jeudi 26 décembre 2019

Deux films d'octobre + arpentages de Laura et Paul



Paul :
Un diptyque c’est-à-dire deux volets pour une fiction d’espace et de parole. Leur début commun : une table. Ou cet autre sol proposé aux mains, la surface où elles organisent la bonne distance des objets entre eux, le plan égal où elles déploient leur travail gestionnaire.
Dans l’un de ces deux volets bien nommés c’est alors l’archéologie d’un intérieur comme tectonique des surfaces qui font le décor de la vie intime. La caméra y bouge par coups de coude pour observer gaiement l’habit privé. Des bribes de discussions se reflètent sur les plans proposés par les objets (le mobilier, les orchidées, les vaisselles et rambardes : toutes ces forces de structuration). Ce peut être l’épisode de la médiation. Médiation de l’espace : le mouvement de la caméra est plaisir de la grimpe dans le décor, quelques passages impromptus qui meuvent le petit théâtre (le compressent et l’écartent), où celui qui filme se rêve en pilote redistribuant les objets selon sa vitesse. Re-médiation ludique de la parole : le ridicule des mots télévisuels, drôle et vain spectacle face à l’invention des rumeurs intimes.
L’autre épisode (l’ordre, peu importe) est plus pathétique et laborieux. Il est la projection vers l’extérieur de ce qui se joue d’instantané à l’intérieur. Ici, en impossible illustration de la discussion hésitante, ce sont les silhouettes d’arbres devant des figures sportives. Un deuxième film cloîtré qui se fait sur l’écart entre trois dispositions de corps : les footballeurs du dehors, les danseurs d’une vidéo in-vue, les mouvements (qu’on imagine malins) des acrobates de l’intérieur ; où chacun travaille sa bonne place, son quota d’énergie.
Deux fins, deux fils tendus. D’une face : un rire net qui épure les paroles. De l’autre : un petit tour sur balcon qui énonce le possible d’autres intérieurs.
A n’en pas douter, ce qu’on trouve de meilleur dans ces deux films c’est leur rare condition de diptyque. La seule chose qu’on y fasse vraiment c’est l’éloge de l’écart. En premier et dernier lieu une fiction à deux personnages, la façon dont, depuis leur deux âges, ils jouent une gestion mutuelle de leur place, leurs mots et leur temps. Cela ne peut se dire que dans le mouvement des deux volets, dans leur généreuse distance. 


Laura : 
Adèle Van Reeth se demande qu'est-ce qui, dans cet événement banal, la phrase est laissée en suspens. Ton film se termine comme ça. Je me souviens que tu avais peur que ce bout de phrase puisse être interprété à un quelconque degré, alors que tu m'as longuement expliqué qu'elle était juste là, comme ça, et que tu n'y avais prêté attention que plus tard. Ce n'est qu'au montage qu'elle s'est révélée. Tu as émis l'hypothèse qu'elle puisse passer inaperçue. 

Pas d'inquiétude à avoir, tu as donné corps à des images suffisamment riches pour que s'y exprime le libre jeu des associations et cela, sans que tu y sois pour quelque chose. La vitesse d'un mouvement de caméra raccorde de manière saillante avec les images et les sons de la course automobile. Que ce soit ou non ton intention, cela n'importe que peu.
Ce petit film est simple en tant qu'il n'est justement pas contaminé par un discours, et pourtant, ce que tu donnes à y voir est bien complexe. Le film, on le comprend, a requis un évident effort physique, de placement et de précision. On peut se le demander (tu te le demandes peut-être), vers quelles images cours-tu ? Ce que tu écris avec ta caméra, c'est ce tâtonnement-là.

Toutes ces couches sont un peu vertigineuses. Tu donnes à voir le "comment". Le comment, c'est le moment où par ton action, tu es en train de transformer le temps en matière physique, tangible.

C'est aussi une histoire de place, la tienne, celle de ta grand-mère, des objets qui vous entourent et de la caméra. Suprême beauté, toi, qui arrive malgré tout à t'oublier : une forte respiration, des passages devant la caméra.
Ce n'est pas tant de la dissociation, avoir l’œil dans la caméra ou le pied dans le monde. Vivre le moment ou le donner à voir. C'est un peu tout à la fois, même si de temps en temps, il me semble que tu t'oublies lestement dans l'un ou dans l'autre. 


« Quelqu’un en moi converse avec lui-même. Quelqu’un en moi converse avec quelqu’un. Je ne les entends pas. Pourtant, sans moi qui les sépare et sans cette séparation que je maintiens entre eux, ils ne s’entendraient pas. »

« Les pensées de la nuit, toujours plus brillantes, plus impersonnelles, plus douloureuses. Constamment douleur et joie infinies, et en même temps le calme. »

« Deux paroles étroitement serrées l’une contre l’autre, comme deux corps vivants, mais aux limites indécises. »

« À travers les mots passait encore un peu de jour. »

Maurice Blanchot, L’attente l’oubli