qu’il est toujours vivant – populaire, surtout – et que ses petits-enfants – la vidéo, Internet – le sont bien plus encore. 

Ce qui m’inquiète, donc, chez la critique, c’est qu’elle ait quitté le train à la mort du cinéma et qu’elle n’ait pas su le reprendre lorsqu’elle s’est rendu compte que « la mort », ce n’est qu’une expression. D’où le fait que le champ de la critique soit aujourd’hui complètement désert (pour reprendre des termes déjà utilisés par Melaine dans son premier texte, je crois), partagé entre ceux qui n’ont rien à dire et ceux qui disent des trucs de vieux. C’est pourquoi la situation me paraît être, dans tous les cas, très problématique – encore plus lorsqu’on souhaite critiquer par écrit alors que les lecteurs se font de plus en plus rares. 

Pourtant, en raisonnant ainsi, j’ai l’impression de m’insérer sans le vouloir dans l’affreux système que critique Deleuze dans ses dialogues avec Parnet : je contribue à faire primer l’histoire sur la géographie, à soutenir que les idées évoluent au fil d’un temps chronologique alors qu’il vaudrait mieux les concevoir dans l’espace ; c’est-à-dire que si je suis troublé, c’est avant tout parce que j’ai l’impression, en lisant Skorecki, de vivre dans un après-cinéma, alors que la force de son texte est justement de briser toute l’histoire d’un cinéma. En déclarant sa mort et le fait qu’il ne reste que des films, tristement seuls mais fermement présents, il redonne sa force à la géographie : ce qui compte, ce n’est plus la chronologie du cinéma, c’est la simple présence (spatiale) des films autour de nous. C’est à la fois redonner aux films leur force primitive, et en même temps les ramener à nous, les tirer loin de cette planète-cinéma qui risque de tout avaler sur son passage si elle prend trop d’ampleur – car, c’est bien connu, tout empire repose sur l’histoire de ses conquêtes 

Combiner Skorecki et Deleuze, c’est entrevoir soudain un espace de paix, extrêmement rassurant, dans lequel films et spectateurs réapprennent à se voir et à échanger leurs gestes. La géographie des films, c’est une chose à laquelle il faut croire et s’accrocher. Mais le problème persiste, car la conception historique des films reste majoritaire – majorité de droite, comme toute majorité, dirait toujours Deleuze. Écrire sans jamais prendre en compte l’existence de cette majorité, c’est, je crois, passer à côté de l’actualité. Claire Parnet répondait à son ami que préférer la géographie à l’histoire, c’est s’arrêter à la surface des choses. N’écrire que pour les films sans prendre en compte le Cinéma, c’est entrer dans le jeu des dualismes et fermer les yeux sur ce qui se trouve au milieu de tout ça. Mais qu’est-ce qu’il y a, alors, entre les films et le cinéma ? Je serais bien incapable d’y répondre maintenant ; mais c’est peut-être ici, après tout, que doit se trouver le travail critique. 



Paul : 

Pourquoi de la critique ? Qu’est-ce que c’est que d’écrire, comment lire ? 

Proposition : lire de la critique et tenter d’en faire est une seule et même chose. On apprend à écrire en lisant, là on découvre le plaisir de la pirouette, de la pose, du vide et des vitesses. Pourquoi revenir à Biette, à Daney, Skorecki, à Farber, au Godard critique ? C’est parce que chez eux avant d’y avoir une juste évaluation des films il y a, pour celui qui les découvre, une façon inouïe de les faire vibrer. Intempérées, les œuvres ne se réduisent alors ni à l’écran ni à des règles de l’art. On s’y frotte dur, ça peut vexer mais on gagne en souplesse à les écouter et les décrypter. Le regard glane des idées et les films se distillent en myriades d’événements, surgissements autrement ténus et stimulants. A l’origine il y a peut-être un manque, trop contraint par notre grammaire. A l’école, à la maison, toute société croisée : grammaires constituantes mais en partie impropres à rendre certaines textures de sentiments, certains éblouissements...tambours sonores insidieux, sourires enfouis que des visages de fables ont bien voulu nous offrir pour une demi-seconde. Ce qui n’est pas pour moi, ce qui n’est pas pour toi - ces critiques-là ont pu nous aider à nous libérer d’une grammaire de la culture ressentie comme coercitive ; « sortir du piège de la langue des autres » était l’objectif : désormais on réussit par moment à croire en ce que nous voyons. Intuitions esthétiques qu’on se plaît à décréter intimement et pour lesquelles des gestes restent à trouver, des masques à adopter. Des passages de contrebande à frayer, donc. 

Psychologie du critique 

On regarde des films, on y décèle des jeux infinis de structures et de proportions, d’épiphanies colorées et d’évasions orales. Le désir apparaît de jouer à son tour au mécanicien avec ces formes si ludiques. Dans le même temps se signale le problème – difficilement soluble - de ne rien retrancher d’une expression aux stratégies parfois obscures tout en déjouant ce que la posture du critique peut renvoyer de triste autorité érudite et d’obstination maniaque à ceux qui ne se sentent pas initiés. Comment refuser les mots d’ordre et donner envie non pas tant d’aimer les films que de les penser, ou plus justement de « mieux voir » ? Après tout, l’attention qu’engage le critique est-elle là pour créer une proximité vis-à-vis des films, de soi, des spectateurs ? Ou, à rebours, pour distancer les images et s’isoler de pratiques plus communes ? 
Ne balayons pas trop vite l’idée réactionnaire selon laquelle l’image omniprésente dégrade la vitalité et l’intuitif. Qu’on le veuille ou non les images informent notre imaginaire à un point qu’on effleure sans doute à peine, la critique est alors tout à fait autre chose qu’une iconophilie. Le ton du moraliste s’installe aisément sans qu’on sache jamais trop ce qu’il y a en face, si ce n’est que le cirque des films ne va pas de soi. Centre d’humilité et d’exigence : tâtonner dans ce brouillard pour travailler nos imaginaires. 

Magique formule 

Se défier des automatismes et de la théorie fièrement affichée, cela passe d'abord par un art du glanage. Hitchcock disait qu'il ne filmait pas une tranche de vie mais une tranche de gâteau. On prend ce qu'on trouve dans les films, les articulations par lesquelles ils s'ouvrent au monde, puis celles qui dans le monde nous ouvrent aux films. En regardant des films de Vecchiali ou de Benning j'ai l'impression de comprendre des théorèmes mathématiques. Et tout le reste. Propositions lues et entendues, gardées dans leur état brut et arbitraire (sans faisceau contextuel ni désir de vérification) et reformées par la mémoire, qui furent d'un formidable compagnonnage. 
Petit être fragmentaire du critique en l'attente de mots magiques. 

Profession : jardinier 

Si la critique a un souci d’ordonnancement elle n’est pas l’outil d’une conquête jalouse des grandes œuvres. Plutôt que d’imaginer celui qui en produit dans la posture d’un dispensateur du bon goût on peut comparer cela à une pratique plus sensuelle et triviale. Dans l’activité du texte critique, sa lecture, son écriture, son rebond avec les œuvres, il y a quelque chose du travail du jardinier. Parmi les textes, les films et le dehors, une attention accrue, une modulation entreprise de l’espace alentour, une vigilance pour les instants gracieux de cristallisation du temps : le critique est lui aussi un rêveur actif. Il s’invente des outils pour une fréquentation quotidienne et un entretien passionné des formes intermittentes qui sont points de vues, rumeurs ou parfums de l’extérieur. 
L’envie d’écrire vient dans ces moments pas toujours égaux ni fréquents où l’on pense que, accordés par les films, nos songes du monde ont une valeur. C’est déjà un horizon éthique que de trouver cette envie. 





Pierre : 

Je n’ai pas grand-chose à rajouter par rapport aux autres. Ils ont sans doute tous raison. Je n’ai que quelques mots à dire. 

D’un côté, la théorie. Cathédrales de bois moisi, dans un territoire impossible, il n’y a que de loin que ça a l’air de tenir. Ceux qui tentent se plantent – Biette le dit à la fin d’un texte, ça s’écroule toujours. Certains cyniques font leur beurre dessus. Ce sont les pires. 

De l’autre, la critique. Inconsistance immaitrisée, mauvaise foi, parfois escroquerie. On a toujours raison quand les mots ne veulent rien dire. Même les meilleurs – les écrivains – ne sont pas très sérieux. Godard le dit dans une interview, quand il parle du sérieux : Wittgenstein est sérieux, d’autres beaucoup moins. Même lui le sait. 

Il faudrait faire de la vraie critique : Lourcelles, on le sait, entre nous on le sait, a arrêté d’écrire, ou bien seulement des faits. Moullet a critiqué Lourcelles (peut-être avant Lourcelles, je ne sais pas) : il fait la liste des faits pour rigoler un peu, et puis par obsession. Dans son livre sur DeMille, ou son livre sur The Fountainhead (le plus beau film de l’histoire du cinéma ?), on le voit bien : la liste s’allonge pour rire. Ils sont sur la bonne voie, car critiquer, c’est banal de le dire, mais il faudrait le rappeler, c’est dire ce qui est vraiment. S’y essayer, en tout cas ; ce n’est pas les cinéphiles qui trouveront la vérité… 

Ce qui « constitue » aujourd’hui la critique ne s’intéresse absolument pas à cela. Ils font de la publicité (les blogs), de la review (la plupart des américains – encore une fois je cite Godard), souvent de la morale à deux balles (les Cahiers d’aujourd’hui). Ce n’est que par moment, par endroit, que cela apparaît. 

Contrebande sera peut-être le lieu pour cela. 

Par moment, par endroit. 

Rien qu’un texte, un jour, ça serait déjà bien.




spilman :

je voyais mal, mais maintenant
j’écris, parce que je vois 
mieux !
plus vite !
plus loin !
qu’avant et que beaucoup
et que ce savoir m’empêche de continuer à parler
la langue du commerce quotidien,
où le cinéma est une fin
et la verticalité niée
- nicht versönht

la critique, son espace,
il faut tailler dans la langue, car
ce n’est pas une question de goût,
mais de la parole vraie, de chant.
dire je - adieu au langage -
pour, religare, faire nous

chaque matin, je vais au marché où l’on vend des mensonges,
sans argent, je ris :
ma bourse est percée, c’est la faute à Daney

la critique consiste à dire ce qui est
pour vaincre les affabulations
de ceux pour qui le monde n’est que caoutchouc

« Elles allaient en chuchotant comme le vent dans les buissons ;
et le froissement de soie de leurs robes matinales
faisait sur le gravier un bruit de ruisseau »




Laura :

Le besoin d’écrire est encore quelque chose que j’ai du mal à rationaliser. Je ne suis pas ici pour poser un précis ou un traité de méthode critique (deux mots, qui, lorsqu’on les suture se voient empreints d’une telle rudesse et d’une telle rigueur ; seule l’université peut en avoir quelque chose à faire) Moins chercher à prouver quoi que ce soit (ce serait prétentieux), que tenter de comprendre un phénomène. Je sais juste que j’écris car, d’une certaine façon, je sens que c’est le moment.

Cependant, à la suite d’une expérience de pure négativité (à titre d’exemple : le dernier Tarantino dont la meilleure critique serait encore de ne pas en parler, ou, de citer rêveusement quelque formule de Daney qui y semble parfaitement seoir. « Il n’est que les images nulles qui ne soient pas ambiguës »), une question me préoccupe. Je me demande si je peux me mettre en position pour riposter, pour contrebalancer. Résister, cela peut passer par la production écrite. S’interroger s’il est possible de provoquer l’écriture par pur besoin (ici, se dégager d’une mauvaise aura, les mauvais films m’accablent bien trop longtemps). Il me semble alors que cette tentative d’esthétiser l’écriture, c’est déjà s’engager à la travailler. Se mettre en condition c’est déjà essayer, c’est déjà presque faire. Il faudrait encore trouver sur quoi. Une chose est certaine, je veux écrire sur ce que j’ai envie de défendre, surtout vis-à-vis de ce qui est défendu.

Je découvre depuis peu le cinéma Hongkongais. Je n’ai envie de regarder que cela, mais, cela suffit-il pour écrire quelque chose de digne (et) d’intérêt ? *

Je n’arrive pas à me décider, ainsi conseillerai-je quelques films en vrac.

Love on a diet, Johnny To, 2001

Il est amusant de constater que ce film soit sorti en 2001. Pendant hongkongais de Shallow Hal ? Presque. En tout cas, même beauté de personnages, même confiance absolue en eux et en ce qu’ils peuvent contenir de plus pur. Film de régime. Andy Lau et Sammi Cheng sont obèses. Elle veut maigrir, lui non estimant être suffisamment heureux. Il l’aidera tout de même. L’usage de prothèses pour ces deux seuls acteurs est extraordinaire. Ne jouissant pas encore d’un corps de chair, ils s’extrairont tout deux d’un pré-état, la prothèse contenant déjà en elle-même sa propre perte. Sublime Sammi Cheng, qui, tout au long du film perd des parties de prothèse comme elle perdrait des dents de lait.

The god of cookery, Stephen Chow, 1996

Véritable art du contrepied. De la légèreté absolue naît la gravité. On ne sait pas trop pourquoi mais, tout à coup, quelque chose prend. Idée simplissime mais pourtant magnifique, lorsqu’un personnage devient sage, ses cheveux virent au gris.

Sparrow, Johnny To, 2008 / Love in the time of twilight, Tsui Hark, 1995

Donner le temps au temps. Laisser les choses advenir. Même sentiment de douceur et de langueur.



* Une phrase de Simone Weil me rassure néanmoins. « Aucun inconvénient à se croire beaucoup moins avancé qu’on n’est : la lumière n’en opère pas moins son effet, dont la source n’est pas dans l’opinion »