vendredi 27 septembre 2019

Petit soldat sur nuancier

Au deux-tiers de Un baiser s'il vous plaît, le personnage joué par Emmanuel Mouret s'en va cueillir à l'aéroport une amante hôtesse de l'air. Dans un plan où tous deux discutent passe à l’arrière un militaire en patrouille. Cette apparition est brève et innocente, elle n'a aucune implication dans le récit pas plus que dans la sphère immédiate des personnages et n'est sans doute pas maîtrisée pour le film. Pourtant elle a eu pour celui qui écrit l'effet d'un éclair à la violence sourde. Comme si dans ce bref moment s'engouffrait tout ce que notre monde peut compter de noires passions, toutes les horreurs morbides des dominations politiques et idéologiques, incompréhensibles fracturations des intimités face auxquelles la douceur s'effondre. Tout ce que, à priori, le cinéma de Mouret ne saurait pas dire, encore moins accueillir.
Petite figure du soldat en arme qui fut une révélation : Emmanuel Mouret est un grand cinéaste. En effet : à quelle pointe extrême de la sensibilité faut-il avoir amené le spectateur et quel savant traitement de la fugacité des corps (c'est-à-dire du jeu évanescent des sentiments qui plient la figure) a pu être opéré pour trembler à cette chose si peu extraordinaire dans les images passantes de notre monde ?
C'est déjà dire une ou deux choses : l'expérience d'un film avec ses durées multiples peut conduire le spectateur à une forme d'appréhension des images unique à ce film, sans rapport avec ce que le récit semble proposer en direct. Le voilà placé sur une ligne de sensibilité qui procure un sentiment de monde à la pertinence si acérée que s’oublie son bagage visuel blasé. C’est dire qu’à un certain degré d'intuition, l'économie d'un film peut se transformer en alchimie : elle ouvre alors à des visions.
Une unique culpabilité pour ce soldat là : passer dans le fond. Ce qu’il faudrait démêler ici est une possibilité de l’arrière-champ comme zone recevant de façon détournée une formidable quantité d’énergie, ce que lui, le soldat, a révélé. On trouve dans le travail tout juste prégnant du fond un cœur de la poétique Mourettienne, inouï à d’autres terrains. Deux pôles se tracent grossièrement : d’un côté les œuvres d'intérieurs parisiens, de l’autre les œuvres méditerranéennes d’extérieurs solaires et populaires. Les premières déploient dans leur scénographie extérieure un jeu de la profondeur de champ que les films d’appartements ignorent (schéma opportuniste que chaque film dynamise sur divers points – en dernier lieu Mademoiselle de Joncquières). La platitude plastique est une condition esthétique de ces derniers et leur scène matricielle l’échange de mouvements devant un ruban d’aplats colorés entre deux acteurs – co-ordination sensuelle. Logique étendue aux scènes de rues pour lesquelles l’écriture architecturée est d’avantage un tissu de passage pour les travaux malicieux du corps qu’un réservoir d’espaces inexplorés.

Autre dualisme innervant vigoureusement ces films, sans lien visible avec le fond plastique. D’un côté la pantomime des désirs, de l’autre les vertiges du discours amoureux (mise en culture de jeux de langage et quiproquos persuasifs): les gestes et les mots, moteurs majeurs à la figuration de récits limpides. Puis derrière cette clarté prétendue vient s’exprimer (tel un citron) ce qui des mouvements du cœur cherche sa juste qualité et des histoires leur mesure d’abstraction-évasion colorée.
Aimantations, retraits, attaques, glissades, étreintes, vacillements, sorties de champ. Placés sur un espace gauche-droite les échanges d’énergies qui dynamisent la plupart des plans chez Mouret sont semblables à ceux d’un combat d’escrime, si ce n’est qu’ici le terrain est mobile et sans triomphe. Beaucoup d’approches profil et, de face, des pas chassés, micros et plus. Et derrière les escrimeurs de formidables peintres travaillent (on se souvient dans One Way Boogie Woogie de James Benning d’une semblable inventivité d’aplats colorés qui trouvait son origine chez Mondrian : on pourrait avec le cas Mouret produire un large catalogue d’influences fortuites).

Le ballet des sentiments joue dans une gamme décomposée si délicatement qu’il n’y a guère pour l’incarner - sans vertu d’enseignement - que les perpétuelles variations d’un fond sur lequel s’impriment toutes ses nuances. La condition de l’amoureux : vagabond (Mouret rejoint les grands burlesques) des matières enrubannées, où moulures de portes, façades, recoins sombres, décorum bourgeois et autres côtés du miroir sont aplanis après pliure. De petits phénomènes lumineux prennent une qualité d’expression exacerbée : un vase rouge, des nuances de blancs, un monochrome bleu, les complexes structurations colorées de n’importe quel espace : tout joue la doublure des émotions pudiques. Une retenue pour une meilleure extension. L’expansion vers le fond des états d’âmes en sensations, une abstraction de la rhétorique des corps acoquinés (luminosité sans référence de ce qu’ils ignorent jouer).
Le geste effacé de Mouret prend un chemin inverse de celui souvent ressenti ailleurs où une mise en couleur entrave la tranquille autonomie des sentiments et de leurs desseins. Un baiser s’il vous plaît et d’autres : des films comme de merveilleux nuanciers, à la beauté libre des albums d’échantillons de textiles. Si fins qu’en attrapant un petit soldat ils nous font trembler.

Paul Klee - Scheidung Abends

lundi 23 septembre 2019

À propos d'un film à venir

Je termine en ce moment un film dont le titre sera probablement Trois poèmes de Baudelaire (il ne me reste qu’un plan à tourner). Il s’agit d’un film confrontant des poèmes issus du Spleen de Paris à la mise en scène d’images « mentales » liées aux poèmes en question. Cependant, je crois n’en avoir pas fini avec Baudelaire. 

J’aimerais faire un film dont le titre serait Baudelaire en Belgique

Il faudrait, avant tout, lire tous les textes de Baudelaire regroupés, il fut un temps, sous le titre impropre de Journaux intimes, et en particulier, bien sûr, son ébauche de pamphlet sur la Belgique, dont le titre aurait dû être Pauvre Belgique, ou bien La Belgique déshabillée. Cette ébauche, écrite lors de l’exode bruxellois de Baudelaire, devait en réalité devenir un pamphlet dirigé contre la France : Baudelaire voyait dans la société bruxelloise de l’époque une caricature de la bourgeoisie française. 

Il y aurait, donc, dans le film, des extraits de ce pamphlet, mais aussi, pourquoi pas, des poèmes. Je ne sais pas quels poèmes Baudelaire a écrit en Belgique. Il me faudrait lire une ou plusieurs biographies, afin de savoir quels poèmes ont été écrits lors de cet exode (le sait-on seulement ?). Ces biographies seraient aussi l’occasion d’en apprendre plus sur la réalité de ce séjour en Belgique : qui Baudelaire y a-t-il rencontré ? Où passait-il son temps ? Qu’y voyait-il ? Qu’y voit-on aujourd’hui ? Il faudrait filmer ces lieux, ou les ruines de ces lieux. 

Bien entendu, je ne le nie pas, il y a aussi quelque chose d’autobiographique dans ce film, mais d’une manière très lointaine : je m’installe en Belgique pour quelques mois, et la lecture du texte de Baudelaire sera forcément marquée par ma propre expérience. Je ne veux pas que, dans le film, cela se fasse en toute conscience : rien que le nécessaire. De toute façon je ne peux filmer que ce que je connais, ce que j’ai vu, ce que je veux voir, ou tout simplement ce que je veux filmer. Et puis, enfin, je crois que d’une certaine manière, je me reconnais dans ce qu’a pu écrire Baudelaire (voilà qui est bien prétentieux !), puisque, je le confesse, ma petite paresse intellectuelle me fait aussi voir dans ce pays (en particulier dans Bruxelles) une parodie cynique et bonhomme de la France contemporaine… Ici, je plaide coupable. 

Il y aurait peut-être, pour la première fois dans ce que j’ose à peine appeler « mes films », de la musique. Probablement du Liszt, compositeur dont je ne connais presque rien, mais que Baudelaire admirait beaucoup, et auquel il a dédié son poème Le Thyrse. J’avais pensé à filmer, dans Trois poèmes de Baudelaire, la maison parisienne de la famille Liszt, mais l’idée n’a pas pris forme. C’est pareil pour ce Baudelaire en Belgique : pour l’instant, il n’y a que les idées. On verra ce qui reste. 

J’ai une autre envie, quelque chose qui ne sera peut-être pas dans le film, mais auquel je pense. Quand je pense au film, je pense à y mettre une image de Baudelaire, une image que j’aurais filmé moi-même, celle d’un Baudelaire supposé, fantasmé, probable, que sais-je. Bien entendu, il serait obscène de faire intervenir un acteur jouant Baudelaire dans le film (et puis, après tout, pourquoi pas ? On pourrait le faire…), mais j’aimerais que dans ce film où il n’y a pas de personnages, à peine des acteurs, une figure humaine se détache. Elle serait filmée de face, ou de biais, à la terrasse d’un café. Elle pourrait fixer la caméra. Peut-être le plan interviendrait-il plusieurs fois. Ce ne serait qu’une apparition, ce ne serait pas Baudelaire, mais en fait si, un peu… J’aimerai rendre cette présence un peu obsédante, sans trop en faire. Il faudrait que le film se nourrisse de ce mystère. 

Voilà ce que j’imagine pour Baudelaire en Belgique. Les images que j’ai en tête sont précises, ce que j’ai écrit flou. C’est que ces images mentales préexistantes au film, images dont peu de cinéastes peuvent nier l’existence, sont au sens propre, irréalisables. Quel que soit le film, même le plus maitrisé, il reste du chaos, et c’est bien souvent ce chaos qui donne aux beaux films leurs plus belles scènes. Je ne dis rien d’original ici, c’est quelque chose que presque tous les cinéastes peuvent dire. Comme la plupart des évidences, c’est une vérité. 

Qu’on me permette, pour clore cette « explication » (c’est le seul mot qui me vient), une brève auto-analyse. Dans mes films, les textes sont une sorte d’appui : j’en extrais de l’arbitraire, j’en transpose la consistance. Ils contrebalancent mes angoisses, peut-être bien ma lâcheté. Si je ne sais pas quoi faire, je me réfère au texte, et il y a toujours ce qu’il me faut dedans. Peut-être qu’un jour, je ferai un film sans rien emprunter à une œuvre préexistante. Un jour, j’aimerais tourner une comédie.

jeudi 12 septembre 2019

Platebandes critiques

Mi-Juin 2019, je proposais aux contributeurs de Contrebande, dont une bonne partie avait du mal à se lancer dans l’écriture, une « discussion groupée tous ensemble pour essayer de donner, non pas une ligne éditoriale […], mais un esprit général ». L’idée a fait son chemin, et finalement, quelques-uns d’entre nous ont écrit quelques lignes, à leur manière, sur la critique aujourd’hui. Au lecteur, alors, de décider si nous l’avons invoqué, cet esprit général…




Melaine : 

En réécoutant Daney récemment, je me suis dit qu'il avait raison en créant Trafic. Pourtant ce n'est pas une revue que j'aime tant que ça, je suis gêné par son penchant aristocratique et élitaire, qui était là dès le départ mais qui s'est définitivement installé peu de temps après la mort de Daney (seul Biette maintenait encore un ancrage plus franc dans le monde, lui seul se baladait encore dans les rues et dans les cinémas avant d'écrire). Mais l’idée, directrice, de prendre le temps de parler des films avec une autre vitesse que celle de la distribution, me semble essentielle. Daney disait, au début des années 1990, qu'il était vain pour les Cahiers de continuer à mettre en couverture chaque mois un film sorti en salle, ne serait-ce que parce qu'il n'y avait, certains mois, aucun film à défendre. On faisait semblant de continuer à croire en une prolifération de bons films parmi lesquels il faut en sélectionner mensuellement deux ou trois qui seraient particulièrement bons et sur lesquels écrire. Mais c'était faux bien sûr, on se retrouvait à dire du bien de X ou Y, films médiocres, auteurs médiocres... Comme le disait Daney, on se retrouvait à ériger Céline au rang de chef-d’œuvre, parce qu'il était un peu au-dessus du lot, ce qui était certes vrai mais n'en faisait pas pour autant un film indiscutable, non-sujet à débats. Pour Daney, il aurait mieux valu virer les papiers inutiles sur X ou Y, qui n'ont aucune importance -ni les papiers ni les films- et parler trois mois de suite de Céline, le temps de voir ce qui va et ce qui ne va pas. 

La situation n'a pas changé, à la différence qu'aujourd'hui Daney n’est plus là. Je m'en rends particulièrement compte en ce moment avec les trois films importants du début d'année, Glass, La Mule et Green Book, sortis coup sur coup en janvier, et le fait qu'il n'y ait plus grand chose depuis (à l’exception des exceptionnels Godard et Cavalier). Je me dis que si on faisait le boulot correctement, on reviendrait peut-être sur ces trois-là et on en discuterait maintenant, en les posant comme importants, quitte à laisser de côté Almodovar, Triet ou je-ne-sais-qui, à propos desquels il n'y a pas grand-chose à dire, et pourquoi pas en intercalant Wiseman, Toy Story 4, ou même Jarmusch ou Alita, comme quelques nouvelles données depuis, qui vont plus ou moins dans la même direction avec plus ou moins de réussite. Que du cinéma américain tout ça (tandis qu’en 2018, c'était plutôt en France qu’il fallait regarder) : il y a quelque chose à cartographier, il y a des lignes à tracer. Green Book, moi, il m'accompagne, et je me dis que c'est quand même bête qu'un vrai travail critique n'ait pas été fait. On parle là d'un vrai beau film qui rencontre un large public. Depuis quand ça n'était pas arrivé ? Parti comme c'est, il va finir noyé dans la masse, comme les autres. La situation est assez similaire pour Glass, moi c'est un film à propos duquel je suis resté longtemps très incertain, je n’étais pas sûr de l'aimer complètement (il m’a fallu le revoir), il y avait des choses qui me gênaient, et qui me gênent encore un peu... et en même temps je voyais qu'il s'y passait des choses importantes (ne serait-ce que la fin, et de façon très évidente qui plus est : violences policières, vidéo virale sur internet comme outil de rébellion face à un système... ce sont là des choses très contextuelles mais sensibles, et charriées avec une lucidité et une conscience admirables). Je me dis que c'est un film qui aurait mérité qu'on en parle vraiment (quand je dis "on", la critique), qu'on essaie de voir un peu ce qui se passe avec ce film, et dans ce film, en quoi il nous regarde. Il y a là un travail nouveau, très contemporain, sur la question de l’accueil rugueux mais nécessaire d’un monde cosmopolite, ou sur le mouvement d’ouverture/fermeture aux altérités qui se multiplient. 

J'y ai beaucoup repensé ces derniers temps, en me disant que même les textes plutôt corrects qui passent parfois dans la presse, qu'on peut lire ici ou là (par exemple ceux de Camille Nevers à Libé, pour citer ce qui se fait de mieux), eh bien le plus souvent ils ne font que passer, ils participent quand même de cet usinage de films. Hop on écrit un petit truc, parfois pas mauvais, c'est envoyé, c'est lu, puis on passe à autre chose. En lisant il y a quelques mois ce qu'avait écrit James Agee pour Monsieur Verdoux de Chaplin, le posant à sa sortie comme le plus beau film de tout le cinéma parlant -alors qu'il avait été reçu froidement par la critique américaine-, et lui consacrant trois textes, publiés dans The Nation sur plusieurs semaines, je me dis qu'on manque de ça, d'un ou deux critiques qui se passionnent pour un film et qui écrivent ne serait-ce que deux textes à partir d'un même film, qui y reviennent quelques semaines après sa sortie. Histoire de montrer que ce film-là on l'aime, qu'il nous touche, qu'on continue à en parler au présent même quand il n'est plus en salle, bref qu’on sorte de la vulgaire consommation culturelle, quitte à lâcher du lest et à passer à côté de quelques bons films. Ce serait une belle façon de résister à l'industrie. Trafic a essayé, et a échoué, à mon avis, car elle s'est complètement marginalisée. Pour moi il ne s'agit pas de quitter le terrain de jeu, mais plutôt de rester dans la course à une autre vitesse, indépendante de celle de la distribution. Refuser la définition imposée de l'actualité, parler des films qui viennent comme ils viennent. Et s'ils restent, eh bien ne pas les rejeter, en parler encore. 

J'ai très envie de parler encore de Green Book, d'essayer d'écrire quelque chose qui rende compte de son importance (pour moi, mais aussi, dans la mesure du possible, de son importance politique, de la nouveauté et de la sensibilité du regard qu'il pose sur le monde). J'ai très envie d'en parler, ne serait-ce que pour dire "le film tient, et moi j'y tiens". Récemment j'ai écrit un texte à partir de Et si c'était vrai de Mark Waters, plutôt réussi je crois, bien qu’assez inoffensif, qui en appelle un autre sur Green Book. C'est peut-être l'occasion de m'y mettre, en revoyant le film d'abord, loin de l'enthousiasme primitif et du rayonnement médiatique. Peut-être que je commencerai en posant ces bases-là, que je viens d'esquisser. "Douleur et Gloire, moui... Parasite, c’est un piège, Tarantino ? Non, Le jeune Ahmed ? Ah oui, étonnant, pas si mauvais que ce que je préjugeais, bancal et inégal mais nettement plus intéressant que l'ignoble Rosetta. Sybil ? Relouuu... The Dead don't die ? Raté, décevant, quel dommage... Bref, allez hop, balayons ça ! moi je veux vous parler d'un film qui n'était pas à Cannes, que vous avez presque tous vus et que je vous somme de ne pas oublier : Green Book !" "- Quoi, Green Book ? Oooh mais tu es fou, c'est sorti il y a plus de six mois, c'est du passé tout ça !" -"Passé pour vous, mais pour moi la voiture roule encore, et la pensée du film est toujours vivante. Le passé, l'avenir, on s'en fout, parlons de ce que les films sont, de ce qu'ils nous montrent, de comment ils nous regardent et de comment nous les regardons, ici et maintenant." 



Blaise : 

Je pense qu’être critique, c’est déjà pouvoir être lu. C’est donc aussi pouvoir être actuel : critiquer, c’est être là (comme révolutionner, c’est être au monde). Je suis d’accord avec toi lorsque tu soutiens le besoin de prendre son temps, de s’attarder sur les films importants, ceux dont nous ressentons la nécessité de parler plus que d’autres ; j’ai personnellement très envie d’écrire des pages et des pages sur Sport de filles de Mazuy et sur Aloha de Cameron Crowe, qui, en plus d’être des films récents, me semblent être profondément actuels – en particulier pour le Mazuy –, à la fois pour moi et pour l’état du cinéma en général. 

Ce problème de l’actualité de la critique m’interroge beaucoup ces temps-ci. J’ai (re-)découvert Contre la nouvelle cinéphilie de Skorecki il y a quelques semaines et, ayant été frappé par la justesse de son témoignage, je me suis demandé si le fait que ce texte me paraissait comme actuel – alors qu’il date d’il y a 41 ans – n’était pas, finalement, un problème. Je ne pose pas cette question d’un point de vue « historiciste » (je ne cherche pas à affirmer qu’un texte vieux de plus de vingt ans n’a pas la même valeur qu’une œuvre récente), simplement je m’inquiète du fait que la situation du cinéma ne m’ait pas semblé avoir véritablement changé après toutes ces années. Skorecki déclarait alors la mort du cinéma (« le Cinéma est mort, vive les films ! »), et alors on pourrait croire que le cinéma est mort depuis quarante ans maintenant, et que depuis il ne reste que des petits films. C’est cette idée qui me perturbe, qui me fait penser qu’il faudrait la ré-actualiser en commençant par affirmer que, certes, les petits films c’est très bien, mais que l’idée d’un cinéma mort est devenue ringarde, qu’il est toujours vivant – populaire, surtout – et que ses petits-enfants – la vidéo, Internet – le sont bien plus encore. 

Ce qui m’inquiète, donc, chez la critique, c’est qu’elle ait quitté le train à la mort du cinéma et qu’elle n’ait pas su le reprendre lorsqu’elle s’est rendu compte que « la mort », ce n’est qu’une expression. D’où le fait que le champ de la critique soit aujourd’hui complètement désert (pour reprendre des termes déjà utilisés par Melaine dans son premier texte, je crois), partagé entre ceux qui n’ont rien à dire et ceux qui disent des trucs de vieux. C’est pourquoi la situation me paraît être, dans tous les cas, très problématique – encore plus lorsqu’on souhaite critiquer par écrit alors que les lecteurs se font de plus en plus rares. 

Pourtant, en raisonnant ainsi, j’ai l’impression de m’insérer sans le vouloir dans l’affreux système que critique Deleuze dans ses dialogues avec Parnet : je contribue à faire primer l’histoire sur la géographie, à soutenir que les idées évoluent au fil d’un temps chronologique alors qu’il vaudrait mieux les concevoir dans l’espace ; c’est-à-dire que si je suis troublé, c’est avant tout parce que j’ai l’impression, en lisant Skorecki, de vivre dans un après-cinéma, alors que la force de son texte est justement de briser toute l’histoire d’un cinéma. En déclarant sa mort et le fait qu’il ne reste que des films, tristement seuls mais fermement présents, il redonne sa force à la géographie : ce qui compte, ce n’est plus la chronologie du cinéma, c’est la simple présence (spatiale) des films autour de nous. C’est à la fois redonner aux films leur force primitive, et en même temps les ramener à nous, les tirer loin de cette planète-cinéma qui risque de tout avaler sur son passage si elle prend trop d’ampleur – car, c’est bien connu, tout empire repose sur l’histoire de ses conquêtes 

Combiner Skorecki et Deleuze, c’est entrevoir soudain un espace de paix, extrêmement rassurant, dans lequel films et spectateurs réapprennent à se voir et à échanger leurs gestes. La géographie des films, c’est une chose à laquelle il faut croire et s’accrocher. Mais le problème persiste, car la conception historique des films reste majoritaire – majorité de droite, comme toute majorité, dirait toujours Deleuze. Écrire sans jamais prendre en compte l’existence de cette majorité, c’est, je crois, passer à côté de l’actualité. Claire Parnet répondait à son ami que préférer la géographie à l’histoire, c’est s’arrêter à la surface des choses. N’écrire que pour les films sans prendre en compte le Cinéma, c’est entrer dans le jeu des dualismes et fermer les yeux sur ce qui se trouve au milieu de tout ça. Mais qu’est-ce qu’il y a, alors, entre les films et le cinéma ? Je serais bien incapable d’y répondre maintenant ; mais c’est peut-être ici, après tout, que doit se trouver le travail critique. 



Paul : 

Pourquoi de la critique ? Qu’est-ce que c’est que d’écrire, comment lire ? 

Proposition : lire de la critique et tenter d’en faire est une seule et même chose. On apprend à écrire en lisant, là on découvre le plaisir de la pirouette, de la pose, du vide et des vitesses. Pourquoi revenir à Biette, à Daney, Skorecki, à Farber, au Godard critique ? C’est parce que chez eux avant d’y avoir une juste évaluation des films il y a, pour celui qui les découvre, une façon inouïe de les faire vibrer. Intempérées, les œuvres ne se réduisent alors ni à l’écran ni à des règles de l’art. On s’y frotte dur, ça peut vexer mais on gagne en souplesse à les écouter et les décrypter. Le regard glane des idées et les films se distillent en myriades d’événements, surgissements autrement ténus et stimulants. A l’origine il y a peut-être un manque, trop contraint par notre grammaire. A l’école, à la maison, toute société croisée : grammaires constituantes mais en partie impropres à rendre certaines textures de sentiments, certains éblouissements...tambours sonores insidieux, sourires enfouis que des visages de fables ont bien voulu nous offrir pour une demi-seconde. Ce qui n’est pas pour moi, ce qui n’est pas pour toi - ces critiques-là ont pu nous aider à nous libérer d’une grammaire de la culture ressentie comme coercitive ; « sortir du piège de la langue des autres » était l’objectif : désormais on réussit par moment à croire en ce que nous voyons. Intuitions esthétiques qu’on se plaît à décréter intimement et pour lesquelles des gestes restent à trouver, des masques à adopter. Des passages de contrebande à frayer, donc. 

Psychologie du critique 

On regarde des films, on y décèle des jeux infinis de structures et de proportions, d’épiphanies colorées et d’évasions orales. Le désir apparaît de jouer à son tour au mécanicien avec ces formes si ludiques. Dans le même temps se signale le problème – difficilement soluble - de ne rien retrancher d’une expression aux stratégies parfois obscures tout en déjouant ce que la posture du critique peut renvoyer de triste autorité érudite et d’obstination maniaque à ceux qui ne se sentent pas initiés. Comment refuser les mots d’ordre et donner envie non pas tant d’aimer les films que de les penser, ou plus justement de « mieux voir » ? Après tout, l’attention qu’engage le critique est-elle là pour créer une proximité vis-à-vis des films, de soi, des spectateurs ? Ou, à rebours, pour distancer les images et s’isoler de pratiques plus communes ? 
Ne balayons pas trop vite l’idée réactionnaire selon laquelle l’image omniprésente dégrade la vitalité et l’intuitif. Qu’on le veuille ou non les images informent notre imaginaire à un point qu’on effleure sans doute à peine, la critique est alors tout à fait autre chose qu’une iconophilie. Le ton du moraliste s’installe aisément sans qu’on sache jamais trop ce qu’il y a en face, si ce n’est que le cirque des films ne va pas de soi. Centre d’humilité et d’exigence : tâtonner dans ce brouillard pour travailler nos imaginaires. 

Magique formule 

Se défier des automatismes et de la théorie fièrement affichée, cela passe d'abord par un art du glanage. Hitchcock disait qu'il ne filmait pas une tranche de vie mais une tranche de gâteau. On prend ce qu'on trouve dans les films, les articulations par lesquelles ils s'ouvrent au monde, puis celles qui dans le monde nous ouvrent aux films. En regardant des films de Vecchiali ou de Benning j'ai l'impression de comprendre des théorèmes mathématiques. Et tout le reste. Propositions lues et entendues, gardées dans leur état brut et arbitraire (sans faisceau contextuel ni désir de vérification) et reformées par la mémoire, qui furent d'un formidable compagnonnage. 
Petit être fragmentaire du critique en l'attente de mots magiques. 

Profession : jardinier 

Si la critique a un souci d’ordonnancement elle n’est pas l’outil d’une conquête jalouse des grandes œuvres. Plutôt que d’imaginer celui qui en produit dans la posture d’un dispensateur du bon goût on peut comparer cela à une pratique plus sensuelle et triviale. Dans l’activité du texte critique, sa lecture, son écriture, son rebond avec les œuvres, il y a quelque chose du travail du jardinier. Parmi les textes, les films et le dehors, une attention accrue, une modulation entreprise de l’espace alentour, une vigilance pour les instants gracieux de cristallisation du temps : le critique est lui aussi un rêveur actif. Il s’invente des outils pour une fréquentation quotidienne et un entretien passionné des formes intermittentes qui sont points de vues, rumeurs ou parfums de l’extérieur. 
L’envie d’écrire vient dans ces moments pas toujours égaux ni fréquents où l’on pense que, accordés par les films, nos songes du monde ont une valeur. C’est déjà un horizon éthique que de trouver cette envie. 





Pierre : 

Je n’ai pas grand-chose à rajouter par rapport aux autres. Ils ont sans doute tous raison. Je n’ai que quelques mots à dire. 

D’un côté, la théorie. Cathédrales de bois moisi, dans un territoire impossible, il n’y a que de loin que ça a l’air de tenir. Ceux qui tentent se plantent – Biette le dit à la fin d’un texte, ça s’écroule toujours. Certains cyniques font leur beurre dessus. Ce sont les pires. 

De l’autre, la critique. Inconsistance immaitrisée, mauvaise foi, parfois escroquerie. On a toujours raison quand les mots ne veulent rien dire. Même les meilleurs – les écrivains – ne sont pas très sérieux. Godard le dit dans une interview, quand il parle du sérieux : Wittgenstein est sérieux, d’autres beaucoup moins. Même lui le sait. 

Il faudrait faire de la vraie critique : Lourcelles, on le sait, entre nous on le sait, a arrêté d’écrire, ou bien seulement des faits. Moullet a critiqué Lourcelles (peut-être avant Lourcelles, je ne sais pas) : il fait la liste des faits pour rigoler un peu, et puis par obsession. Dans son livre sur DeMille, ou son livre sur The Fountainhead (le plus beau film de l’histoire du cinéma ?), on le voit bien : la liste s’allonge pour rire. Ils sont sur la bonne voie, car critiquer, c’est banal de le dire, mais il faudrait le rappeler, c’est dire ce qui est vraiment. S’y essayer, en tout cas ; ce n’est pas les cinéphiles qui trouveront la vérité… 

Ce qui « constitue » aujourd’hui la critique ne s’intéresse absolument pas à cela. Ils font de la publicité (les blogs), de la review (la plupart des américains – encore une fois je cite Godard), souvent de la morale à deux balles (les Cahiers d’aujourd’hui). Ce n’est que par moment, par endroit, que cela apparaît. 

Contrebande sera peut-être le lieu pour cela. 

Par moment, par endroit. 

Rien qu’un texte, un jour, ça serait déjà bien.




spilman :

je voyais mal, mais maintenant
j’écris, parce que je vois 
mieux !
plus vite !
plus loin !
qu’avant et que beaucoup
et que ce savoir m’empêche de continuer à parler
la langue du commerce quotidien,
où le cinéma est une fin
et la verticalité niée
- nicht versönht

la critique, son espace,
il faut tailler dans la langue, car
ce n’est pas une question de goût,
mais de la parole vraie, de chant.
dire je - adieu au langage -
pour, religare, faire nous

chaque matin, je vais au marché où l’on vend des mensonges,
sans argent, je ris :
ma bourse est percée, c’est la faute à Daney

la critique consiste à dire ce qui est
pour vaincre les affabulations
de ceux pour qui le monde n’est que caoutchouc

« Elles allaient en chuchotant comme le vent dans les buissons ;
et le froissement de soie de leurs robes matinales
faisait sur le gravier un bruit de ruisseau »




Laura :

Le besoin d’écrire est encore quelque chose que j’ai du mal à rationaliser. Je ne suis pas ici pour poser un précis ou un traité de méthode critique (deux mots, qui, lorsqu’on les suture se voient empreints d’une telle rudesse et d’une telle rigueur ; seule l’université peut en avoir quelque chose à faire) Moins chercher à prouver quoi que ce soit (ce serait prétentieux), que tenter de comprendre un phénomène. Je sais juste que j’écris car, d’une certaine façon, je sens que c’est le moment.

Cependant, à la suite d’une expérience de pure négativité (à titre d’exemple : le dernier Tarantino dont la meilleure critique serait encore de ne pas en parler, ou, de citer rêveusement quelque formule de Daney qui y semble parfaitement seoir. « Il n’est que les images nulles qui ne soient pas ambiguës »), une question me préoccupe. Je me demande si je peux me mettre en position pour riposter, pour contrebalancer. Résister, cela peut passer par la production écrite. S’interroger s’il est possible de provoquer l’écriture par pur besoin (ici, se dégager d’une mauvaise aura, les mauvais films m’accablent bien trop longtemps). Il me semble alors que cette tentative d’esthétiser l’écriture, c’est déjà s’engager à la travailler. Se mettre en condition c’est déjà essayer, c’est déjà presque faire. Il faudrait encore trouver sur quoi. Une chose est certaine, je veux écrire sur ce que j’ai envie de défendre, surtout vis-à-vis de ce qui est défendu.

Je découvre depuis peu le cinéma Hongkongais. Je n’ai envie de regarder que cela, mais, cela suffit-il pour écrire quelque chose de digne (et) d’intérêt ? *

Je n’arrive pas à me décider, ainsi conseillerai-je quelques films en vrac.

Love on a diet, Johnny To, 2001

Il est amusant de constater que ce film soit sorti en 2001. Pendant hongkongais de Shallow Hal ? Presque. En tout cas, même beauté de personnages, même confiance absolue en eux et en ce qu’ils peuvent contenir de plus pur. Film de régime. Andy Lau et Sammi Cheng sont obèses. Elle veut maigrir, lui non estimant être suffisamment heureux. Il l’aidera tout de même. L’usage de prothèses pour ces deux seuls acteurs est extraordinaire. Ne jouissant pas encore d’un corps de chair, ils s’extrairont tout deux d’un pré-état, la prothèse contenant déjà en elle-même sa propre perte. Sublime Sammi Cheng, qui, tout au long du film perd des parties de prothèse comme elle perdrait des dents de lait.

The god of cookery, Stephen Chow, 1996

Véritable art du contrepied. De la légèreté absolue naît la gravité. On ne sait pas trop pourquoi mais, tout à coup, quelque chose prend. Idée simplissime mais pourtant magnifique, lorsqu’un personnage devient sage, ses cheveux virent au gris.

Sparrow, Johnny To, 2008 / Love in the time of twilight, Tsui Hark, 1995

Donner le temps au temps. Laisser les choses advenir. Même sentiment de douceur et de langueur.



* Une phrase de Simone Weil me rassure néanmoins. « Aucun inconvénient à se croire beaucoup moins avancé qu’on n’est : la lumière n’en opère pas moins son effet, dont la source n’est pas dans l’opinion »