mardi 30 juillet 2019

Le Quatuor d'Alexandrie - Les lieux sous les Souvenirs

Si je devais décider d’une image pour rendre compte de ma lecture du Quatuor d'Alexandrie, ce serait celle d’une promenade, comme de l’investissement d’un espace par le moyen d’un discours. Jusque là rien que de très commun, à titre d’exemple les courbes qui se resserrent sur les chemins de Jude l’Obscur (T. Hardy). Seulement ici, il n’est plus possible de suivre aucune ligne mais la carte s’est déformée sur le plan du réel-géographique pour se reconstruire ailleurs, à un autre niveau. On est plus dans l’ordre d’une copie topologique, comme d’une mise en scène d’un paysage reproduit d’après une carte, encadrant plus ou moins hostilement ses personnages. Mais il s’est formé comme un jeu d’influences réciproques, entre les hommes et le milieu sur lequel ils sont venus se fixer avec leurs désirs. La ville a façonné ses habitants, à tel point qu’ils en ont re-dessiné en esprit une géographie jalonnée de leurs affects et de leurs fantasmes. Jusqu’à ce qu’elle soit devenue autre à force d’amour et de souvenirs.

Pour bien saisir ce mouvement, il faut d’abord voir ce qui est à l’origine du désir d’écrire du narrateur : la volonté de dissoudre un fantasme devenu trop encombrant, et ce par l’entremise du « bain acide des mots ». Fantasme qui s’est créé autour de 2 centres (confondus) donc d’une ville : Alexandrie (avec tous les mythes qu’elle entraîne à sa suite), et d’une fille : Justine. Par l’écriture, tracasser et tourmenter sa mémoire pour en extirper une vérité débarrassée de toute interprétation trop personnelle, pour qu’elle devienne comme une étrangère et dès lors puisse être calmement distancée et oubliée. Dans l’imaginaire de son auteur, cette prise de distance est parfaitement symbolisée (et illusionnée) par l’oeuvre totale, son livre comme objet fini. Les intentions sont donc difficilement comparables à celles de Proust, et même plutôt inverses. Si ce dernier arpente sa mémoire pour la faire se ranimer dans le domaine de l’art, ici le narrateur souhaite avant tout l’éloigner de soi, s’en débarrasser pour pouvoir l’oublier définitivement. Donc un usage plutôt violent du discours, en charge d’aboutir à un état d’apaisement. Premier paradoxe, qui devra être pris en charge par le narrateur pour que l’échec même de ses intentions puisse lui accorder une nouvelle maturité (tout du moins dans l’ordre du discours). 

Pour ce faire, il va confronter son propre amalgame de souvenirs et d’imaginations avec ceux des autres voix qui composent le Quatuor (les 4 tomes : Justine, Balthazar, Mountolive et Cléa) Tous étaient présent au même moment et sur le même lieu et pourtant, au lieu d’une version simple et unique de l’histoire, leurs discours vont être le reflet de mémoires dissonantes, et venir peu à peu brouiller les cartes. La mésentente de leurs points de vue va très vite s’avérer inévitable et le narrateur être amené à orchestrer son récit autour d’une multiplicité d’images qui ne communiquent pas entre elles, « pareil à un homme qui cherche à marier les deux images jumelles dans le viseur de sa camera afin de mettre l’objectif au point ». Chaque nouvelle perception surgit comme différence ; ou bien, si elle permet de répondre à une question c’est pour en poser une autre ailleurs, faire surgir de nouveaux « secrets insaisissables », et voir reculer sans cesse l’horizon rêvé de la belle totalité (et du livre achevé).

En présence d’une telle quantité de passages, comment dire l’Espace de la ville ? Celle-ci va se construire sur une ligne de crête : à la fois comme support tangible des événements (du côté de la stabilité) et comme lieux de désir et de mémoire donc « empreinte en creux » de ses habitants. Ce sont des espaces d’abord nommés pour être signifiés comme réels ; puis métamorphosés au gré du désir de celui qui les parcourt et engendre son propre décor en fonction de ses besoins : « image colorée selon les nécessités de l’amour ou de l’ambition qui l’avait inventée » A titre d’exemple, l’image d’une ville investie par le désir d’un diplomate anglais (discours de Mountolive) ne pourra pas coïncider avec le souvenir qu’en a formé Darley, comme lieu de rencontre de la femme aimée. 

Et comme les histoires des uns s’ajoutent aux vestiges des autres sans se ressembler (« des sosies qui se chevauchent »), chaque surface réelle devient point d’appui d’une multiplicité de souvenirs, les coordonnées géographiques évoluent en spirales mnémiques et la carte tout entière est saisie d’un perpétuel mouvement. Le narrateur ne pouvant plus s’emparer d’une géométrie plane (support d’une narration continue), doit composer le récit avec autant de fragments dispersés qu’il y a de points de vue. De là perce l’idée (un peu comme la résolution d’un problème) de l’écriture d’une topographie affective : reconstruire la ville autour des « reliques de la Sensation » (Coleridge) / Retrouver un ordre du côté des Affects. Ce qui se forme est une sorte de géographie aberrante parce que plurielle, que L.Durrell présente lui-même dans une note servant d’introduction à Balthazar, comme une illustration du principe de la Relativité. Au niveau de l’événement vécu, la relativité du sujet et des objets est totale. Les distinguer, c’est méconnaître l’unité de l’imagination : « Si les faits ont mille visages, c’est que le monde auquel ils renvoient voit sa stabilité péricliter et sa réalité se fragmenter dans le mouvement (…) A chaque point du temps c’est toute la multiplicité qui se tient à vos côtes » Comme il n’est plus possible d’enfermer un point de vue comme vérité, ce qui reste aux hommes ce sont leurs perceptions et impressions remarquables. Valorisées parce que prises au sismographe de leur sensibilité toute personnelle (Sismographe : appareil destiné à enregistrer les vibrations donc les petites différences, noter les nuances) La narration cherche donc, par le déferlement des mots, à dire ce qui se présente simultanément au regard, au corps et au désir de chacun de ses personnages, pris séparément. En découle un texte étonnant, qui ne cesse de revenir sur lui-même pour s’enrichir de nouvelles fantaisies et imaginations. A l’enregistrement réaliste qui adhère au monde (celui de la carte géographique), se substitue un long mouvement poétique, sensuel et affectif, qui défait et refait la ville dans un foisonnement d’images.

Un indice de cet enregistrement du monde en sensations, se découvre dans la contiguïté de la ville (toujours déjà fantasmée) et de ses habitants. Les limites des êtres et des espaces s’estompent peu à peu : « nos corps ivres de soleil se laissant aller aux rythmes paisibles du sang et ne répondant plus qu’aux rythmes profonds de la mer » Sorte d’assimilation déterminante du génie du lieu alexandrin, à la manière des tailleurs de pierre des romans de Thomas Hardy liés métonymiquement aux régions crayeuses qu’ils cheminent. Et comme les choses se propagent toujours dans les deux sens à la fois, il faudra « que la réalité en arrive à imiter l’imagination de celui dont elle émane et dont les images deviennent premières » ; que les hommes en viennent à se prendre eux-mêmes dans les rets de leurs illusions alexandrines. Témoin ce personnage qui, jugeant ses mains disgracieuses, préfère les couper parce qu’il craint la manière dont une petite différence peut être responsable de la rupture complète d’un champ affectif. C’est que la ville s’est peu à peu confondue avec les fantasmes de ses habitants, lorsqu’au lieu d’en être le point d’appui elle est devenue elle-même objet et incarnation éminente de désirs.

Ce n’est ici affaire ni de vérité ni de mensonge mais d’un entremêlement plus subtil de Fantasmes et de Souvenirs : puissances par les yeux desquels le monde se déforme. En même temps, ce qui se reconstruit dans l’ordre du discours c’est le Romanesque tel que le comprenait Proust, fait de « sables magiques se mêlant à la poussière des réalités » (sable du désert alexandrin) Toutes les voix du Quatuor ont ceci en commun qu’elles perçoivent très finement (acuité de l’oeil) et par l’entremise d’une vaste imagination (audace et fantaisie de l’esprit), une ville rendue par éclats et visions fraîches, perceptions aussi primitives que l’invention. Ce sont des objets qui passent au premier plan : gâteaux de miel, perles de jade, marquises de toile rayée, comptes-rendus d’espionnage et même l’oeil de verre d’un vieux pirate. Puis un paysage à la présence obsédante qui se dessine dans le lointain, en arrière plan : désert sans fin, chaleur étouffante, lacs saumâtres survolés par les oiseaux et à la lisière, la Méditerranée d’un bleu acier infini. Décor qui ne peut encadrer passivement ses personnages, mais se mélange miraculeusement à leurs aventures.

Ce qu’il reste à voir, c’est comment a pu évoluer le livre désiré. Du côté de l’écrivain, faire surgir l’événement au sein d’une géographie et ainsi le relier à l’assurance d’une surface, lui permet de ne jamais aller jusqu’à reconsidérer l’authenticité du fait (en tant qu’il est bel et bien advenu), tout en comprenant qu’il devra laisser son sens lui échapper toujours (« de l’autre côté de la surface » enseigne Deleuze) Il est revenu sur ses conceptions, sans doute trop orgueilleuses, d’un réel scruté par le discours. Les faits éclosent chancelants et la charge de l’auteur se situe moins dans l’examen (qui n’est jamais que l’alibi d’une interprétation) que dans la Reconnaissance ; cette reconnaissance qui justifie à elle seule l’existence de son livre « Ce qu’il faudrait, c’est trouver le lien harmonieux entre la vérité et les rêveries nécessaires tout en masquant habilement les lacunes, comme pour le bâti d’une couture ».



P.S. : Il arrive bien souvent que la découverte d’un auteur soit l’occasion de tracer des parallèles, apercevoir des influences et établir des liens avec d’autres œuvres précédemment lues. Ici, comme avec Henry Miller, on peut difficilement s’empêcher de penser à la fascination qu’a dû exercer, sur une génération d’écrivains anglophones, la lecture de D.H Lawrence. Mais dans les deux cas, la finesse des intuitions de ce dernier est manquée, pour se trouver grossièrement transformée en une idéologie arrogante et plutôt pénible à lire. Ce sont ici toutes les déclarations (surtout présentes au 4ème tome) sur la littérature en général et l’état de la littérature en Angleterre. Toutes tenues par le personnage-écrivain du roman (Pursewarden), alter-ego assez évident de Lawrence Durrell lui-même. Et c’est d’autant plus dommage que ces passages s’accordent mal à un récit autrement construit avec beaucoup de justesse.

jeudi 25 juillet 2019

Toy Story 4 : indépendance du personnage

« Train de vie traficoté 
On m'a retrouvé j'étais cassé 
Y a quelques bricoles à faire 
La carapace est intacte, le cœur est accidenté » 


Alors que Disney recycle ses succès (dé)passés et que Peter Jackson s’amuse à faire de la première guerre mondiale un parc d’attraction, Pixar dégage dans le sombre paysage estival d’Hollywood quelques éclaircies. Toujours tiraillé entre une volonté consciencieuse de faire valoir aux enfants leur droit à un cinéma digne de leur curiosité, et un désir maladif de plaire au plus grand nombre qui ampoule parfois gravement ses films, le studio d’animation trouve avec Toy Story 4 un compromis pas trop contraignant et à peu près admissible, qui consiste à garder ses atouts publicitaires à distance du cœur de l’action, quitte à ce que l’ensemble paraisse moins séduisant. « Mais où se trouve alors le cœur de l’action ? » s’interroge l’enfant qui lit ces lignes. Je réponds, malicieux, que cela revient à se demander quel est le sujet du film, soit à chercher l’endroit d’où proviennent ses vibrations, et sur lequel le metteur en scène porte son attention. Cœur, vibrations… tout ça, bien sûr, tend vers la vie, et il ne me reste qu’à évoquer le corps et la voix (mais le film lui-même les évoque très bien) pour que tu commences à saisir où je veux en venir (l’enfant, perplexe, réfléchit) : Toy Story 4 repose à sa façon -simple et appliquée- la vieille question oubliée du personnage. 

Oubliée, parce que les rares qui y répondent encore avec pertinence feignent de ne pas la poser : Mes Provinciales ou Mademoiselle de Joncquières ou Green Book, avec les moyens qui leur sont propres, ont tous l’humilité de considérer spontanément leurs personnages comme des êtres vivants, vivants dans et pour la fiction, avec le film, et le film avec eux. Il y a chez eux une éthique instinctive du personnage (héritée de l’art « classique » de Hawks, Ford, Boetticher, McCarey…) qui repose sur l’idée du laisser-vivre. Il suffit de regarder quelques minutes des trois films cités (ou de Monkey Business, Donovan’s Reef, Comanche Station, La Route semée d’étoile...) pour s’apercevoir très vite que film et personnages marchent main dans la main, et que la position du metteur en scène est celle de quelqu’un qui croit suffisamment en ses characters pour leur confier la responsabilité de la fiction. Lorsque Mathias Valance trébuche sur le bord d’un trottoir dans Mes Provinciales, il s’en faut de peu pour que la caméra le rate, comme si l’espace d’expression accordé à son personnage était si vaste qu’il excédait celui du film. Quand, dans Mademoiselle de Joncquières, le marquis déboule de bon matin dans l’appartement de Madame de La Pommeraye, défroqué, déboussolé, chargé du poids de sa passion obsédante, on voit -c’est physique- que toute l’énergie de la scène est concentrée autour du bouillonnement du personnage, qui à lui seul rend ce moment vivant. Quant à Green Book, il est évident que tout le monde (équipe technique, acteurs, metteur en scène) s’affaire du début à la fin à être le plus transparent possible pour ne laisser émerger que l’épanouissement mutuel de Tony Vallelonga et Don Shirley, à tel point qu’apparaît par contraste un troisième beau personnage, que l’on voit peu mais qui est toujours là, veillant sur le film duquel il s’est émancipé : celui de Dolores. Mais, chaque fois, tout se passe avec un tel naturel qu’on évince d’emblée la question originelle : comment prend vie un personnage ?

La singularité de Toy Story 4 est de la poser telle quelle, cette question, avec la littéralité naïve commune aux créations Pixar (et aux « films pour enfants » en général -l’enfant qui lit ces lignes me regarde d’un mauvais œil-), en introduisant comme élément déclencheur de l’intrigue la création d’un être vivant, montrée de front, étape par étape (la modélisation du corps, l’instant du premier souffle, le début de la conscience). Ainsi naît sous nos yeux Fourchette, jouet qui s’anime après avoir été construit de toute pièce par une fille de 3 ans (Bonnie) à partir de détritus. L’avènement de Fourchette est très émouvant, d’une émotion enfantine, faite d’amusement et de curiosité. Déjà du beau cinéma. Évidemment, s’y ajoute presque aussitôt une nouvelle question, primitive autant que terminale (essentielle ?), celle du sens de la vie. Le film a la modestie d’éviter une réponse franche et définitive qui, quelle qu’elle soit, aurait sonné faux. Mieux, il autorise chaque personnage à trouver la solution qui lui convient, et montre même qu’il est possible d’en changer au cours du récit, en fonction des rencontres et des situations. 

Toy Story 4, tout en en faisant un enjeu narratif (Woody découvre l’existence des jouets perdus, affranchis de toute servitude auprès des humains), accorde donc à ses personnages une forme d’indépendance. Le personnage indépendant, celui qu'on pourrait imaginer vivre sa vie en-dehors du film dans lequel on le voit, celui qui n'appartient pas au film, ni même au cinéma, mais peut-être plus simplement au monde, et dont l'apparition le temps d’une histoire n'est au fond que la trace visible d'une vie plus large, ce personnage-là, eh bien force est de constater qu’il se fait rare aujourd’hui. La tendance est plutôt au personnage-pantin, instrument de l’œuvre qu'on est en train de faire, presque un passage un peu pénible mais obligé pour réussir un récit qui tienne la route. L’auteur tout puissant, grand patriarche à sa façon, assène sa vision du monde (pire : sa vision du cinéma) avec une terrible cruauté, prenant de haut son propre film afin d’intimider de son regard le spectateur impuissant. Parasite, la toute récente palme d’or, clinquante à souhait, est le parfait exemple d’un film qui se soucie peu de ses personnages, les soumettant sans vergogne au déroulement de sa démonstration. Ici le lecteur enfantin, qui a Moonfleet pour film préféré, ne peut s’empêcher de penser aux grands systèmes des derniers films de Lang, dans lesquels absolument tout est asservi à la pure logique du cinéaste, mais la logique langienne est si transparente, si entièrement réduite au squelette de la fiction, qu’elle comprend déjà, dans son processus fictionnel, une distance morale qui permet aux corps de s’en délivrer et de régner dans un plein mystère échappant à toute logique : il y a chez Lang, comme chez Straub, une conscience aiguë de ce que l’indépendance n’existe qu’en puissance, et qu’il tient à l’essence-même du cinéma d’en passer par l’abstraction d’un système pour rendre sensible la présence singulière des corps, affranchis dès lors. Dans Parasite, bien que Bong Joon-Ho donne l’illusion de leur ménager un champ d’expression en cartographiant avec virtuosité l’espace de la maison (dont on parcourt les coins et les recoins), les personnages n'ont en réalité presque aucune vie propre, à l'exception de quelques très rares moments d’ouverture (une amourette naissante dans une chambre, une soirée trop alcoolisée), très vite refermés par cette volonté de boucler la boucle du scénario qui étouffe toute l’œuvre du cinéaste coréen (là encore, il suffit de comparer avec le retournement final d’Invraisemblable vérité, et la dimension ludique qu’il induit, confiant au seul personnage de Dana Andrews les clés du grand jeu dont nous -spectateurs- avons été dupes, pour mesurer la frontière éthique qui sépare Lang de Bong). Petit maître sociologue, Bong Joon-Ho ne dispose et déplace ses marionnettes que pour défendre ou combattre telle ou telle grande idée générale, et les jette sans pitié à l’abattoir une fois la tâche accomplie (la façon dont est montrée la mort de certains personnages de Parasite, dans le cynisme et l’humiliation par le grotesque, montre bien le peu de considération du réalisateur à leur égard). 

Dans Toy Story 4, au contraire (film pourtant sans acteur -mais il s'agit d'autre chose), malgré un typage marqué, un déroulement narratif méticuleusement réglé et un rythme haletant (pas un seul temps mort), il se trouve que les personnages existent, et portent le film autant que le film les porte. Il est fort difficile de mesurer l’intensité énergétique d’un être de fiction, et plus ardu encore de trouver la source de cette vitalité, mais l’on peut toujours hasarder quelques hypothèses. Dans le cas du long-métrage de Pixar, il faut signaler que l'intrigue progresse grâce à leurs choix, leurs faux pas, leurs changements de direction... Et que c'est parce que les personnages tournent autour de ces problèmes-là (du choix, du faux-pas, du changement de direction) que le film, qui se place humblement à l'écoute, s’articule autour de ça et se met à tourner avec eux. Grand manège, donc, que ce Toy Story 4... Si l'on devait formuler son sujet en termes géométriques, ça ressemblerait probablement à quelque chose comme : "comment tracer un cercle tout en avançant ?". Beau programme, très enfantin, qui laisse place à une large part d’expérimentation et permet de tolérer quelques ratés, prenant le contre-pied du troisième volet, qui se présente peut-être davantage comme un film de métier, où tout s'enchaîne et se déroule avec une habilité remarquable, mais dans lequel les personnages suffoquent un peu, encore trop pris dans la vitesse du film, qui s'accorde assez peu à la leur. Si bien qu'il (me) laisse l'impression d'un objet très bien fait (au scénario implacable) mais manquant d'aspérités. Sans doute parce qu'il prend de la distance : c'est un film d'ensemble plus que d'individus, qui s'éloigne légèrement pour observer comment les différentes communautés se forment et se frottent au contact de leur environnement. Ce qu'on en retient, ce sont les moments de soudure collective (les plans d'évasion de la crèche, les mains jointes avant la mort à l'incinérateur) ou les belles idées morales et politiques (le passage à témoin entre ado et enfant à travers les jouets, l'utopie socialiste mise en place à la crèche), mais les enjeux plus directement personnels, eux, sont assez peu travaillés, ou alors avec emphase et grossièreté. Tandis que le 4 prend le risque de se rapprocher, de venir voir ce qui se joue à petite échelle, dans l'esprit, le cœur et le corps de ses jouets qui, s'ils sont jouets, sont aussi vivants (Fourchette encore). 

L’enfant, plus vif que moi, interrompt sa lecture et me signale à l’oreille que je n’ai pas encore parlé de la voix. « C’est ça, le sujet du film ! » grommelle-t-il. « Mince ! » lui dis-je. Tant pis, ce sera pour une autre fois... 

Malgré ses quelques fautes de goût (les très embarrassantes peluches du stand de tir, vraisemblablement destinées aux produits dérivés), il y a donc dans Toy Story 4, par rapport au précédent, un vrai gain d’attention et de confiance vis à vis des personnages. Alors que le méchant ours Lotso avait terminé le troisième film cloué au devant d'une voiture par la nécessité irresponsable du dénouement de la fiction, Gabby Gabby, antagoniste du 4, est soutenue jusque dans ses erreurs, et parvient même à trouver une fin paisible à son histoire après avoir essuyé un échec qui aurait pu sceller son triste sort. Tel est ce film : bourré de petites erreurs mais plein de (bonnes) résolutions. Il faut le temps, toujours, de trébucher et de réessayer, tel un nouveau-né qui apprend à marcher. Moment d'indépendance tragique et formidable : Woody vient de faire ses adieux à celle qu'il aime, dans le coffre d'une voiture. La voiture s'en va, lui reste seul, sous la pluie, gisant au sol, inerte comme le jouet qu'il est mais animé sans doute de profonds tourments qui, à ce moment-là, nous restent secrets, et nous invitent seulement à une tendre empathie. La liberté choisie par Woody à la fin de l'histoire (il se détourne de son rôle de serviteur d'enfant), après un long voyage intérieur jonché d'introspections et d'expériences, est contenue en germe ici, dans l'éclosion intime de sentiments qui n'appartiennent qu'à lui. Et le film, qui ne cesse de montrer que rien n'est donné d'emblée, que chaque situation difficile demande un travail de deuil, s'évertue à l'accompagner -lui comme les autres- jusqu'au bout du chemin, là où son indépendance est définitivement acquise, et où il peut de lui-même faire ses adieux au spectateur qui l'a vu vivre un film durant.

mardi 23 juillet 2019

Sometimes a Great Notion

Commençons par une question simple, à laquelle j’invite le lecteur à tenter de répondre : comment reconnaît-on un cinéphile en société ? Possible solution équivalente en simplicité : le cinéphile est celui qui a un film pour tout. Un film pour s’amuser (Complot de famille), un autre pour pleurer (Gertrud). Un film de potes (Hatari !), et puis un pour soi-même (Jet Pilot). Un film immense (Blackhat), un tout petit film (Blackhat). Un film sur la communication (Playtime), la communauté (A l’ouest des rails), le travail (La terre des pharaons), les vacances (Maine Océan), la pornographie (La saveur de la pastèque) ou l’identité (Profession : reporter). Un film sur le cinéma (Vrai faux passeport) et sous le cinéma (L’Homme léopard). Ou une série, pourquoi pas (Buffy contre les vampires) ? Bref, mon sac est encore plein : donnez-moi un sujet, je vous donnerai un film ! Et puis, et puis… Il y a ceux qui semblent échapper à tout, dont il est difficile de parler mais qui frappent et marquent par leur extraordinaire puissance d’incarnation, la prodigieuse présence physique de chaque plan devenant un sujet en soi. Film de cinéphile s’il en est, où le cinéma se déploie dans sa force brute. Sometimes a Great Notion, de Paul Newman, est de ceux-là. Il brille par un sentiment vif de la matière, comme s’il était fait du même bois que la maison des bûcherons qu’il nous montre. Les plans sont solides et rugueux, les personnages aussi. Rien ne les fait bouger. Ce qu’on nomme communément l’intrigue pose pour point de départ une famille de bûcheron de l’Oregon qui continue à travailler coûte que coûte alors que tout le reste du village fait grève pour s’opposer à la crise économique. Puis le plus jeune des frères de la famille, un peu hippie, revient de la ville après une tragique histoire de cœur. Lorsqu’il arrive, donc, on pourrait croire qu'il va instaurer une nouvelle dynamique de récit et apporter du mouvement à ces blocs de matière compacte, mais il s’y fond au contraire presque instantanément, et participe pleinement d’une forme de suspension du récit qui s’avère de plus en plus éprouvante pour tout le monde (personnages comme spectateur) à mesure que le film progresse. 

C'est peut-être de ça qu'il s'agit, au fond -le « vrai » sujet du film (quelle prétention)- : une entreprise douloureusement vouée à l’échec d’arrêter le récit, et le temps. Si le travail est entendu comme une mise en action (c’est ainsi qu’on le voit dans les films de Hawks, Rozier ou Wang Bing), les personnages de Sometimes a Great Notion travaillent à faire l'inverse de ce qu'est le travail. Ici des efforts considérables sont livrés pour se mettre en inaction, ils y vont de leur corps et se donnent tout entier pour faire opposition à la coulée du temps. C’est déjà là en substance dans le scénario, et l’on en voit des signes dans les caractérisations et comportements des personnages (le patriarche Henry Fonda et son bras dans le plâtre, les rôles instaurés, installés et immuables dans la maison, la question récurrente des cheveux longs du jeune frère citadin -à laquelle il répond d’ailleurs chaque fois par un pragmatique « ça pousse », incompris des autres mais qui annonce pourtant l’inéluctable victoire du temps-…), mais la grande beauté du film tient en ce qu’il concentre toute son énergie à faire émerger l’idée de cette pensée réactionnaire dans son expérience la plus physique. Ainsi les séquences (de bûcheronnage surtout) durent, durent... et s’étirent par la simple résistance des personnages à l’épreuve de la durée du film. 

Il y a une scène sidérante, montrée en temps réel, où l’un des bûcherons, suite à un accident, se retrouve coincé sous un tronc d’arbre qui s’est abattu sur le fleuve. Seule sa tête sort de l’eau, mais la marée monte et le submerge peu à peu, tandis que son frère (interprété par Paul Newman) fait tout son possible pour essayer de le sauver -en vain. Trois motifs centraux : un homme, un arbre, le fleuve. Les deux premiers sont immobiles, bloqués, le second se laisse couler, et c'est lui qui l'emporte. Si nous jouions à trouver à tout film une morale résumable en quelques mots (c’est un jeu très amusant), nous pourrions formuler celle de Sometimes a Great Notion ainsi : lutter contre le temps mène indéniablement à la mort. Drôle, oui, satisfaisante, peut-être, mais surtout trop facile et trop bête. D’autant qu’il s’agit moins ici d’une morale que d’une forme de cohérence éthique : pour raconter cette histoire de la façon la plus juste et la plus vivante, il fallait montrer ça. Montrer ces corps qui se refusent à être consumés par le temps et qui cèdent donc violemment face aux forces de la Nature. 

La dernière séquence, bizarre et stupéfiante, pourrait laisser entendre que le film se retourne contre ce qu’il avait accompli jusque là. La vulgarité crasse du geste final est incontestable, mais je crois qu’il faut en laisser la seule responsabilité aux personnages, que le cinéaste ne fait qu’accompagner humblement jusqu’au bout, même dans leur extrême mauvais goût et leur obstination butée. C'est une forme précieuse de modestie que de ne soumettre les êtres filmés à aucune morale englobante, à aucun pli du récit. Ils ont leur libre existence, qui en elle-même invalide déjà leur prétention à l'enracinement forcené. 

Et puis il y a Lee Remick (jouant la femme de Paul Newman)... On la voit assez peu, notamment car elle se place d’elle-même en retrait, mais elle est le grand négatif du film, le corps absent qui transperce les zones d’ombre d’éclats de lumière. Elle est la seule à refuser explicitement l'obstination des autres, la seule à s'ouvrir au sentiment du temps qui passe, qui est déjà passé et qui reste à venir. Elle est la seule, aussi, ayant droit à des plans qui ne sont pas durs comme du bois ; à chacune de ses apparitions, elle finit par se fondre dans le paysage : fondus de son visage à la maison d'abord, deux fois, puis du visage au fleuve, juste avant l’accident, et enfin, au moment de son départ, plus de fondu, plus de paysage. Elle part sec, elle prend en main sa propre vie, qui ne se confond plus alors avec celle de son environnement. Elle voit la nécessité du mouvement pour mettre fin à la suspension mortifère du récit (de même que l’héroïne de Rachel, Rachel, bloquée entre deux âges, choisit de s'en aller pour vivre). 

La vie, la mort, les racines, le fleuve, la durée éprouvée... Il semblerait que ce soit de tout ça, de ces éléments bruts, que vient cette impression si vive de matière et d'incarnation à la vue de Sometimes a Great Notion. Puis le son, ce bruit incessant des tronçonneuses et des engins, qui bourdonne encore dans les oreilles du spectateur même une fois le calme revenu, telle une présence fantomatique de la machine derrière la tranquillité sourde du fleuve. Le temps est là, toujours, et poursuit son travail : il fallait bien un film pour ça !

lundi 22 juillet 2019

Les pirates

Me voilà parti en vacances sur l’île de Groix avec ma mère, ma sœur et mon frère. Hier nous nous sommes lancés en vélo dans un jeu de piste proposé par l’office de tourisme de l’île, dans lequel il s’agissait de parcourir ses différents lieux de patrimoine pour y résoudre quelques énigmes – rien de bien compliqué, le jeu était accessible à tout âge. Aux alentours de midi, nous nous sommes arrêtés sur une immense plage au sable chaud pour manger un bout, épuisés par le soleil et la fatigue après plusieurs heures d’aventure. Avec ma sœur, nous avons décidé de résoudre l’énigme qui était proposée ici avant de nous poser. La consigne était la suivante : depuis le bas des escaliers qui faisaient la transition entre le sentier et le sable, il fallait marcher un certain nombre de pas vers différentes directions afin de rejoindre un point précis près duquel se trouveraient des grenats sur les roches en bordure de plage. Nous étions lancés : les indications dans une main, une boussole dans l’autre, nous rejoignions les escaliers puis nous marchions quinze pas vers l’est, cinquante pas vers le nord puis trente-quatre pas vers l’ouest, avant de trouver ces fameux grenats que l’on distinguait à peine dans la pierre.

Au cours de cette courte quête – une affaire de deux ou trois minutes tout au plus –, la boussole aidant, je me suis totalement abandonné au jeu du pirate. Je me suis dit qu’il était même, en fait, assez facile d’en devenir un : il m’aurait alors suffi, sur cette plage, d’enlever mon T-shirt et de l’enrouler autour de mon crâne pour me protéger du soleil, et je me serais déjà retrouvé projeté dans une aventure de Tintin – entre Tintin et les pirates, ensuite, il aurait seulement fallu me faire pousser un poil de roublardise puis me faire appeler cap’tain (ou « mousse », car les mousses sont toujours les personnages les plus attachants chez les boucaniers).

Sensation très étrange de réaliser qu’entre voir un pirate marcher sur le sable en quête d’un trésor dans un film, et se sentir soi-même marcher sur le sable en quête d’un trésor, il n’y a pour seules différences que l’écran et les vêtements des protagonistes ; la différence est donc simplement physique, et ne se trouve absolument pas dans la confrontation entre réalité et fiction sur laquelle on insiste tant – la preuve, ma réalité est devenue, pendant quelques minutes, une pure fiction lorsque je me suis lancé dans cette quête aux grenats. Il m’est alors venue l’idée que plus tard, je ferai un film de pirates (toujours « plus tard » lorsqu’il me vient l’idée de faire un film), non pas pour leur quête ni pour leurs batailles navales, mais simplement pour pouvoir filmer un capitaine et son mousse, sur une plage, faisant cinquante pas vers l’est, deux cents vers le nord puis quelques centaines encore vers l’ouest à la recherche d’une fontaine de jouvence (les distances étant bien sûr agrandies par rapport à la réalité, car les pirates ne partent à l’aventure que si ses proportions dépassent tout ce qu’ils ont déjà vécu). 

Faire un film de pirates, donc, pas pour raconter un énième récit que l’on connaît tous, mais pour le simple plaisir de filmer des pirates, puis de voir ensuite le film et de se dire « ça y est, j’ai fait un film de pirates ». Plaisir enfantin (plaisir de pirate, pour qui tout est un jeu d’enfant) de filmer une balade comme on filme l’aventure, et de se vanter d’avoir fait un film d’aventure ; de filmer un personnage portant des lunettes de soleil et en suivant un autre, et de se vanter d’avoir fait un film d’espionnage ; de filmer un échange de regards curieux entre deux inconnus, et de se vanter d’avoir fait un film d’amour. Plaisir à la Jackie Chan, aux méthodes très théâtrales, de se moquer de l’existence des « genres » de cinéma et, en se servant de la simple et miraculeuse apparition d’un geste ou d’un acteur dans le champ, de faire tout à coup surgir le drame d’une romance dans le drame d’une comédie, elle-même emboîtée dans un film d’action – remarquables scènes de May débarquant dans les vestiaires des hommes dans Police Story 2, ou de l’immense jeu de cache-cache chez la même Maggie Cheung dans Le Marin des mers de Chine 2 (petit aparté : il est assez amusant de constater que le traitement des femmes chez Jackie Chan est toujours emprunt d’une légère pointe de misogynie et que, malgré tout, toutes les meilleures scènes dans ses films sont celles dans lesquelles les femmes sont au cœur de l’attention et envahissent l’écran).

En pensant aux pirates, je pense tout de suite à Pirates des Caraïbes, puis au Peter Pan de Disney, à Assassin’s Creed, aux bandes-dessinées Ratafia – pas extraordinaire –, De Capes et de Crocs – assez fabuleuse dans mes souvenirs – et au terrorisant Peter Pan de Loisel. Des œuvres plus ou moins connues et plus ou moins intéressantes donc, mais qui donnent une image du pirate somme toute assez conventionnelle. Ma fascination, très conventionnelle elle aussi, l’est d’autant plus qu’elle provient entièrement d’une culture de masse qui loue les bienfaits de l’imaginaire et du fantastique comme divertissement. Il ne me semble pourtant pas très pertinent de rejeter cette fascination pour ses origines, car toute fascination tire ses sources, je crois, de son rapport aux conventions – d’où l’idée, vaguement sous-entendue plus tôt, de considérer les pirates non pour leurs aventures mais pour leur présence en tant que personnages : ce qui est intéressant chez le pirate, ce n’est pas son chemin vers la gloire ou la rédemption, ni ses motivations, ni son évolution narrative – on ne remarque ici que des idées qui relèvent essentiellement de la psychologie – mais bien son ancrage physique dans son environnement. Le pirate est pirate parce qu’il cherche un trésor sur une plage, ou parce qu’il porte un costume de pirate, ou parce qu’il mesure les distances d’une carte avec son compas dans la cabine de son navire, ou parce qu’il crie « Yo ho, vieilles canailles, trinquons à l’or et aux femmes ! » en vidant un baril de rhum (il s’agit cependant de ne pas sombrer dans le fétichisme et de considérer sa fascination comme possibilité de recul et de débordement vers un ailleurs, et non comme une fin en soi).

J’ai commencé à lire, hier soir, L’île au trésor de Stevenson, qui me captive justement pour cette raison. Dès la première page du livre :

« […] Le vieux marin basané, avec sa balafre de sabre, s’en vint loger sous notre toit. […] C’était un homme grand, fort, épais, brun noisette, sa queue de cheveux goudronnée pendait sur les épaules d’un habit bleu tout taché ; il avait les mains rudes et couturées, avec des ongles noirs et cassés ; et, en travers d’une joue, la balafre de sabre, d’un blanc sale et livide. Il examina, tout en sifflotant, les abords de la baie, puis entonna ce vieux refrain de mer qu’il chanta si souvent depuis :
« Quinze hommes sur le coffre de l’Homme mort,
Yo-ho-ho ! Et une bouteille de rhum ! » »

Et c’est tout. Un paragraphe à peine, aucune description psychologique ; simplement quelques indications physiques, une réplique, et le pirate est là. Il ne s’agit pas ici de rejeter la psychologie, mais de ramener au physique toute la force – force d’évocation, mais pas seulement – qu’on ne lui connaît plus. Pour témoigner de la présence physique des choses, il ne suffit pas de positionner ces choses dans le champ et de nous dire qu’elles sont là ; il faut aussi sentir le plaisir qu’ont ces choses d’être là, ou la façon dont elles investissent leur présence : les longues répliques de Long John Silver dans L’île au trésor ne nuancent en rien la psychologie du pirate, mais témoignent d’une extraordinaire croyance de Stevenson en son personnage, et on ressent dans chaque mot le plaisir d’écrire sur les pirates et de les faire vivre comme s’ils étaient là – et pas comme si on y était.

Croyance en la présence des choses, ambition magique : pour conclure ce texte, venons-en à Tourneur qui, lui aussi, se dit un jour « Je vais faire un film de pirates » - et quel film ! Rien n’est plus physique que chez Tourneur, quand même bien ces présences seraient invisibles ou n’apparaîtraient pas dans le champ – comme l’écrit Skorecki, les morts des deux innocents dans Wichita sont effrayantes justement parce que la mort les extirpe immédiatement hors du champ. Il suffit de croire à leur mort pour en être sûr, tout comme il suffit de croire aux pirates dans La Flibustière des Antilles pour s’attrister de la mort d’Anne Providence (son nom ne vient pas de nulle part!) qui, pourtant, restera hors-champ. Si demain, un vieux barbu vêtu d’un cache-œil de borgne et d’un chapeau en triangle débarquait brutalement chez vous et hurlait « À l’abordage ! » dans vos oreilles, conduisant à l’assaut de votre foyer tout un équipage de matelots dont l’un porterait le pavillon noir, vous vous figeriez pendant quelques instants, propulsé dans un monde qui n’est pas le vôtre, envahi par l’intrusion de la fiction dans votre quotidien, croyant d’ailleurs à une caméra cachée (importance fondamentale des caméras cachées : briser la frontière séparant fiction et réalité). Vous voilà vous, et voilà des pirates ; c’est la situation initiale de Jim Hawkins dans L’île au trésor. Et après ? Après, il faut se munir d’une carte, d’une boussole et d’une caméra : hissons les voiles !

mardi 9 juillet 2019

Bourbiers graciles de Dwight Little


Un cadre percé de toutes parts par le monde duquel il retranche ses visions ; il vibre de ce qu’il ne contient pas encore*. Monde en lui-même monolithique, d’un marbre ennuyeux, entièrement agi par la caméra. Il est intéressant de voir comme l'unique valeur plastique qu’on puisse trouver à un film comme Murder at 1600 est contenue dans une maquette, conçue des années durant par le protagoniste. Le terrain visible de l’action réelle, qui s’évanouit à peine montré, est lui dépourvu de tout charme inhérent ; il n’y a pas de décor, mais pour lui suppléer, le confort d’un espace évanescent, qui sans cesse s’oublie lui-même. Les personnages, impavides et morcelés, ont d’autant plus de chances de s’y épanouir, en fleurissant lentement. Il y a toujours un danger à exalter une mystique de la caméra toute-puissante : les films de Dwight Little y résistent spontanément, car elle n’y contrôle pas notre vue du monde, elle ne fait que le caresser. La caresse n’est pas une flatterie ou un ornement car elle donne corps aux formes diverses du visible en ne cherchant qu’à les épouser sans ménagement, peut-être même aussi sans précision — ce n’est pas contradictoire. Dwight Little ne fait jamais de travellings, mais des successions de plans fixes lâchement noués en glissando. Dans Anacondas, quand les personnages fouillent l’épave de leur bateau déchiqueté, c’est la trame du monde physique qu’ils semblent vouloir raccommoder, enquêtant de leurs mains sur le sens des objets brisés, dévolus à la paix de leur brisure. Chaque champ-contrechamp ressemble moins à une alternance de pôles qu’à la mise en mouvement d’un champ de forces stabilisé, d’une calme et aveugle dérive des continents. Une pichenette et c’est la voie lactée. L’oeil de Little tâtonne, ou alors c’est sa main qui voit.



*On trouve un phénomène équivalent dans Anne of the Indies, lors du duel à l’épée entre la boucanière et Barbe-noire : les corps virevoltants ne se calquent pas entièrement sur le cadre prévu par Tourneur, dont on sent trembler les fondations, assailli qu’il est par les figurants et les objets présents à tous les angles. La forme de la séquence n’en est que plus vivement ressentie. 
Même chose dans Alexandre Nevski : quand le peuple de Pskov entre dans Novgorod par bateaux, l'épaisse file d’individus qui en sort cisaille le cadre et le dépasse par le haut et par le bas, comme pour le dessiller. Une telle mise en place, profitant du dénivelé de l’environnement filmé pour décupler la sensation de prolifération, désarçonne subtilement le socle du cadre autant qu’elle lui donne sa raison d’être.

samedi 6 juillet 2019

Un rêve

Je parle de rêve, mais ce texte devrait s’intituler Une expérience de paralysie du sommeil, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit. Il y a quelques mois, je me suis réveillé au milieu de la nuit, dans un état de demi-conscience, incapable de bouger. C’est ce qu’on appelle la paralysie du sommeil. Chez certains, la paralysie du sommeil est régulière, si bien qu’ils craignent d’aller dormir, par peur de voir les choses terribles que l’on voit parfois lors de ces expériences. J’ai même connu un homme qui se refusait à aller dormir, restant parfois éveillé pendant plusieurs jours, uniquement pour éviter ce terrible état du corps et de l’esprit. Quant à moi, j’étais, presque tout au long de cette expérience, dans un état proche du sommeil, l’esprit embrumé. Mes sens étaient en éveil, ma perception agissait, mais ma conscience n’était pas tout à fait éclairée. C’est seulement quelques instants avant mon réveil que j’ai réalisé ce qui m’arrivait. Je n’ai donc pas ressenti beaucoup d’horreur ou d’angoisse – si ce n’est à la fin, comme je l’expliquerai. 

Lorsque je me suis éveillé, j’ai vu, comme la plupart des gens à qui cela arrive, une créature assise sur mon torse. Il me semble – mais peut-être que je partage ici une information fausse – que la récurrence de la présence de cette « créature » dans les expériences de paralysies du sommeil s’explique par un simple processus cérébral : le cerveau, tentant de résoudre la contradiction entre réveil et paralysie, « imagine » que quelqu’un, ou plutôt quelque chose, est « posé » sur le paralysé. Dans mon cas, il s’agissait, plus que d’une créature démoniaque (comme on le voit sur un célèbre tableau), d’une ombre aux reflets rouges ou violets. Cependant, elle me quitta rapidement, et c’est de la suite des événements dont je voudrais parler. 

J’ai dû me rendormir, puisque je ne me souviens pas d’une « transition », mais peut-être que celle-ci m’échappa. Pour expliquer ce qui m’est arrivé, je dois d’abord décrire ma chambre et la situation dans laquelle je me trouvais : j’étais allongé dans mon lit, du côté gauche. Ce coté du lit donne sur le reste de mon appartement, mais le lit est séparé du reste de la pièce par un rideau. Seule une petite ouverture, au bout de ce rideau, me permettait de voir une partie de la pièce. J’ai commencé par entendre des voix, un peu de bruit de verre et de pas, comme une réception mondaine. Cependant les voix semblaient sombres, graves. La pièce, comme je le voyais depuis l’ouverture du rideau, était encore plongée dans l’obscurité. Ces présences, je m’en rends compte aujourd’hui, avaient quelque chose de fantastique ou de spectral. Sans que je ne les voie – pour l’instant – leur présence me paraissait fantomatique ; je pouvais sentir leurs déplacements fluides mais lents à travers le rideau, leurs corps grands, flous, immatériels. Bientôt, l’une d’elle, marchant à pas lent mais léger (ou plutôt lourd et léger, paradoxe fantomatique s’il en est), passa dans l’ouverture du rideau. Elle se tourna vers moi, s’approcha, puis ouvrit légèrement le rideau : je pus alors la voir, à peine. Il s’agissait véritablement d’une ombre, une forme humaine, mais insaisissable, et franchement indescriptible. Je sentais pourtant son regard sur moi, un regard profond, un regard sans yeux. J’ai un souvenir vif de la sensation que m’évoqua cette apparition : je voulais à tout prix me tourner vers elle, me lever ou m’assoir pour la regarder plus directement, mais, paralysé comme j’étais, je ne pouvais que tourner mes yeux vers le bas, ou plutôt les pousser vers le bas, tant il était difficile de voir la créature. Au bout de quelques secondes, elle disparut. 

Cependant la réunion continuait. Impossible pour moi de dire ce qui s’y dit. Je ne me souviens que des voix, des voix sombres, vagues, parfois des rires plus aigus. Je ne me souviens, en détail, que d’une seule phrase prononcée : une des ombres, la plus bavarde, la plus proche de moi aussi, celle qui frôlait le rideau, celle dont je pouvais sentir la chaleur à travers, parlait de moi. Je ne compris que quelques mots, prononcés d’une voix qui, sans être particulièrement grave, semblait venir d’outre-tombe, tant les mots étaient dits avec gravité, profondeur et lenteur. Cette phrase était – je vous la donne dans toute son étrangeté et son ridicule – quelque chose comme : « Je ne peux pas croire… Qu’il n’a pas vu… La femme délicate… Un tel film… ». La phrase était moqueuse, comme une remarque humiliante. Si je surligne ce titre de film imaginaire, ce n’est pas seulement parce qu’il s’agit d’un titre de film, mais aussi parce que ce titre, ces trois mots, sont gravés dans ma mémoire. Ils furent prononcés avec une profondeur inouïe ; il m’a presque semblé que la présence avait prononcé ces mots en italique. 

La petite fête continuait. Quelques secondes plus tard, je réalisais ce qui m’arrivait, et j’étais pris par un sentiment de vive curiosité mêlé à un sentiment d’horreur grandissant. Je ne sais pas si je me suis rendormi, mais je me souviens de m’être réveillé suant et déboussolé, réalisant seulement après coup ce qui s’était passé. Je ne retiens qu’une seule chose de cette expérience : mon horreur ultime, mon traumatisme cauchemardesque, c’est d’être démasqué par plus cinéphile que moi.

vendredi 5 juillet 2019

Quinze jours ailleurs - carnet de voyage américain (1/5)

16/06/19 

15h40 : 
Je suis dans le train pour Paris (l'avion pour New York, c'est demain matin), en compagnie de Kerouac (Les souterrains, pas Sur la route). Je me suis projeté pour la première fois tout à l'heure, dans le métro, avec le surgissement, comme un souvenir à venir, d'une image du métro new-yorkais, et moi à l'intérieur. Avant ça rien, pas d'impatience, pas de trépidation, pas de fantasme envahissant... Seulement un sentiment très agréable d'indifférence vis à vis du voyage à venir, mêlé à une pleine satisfaction du temps présent vécu jusque là. Peut-être est-ce un manque d'imagination ? Peut-être aussi, et je préfère cette hypothèse, que de plus en plus je parviens à vivre au jour le jour, sans me sentir parasité par la nostalgie d'un passé regretté ou la projection d'un avenir fantasmé. Pas un manque d'imagination mais un certain recul vis à vis de l'imaginaire : je lis Kerouac et je ne me sens pas plongé dans les tréfonds de cette Amérique poisseuse et bouillonnante. Je lis Kerouac et je me sens moi, Melaine, ici et maintenant, en plein dans le monde, ouvert à la pénétration des mots dans mon corps comme possibilité de mise en mouvement intérieure. Le vrai voyage se trouve là, dans ce qui bouge et vit en soi, dans le temps éprouvé par les battements du cœur. Alors pourquoi partir aux États-Unis ? Pourquoi un voyage à l'étranger quand l'étrangeté de lecture est suffisante ? Bonne question, à laquelle je n'ai pas de réponse sûre... Je crois qu'il y a quand même, pour moi, un besoin de vivre le voyage avec mes jambes et mes pieds. Jerry Lewis me permet d'éprouver la sensation physique de ma libre présence au monde ; Cézanne me montre la beauté franche, rugueuse et insaisissable de la Nature, mais le voyage, peut-être, y ajoute la solitude. Il n'y a plus de biais, plus de soutien extérieur : seulement moi, foulant de mes pieds le sol de la Terre. (Soudain surgit le désir de parcourir à nouveau les routes de France) 

L'Amérique, oui. Aller à la source de l'imaginaire, confronter les images toutes faites à mon regard ; me fabriquer mes propres images. Voilà la raison et la beauté du voyage, surtout en Amérique : découvrir ce qui se cache derrière la carte postale, balayer de ses yeux le cliché. Je n'y suis pas encore, je ne me projette pas. Je me méfie du fantasme, et subis de moins en moins les pièges de la séduction. New York, Los Angeles, la Nouvelle Orléans, je verrai. 


17/06/19 

02h35: 
Seul, dans une chambre d'hôtel. De ma vie j'ai toujours eu, je crois, une fascination très vive pour la chambre d'hôtel. Il faut dire que j'en suis toujours à me débattre avec la grande question de la Solitude, et que la chambre d'hôtel, avec le désert, est son lieu clé, privilégié. Le désert, c'est la solitude immense, terrible, angoissante, prospère et libre. C'est l'espace sans espace. C'est le ciel dans lequel volent les deux avions du dernier film de Sternberg, seuls dans un vide infini, liés seulement par l'amour. Le désert, c'est la solitude métaphysique. Tandis que la chambre d'hôtel est un espace clos, où réside la promesse d'une solitude très concrète. Le solitaire décide de s'y installer pour dormir, pour lire, pour écrire. Mais elle ne lui appartient pas, c'est un lieu de passage. La maison, l'appartement, ne sont pas, pour moi, des lieux de solitude, mais plutôt d'isolement. On a une maison ou un appartement lorsqu'on vit en société, et c'est l'endroit où l'on se retire à la fin de la journée. C'est comme le banc de touche d'un match de football. Même unique remplaçant, on n'est pas seul sur le banc, on s'y isole du terrain sur lequel le match se joue. D'où les suicides en appartement : l'isolement est mortifère. On ne se suicide pas dans une chambre d'hôtel, elle est le lieu du passager, du voyageur, de celui qui se recueille dans sa solitude. Celle-ci peut s'avérer profondément angoissante -quoi que la chambre d'hôtel a l'avantage sur le désert d'assurer le confort et la sécurité de quatre murs et d'un lit, artefacts premiers et rassurants de l'habitat-, mais l'angoisse est vie, non pas mort. L'angoisse, même terrible et déchirante, se situe toujours du côté du cri plutôt que du silence. Tourneur, L'Homme-léopard : surgissement de vie dans un cimetière, visage terrorisé, émotion sèche et intense. Ce gros plan saisissant dans ce film sublime est le dessin le plus vrai de l'angoisse. Bataille l'a écrit : angoisse, désir (cri de douleur, cri de joie), c'est la même chose. Une manifestation sensible et animale de la vie qui nous traverse. 

Regardons Psychose : lorsque la fille dans la maison, entendant Norman Bates revenir, hésite entre sortir pour se sauver et aller voir in extremis ce qui se cache dans la cave. La peur (ici plutôt que l'angoisse) et le désir marchent main dans la main et se lisent en même temps sur son visage. C'est que l'un comme l'autre sont les signes sensibles d'un avenir emprunt de mystère. Ils sont les deux faces d'une même pièce : le fantasme. Face au futur on se demande : que nous réserve-t-il ? Et l'on rêve, on délire, on désire, en même temps qu'on craint, on appréhende, on a peur. Tout cela va de pair. Et si l'on ne se soucie plus de ce qui adviendra, pouf ! désir et peur disparaissent ensemble. Hitchcock, maître de suspens. Qu'est-ce que cela veut dire sinon qu'il est celui qui a le mieux vu ce qui, profondément, suspendait le temps ? Ce qui émeut et tient en haleine dans ce fameux plan du visage hésitant, ce n'est pas le choix qui est en train de se faire, c'est la suspension du temps par la cohabitation déchirante de deux affects directement liés à l'avenir, pas tel qu'il adviendra mais en tant qu'il se forme en ce moment-même dans l'imaginaire. Hitchcock est l'un des seuls cinéastes à être parvenu à donner à l'affect une valeur proprement picturale, presque entièrement détachée de l'individu traversé par lui. Grâce, justement, à ce travail dont on le gratifie à raison, à cette façon de construire et d'organiser les plans en fonction d'intuitions sensibles, pour que tout coïncide à faire jaillir de l'écran le seul sentiment du suspens, c'est-à-dire celui, schizophrène, de la peur et du désir. Possible définition du suspens hitchcockien : ce moment où, suspendu au dessus du vide, en plein vertige, se forgent en vitesse deux images d'un même avenir. 

De l'hôtel au motel, je me suis bien écarté de mon point de départ... (Notons d'ailleurs que Norman Bates, isolé dans sa maison, attaque et tue la solitude -désirée, fantasmée- de la voyageuse, dans sa chambre de motel). Toujours est-il que je m'y sens bien, seul et bien, dans une délicieuse quiétude impersonnelle et passagère. 

19h15 (heure de New-York) : 
Première balade new-yorkaise. A Manhattan, dans les rues, au bord du fleuve... Frappé d'abord par la quantité d'odeurs et de bruits. Mais pas d'impression de bouillonnement ou de fourmillement pour autant. Ça n'est ni calme ni étouffant. Et pour que ça fourmille, encore faudrait-il qu'il y ait déplacements de masse, anonymes et dans la même direction. Il n'y a pas de masse à Manhattan, plutôt une multiplicité d'individus disparates. C'est un véritable espace cosmopolite. Pas d'anonymes non plus : chacun semble porter sur lui le poids de ce qu'il représente. Je l'avais déjà vu grâce aux films de Wiseman, j'en ai la confirmation ici : les américains ont la faculté extraordinaire de confondre aisément l'intime et le politique. Un individu new-yorkais, même pris seul, est déjà, toujours, en représentation : il fait de la pub pour ses valeurs, sa conduite ou sa communauté. Pour parler en termes deleuziens, je dirais qu'il y a, dans les rues de Manhattan, une profusion extraordinaire de devenirs-fiction, ce qui rend les errances stimulantes et vivifiantes. 

Je crois que si les américains sont si forts pour raconter des histoires à l'ampleur mythologiques à partir de petits destins particuliers, ça tient en grande partie à cela. Le sentiment personnel d'un individu américain laisse toujours apparaître, lorsqu'il se manifeste, ce qu'il a d'universel (d'où la forte présence du moralisme religieux, d'où le règne du slogan -voir le dernier film de Wiseman, Monrovia, Indiana). Et un geste en apparence banal peut dévoiler à lui seul un monde, peuplé d'histoires et tourné vers un ravissant horizon moral. C'est comme si la société entière était contenue en chacun de ses individus, chargés alors de la représenter à leur façon. Il n'y a pas ça en France, où l'intime a la part belle, pour le meilleur et pour le pire (Rohmer ne pouvait être que français ; Anthony Mann ne pouvait être qu'américain). 

Je m'amuse à remarquer que je fais ce constat après avoir revu Glass (le dernier film de Shyamalan) dans l'avion. Glass -bien que philadelphien et pas new-yorkais- est un grand film cosmopolite. Malgré une beauté et une force évidentes, je n'avais pas été pleinement convaincu lorsque je l'ai découvert au cinéma, trop perturbé peut-être par l'impossibilité de suivre une ligne claire que le film se refuse manifestement à tracer. Sa grandeur tient justement dans l'humilité avec laquelle il accueille en son sein quantité de résidus de fiction plus ou moins épanouis. Il y a plein de films dans Glass, et c'est une erreur de ne chercher à n'en définir qu'un. Ce serait aller dans le sens de la fameuse société secrète, qui souhaite effacer la singularité de chacun, faire disparaître tout devenir-fiction au nom d'une prétendue vérité scientifique (roublardise habituelle de Shyamalan : cette secte apparaît elle-même comme une petite histoire bien mystérieuse, un twist surréaliste qui rompt avec toute vraisemblance). Il a été difficile pour moi d'appréhender Glass à la première vision, car un souci de cohérence m'a amené, au fil des évènements et des révélations, à tenter d'assembler les morceaux disparates pour les réunir autour d'une trajectoire commune, qui m'a parue alors un peu brinquebalante. Mais c'était oublier de mettre un "s" à la fin d'"histoires", ne pas voir que les différents morceaux, s'ils se frottent parfois avec rugosité, voire brutalité, tiennent indépendamment. Et la trajectoire commune est au fond la seule idée, travaillée du début à la fin, du caractère multiple et foisonnant de la fiction (en tant qu'elle engage une croyance et met les choses en jeu), comme chant profond de résistance face à un ordre rigide et oppressant.


Quinze jours ailleurs - carnet de voyage américain (2/5)

18/06/19 

15h40 (heure de Los Angeles) : 
En arrivant au-dessus de LA en avion, et en regardant se déployer devant mes yeux son immensité de plus en plus impressionnante (avec ses lots de maison à perte de vue), je suis touché par l'intuition du règne d'un anonymat tragique dans cette ville où "being someone" est le maître mot. J'imagine qu'il y a, comme à New York, la contraction très américaine de l'individu avec ce qu'il représente, mais se manifestant ici sous une forme beaucoup plus violente. C'est le penchant publicitaire qui l'emporte, on se montre, on se vend, et l'on court toujours le risque de se fondre dans son image jusqu'à y disparaître corps et âme (bien que le corps et l'âme ne se laisseront jamais faire, voir Spring Breakers), pour n'être plus qu’extériorité pure. Je crois qu'un habitant de LA est invité à vivre le péril de la perte, perdu au monde, perdu à soi. 

Mais ce ne sont là encore que des pensées ne se basant sur rien ou presque -sur le mélange de cette première vue du ciel et d'une représentation pré-conçue de la ville, nourrie de films et de fantasmes. Je crois que j'aurai bien du mal à prendre des photos de Los Angeles, car c'est un tel vivier d'imaginaires, un tel réservoir à clichés, qu'il me semble difficile d'éviter l'image publicitaire autrement qu'en venant chercher l'énergie vitale de la ville au plus profond de ses entrailles, comme le fait le splendide Showgirls de Verhoeven. Moi, je ne suis là que pour quelques jours, et j'ai bien peur de n'en voir encore qu'un idéal de touriste. Je ne me sens pas en mesure d'exprimer en images mon expérience personnelle de ce lieu si profondément plongé lui-même dans le vide infini de sa propre image. Il suffit de dire "LA" pour consentir tacitement à en faire la promotion -et déjà la foire aux fantasmes est ouverte. 

16h35 : 
Après quelques kilomètres en Uber, je commence à éprouver le sentiment de l'espace propre à Los Angeles. Je comprends la réussite architecturale de Die Hard 3 dans New York ; je partage, à la vue des buildings, le désir du film de passer entre, d'arpenter à l'horizontal les rues de cette ville si fondamentalement verticale. Plaisir ludique de se frayer un chemin. Los Angeles, en revanche, n'appelle jamais la verticalité (d'ailleurs le premier Die Hard, depuis sa tour californienne, n'est pas un film sur LA, tandis qu'on pourrait dire sans mentir que le troisième capte quelque chose de l'énergie de New York). Ce n'est pas non plus une ville qui s'arpente, c'est une ville immensément large, à la circulation lente et aérée, non pas un circuit mais un grand terrain de jeu. Bref une ville qui se parcourt et s'explore. Mon esprit d'aventurier nomade s'y sent d'emblée à son aise. 

17h01 : 
Étrange lieu où tout est séduisant (même les camions de pompiers brillent de mille feux !). C'est comme dans les films, me dis-je. On traverse une allée depuis laquelle on voit les palmiers défiler à droite à gauche et pointer vers le ciel. Comme dans Mulholland Drive. Depuis la fenêtre de la voiture, je vois trois gamins noirs courir sur le trottoir devant une ribambelle de résidences ; l'un tombe et se fait mal. Comme dans Boy'z n the Hood. On s'arrête à un feu, un homme traverse le passage piéton, un sandwich à la main, et jette un bref regard sur nous. Comme dans Pulp Fiction. L'usine à rêves carbure plein gaz. C'est à la fois terrifiant et très amusant. Véritable petit plaisir pervers de touriste cinéphilisé. 

19/06/19 

13h51 : 
Premières explorations de Los Angeles. Comme je le présageais, "explorer" est le bon mot. Il y a, en se promenant dans les rues, un véritable appétit de découverte qui supplante le plaisir simple de la balade new-yorkaise. Très concrètement d'abord, avec ces studios, ces noms, ces images... qu'on s'amuse à reconnaître, comme les stars du Hollywood Boulevard ("oh, Jerry Lewis ! Joel McCrea ! Ida Lupino !"). Et puis, plus mystérieusement, cette ville où tout est pure surface appelle en creux une exploration souterraine. L'espace du visible est tellement saturé qu'il laisse imaginer qu'il y a derrière tout ça un petit secret très bien gardé. Explorer LA revient donc à partir à la recherche d'un trésor introuvable. C'est une opération pirate. 

Je rêve d'un film, ou d'un jeu vidéo, ou les deux à la fois, voué tout entier à cette exploration. Je ne suis pas le premier à avoir l'intuition de ce petit secret, de cette "image dans le tapis" de Los Angeles, mais il me semble que personne n'a jamais abordé la question d'un point de vue enfantin, en dissolvant les dimensions sombres et tragiques récurrentes dans la stimulation d'un jeu de cours de récré. Refaire Le Pont du Nord à LA en somme, c'est-à-dire prendre deux actrices ou acteurs théâtraux, leur donner un objectif imprécis, puis investir différents lieux clé de la ville comme des cases d'un jeu de l'oie. Avec un travail spatial plus étalé que dans le film de Rivette peut-être, pour rendre plus sensibles les distances parcourues (reculer de trois cases, à LA, ce n'est pas rien !). Le récit d'une troupe d'aventuriers impétueux, donc, qui se déplaceraient à pied ou à vélo sur les larges trottoirs, et soulèveraient les étoiles pour voir si ça brille aussi par en-dessous. Évidemment, tout le plaisir se trouverait dans la recherche, le jeu-même, et le mystère resterait entièrement préservé. Qui sommes-nous, après tout pour prétendre montrer l'envers du décor de LA ? Mais rien ne nous empêche de nous y amuser ! 

16h56 : 
Pourquoi les films, le cinéma ? Pourquoi New York, Los Angeles ou même une chambre d'hôtel me renvoient si rapidement à Glass, Die Hard, Showgirls, Rivette, Hitchcock... ? C'est que mon imaginaire déglingué de cinéphile m'amène à penser le monde en cinéma, et très vite ce que je vois me renvoie par assimilation à ce que j'ai vu. Pourquoi pas, après tout ? Mais je me doute bien que, pour celui qui me lit ou m'écoute, ça peut devenir un peu lassant... Et puis, tout de même, je ne pense pas qu'en cinéma ! En ce moment même, par exemple, je déguste une tranche de pain de mie tartinée de beurre de cacahuète à la confiture de fraise sur un toit de Los Angeles. Eh bien c'est un moment absolument délicieux durant lequel je ne songe pas une seconde au cinéma ! Même les fameuses lettres HOLLYWOOD que je vois au loin sur la colline ne m'évoquent rien, sinon une scène médiocre du film Sexe entre amis, duquel je ne vais pas parler sous peine de retomber dans mes travers (de toute façon, il n'y a rien à dire de ce navet !)... Moment délicieux, disais-je, qui pourrait se suffire à lui-même et qui pourtant semble déjà se transformer en souvenir paradisiaque, à se remémorer avec une nostalgie tout à fait agréable dans les semaines, mois et années à venir. C'est le lot du touriste que de vivre chaque instant comme un souvenir en devenir. Attention tout de même à cette pente dangereuse sur laquelle le plaisir momentané glisse et s'éloigne trop vite pour devenir une évocation du passé idéale et figée avant même d'avoir pris le temps d'en faire véritablement l'expérience. Pour ma part, j'aime trop ce beurre de cacahuète à la confiture pour le laisser s'échapper. D'ailleurs, je préfère en reprendre une bonne cuillère dès maintenant avant que ce goût merveilleux ne se perde dans les couloirs obscurs dans ma mémoire. 


20/06/19 

15h09 : 
Visite au Griffith Observatory de Los Angeles aujourd'hui. Très peu touché par ces histoires de planètes. Ce n'est pas nouveau, l'astronomie m'a toujours passablement ennuyé. Je ne partage pas cette fascination courante pour le ciel, les étoiles, le système solaire... Je vois bien, ne serait-ce que via l'émerveillement des enfants dans le planétarium, qu'il s'y joue pour beaucoup de choses très importantes, mais je passe à côté. En revanche, la balade pour grimper en haut de la colline où se trouve l'observatoire fut vivifiante ! Le sentier sablonneux, l'effort serein, l'horizon se dégageant à mesure que nous avancions... Une promenade des plus agréables, qui me permet d'affirmer tranquillement que je me suis senti nettement plus affecté par la poussière se déposant sur mes chaussures en marchant que par la découverte de ma masse potentielle sur Mars ou de la taille de Vénus. C'est que le contact physique avec le sol est pour moi beaucoup plus troublant et émouvant que la représentation virtuelle d'un ailleurs si excessivement lointain que j'ai depuis longtemps renoncé à l'imaginer. 

Hölderlin, Cézanne, Brecht, Boetticher, Straub... sont des compagnons de route, tandis que des gens comme Kubrick ou Orwell, prenant le monde du dessus, vu du ciel, m'ont toujours paru très éloignés de l'idée que je me faisais de la vie sur Terre (sensuelle, charnelle, franche et concrète). De même que le train, le mouvement du train -ses rails, ses roues, ses turbulences- est pour moi source d'excitation bien plus grande que celui de l'avion. J'ai besoin de sentir le monde bouger sous mes pieds, que mon énergie vitale provienne du sol, non du ciel. Plutôt vagabond que pilote ; paysan qu'astro-physicien. À Griffith, fondateur de l'observatoire de Los Angeles, je préfère donc Griffith, cinéaste, David Wark de son prénom, mobilisant les puissances telluriques pour en faire jaillir quelques uns des plus beaux moments qu'il m'ait été donné de voir -et d'éprouver. 

20h11 : 
Dernier soir à LA. Je repense, curieux et songeur, à ce fameux secret que j'ai déliré. Je me dis : et si le mystère profond de la ville était là, devant nos yeux, éblouissant à force d'évidence ? Je parle bien sûr de la misère, de ces tentes, de ces clochards à tous les coins de rue, ne regardant même plus le rêve déchu que l'on peut voir scintiller au loin sur les collines. Mais non, je me rétracte : ce serait trop obscène. Et puis, ça n'est un secret pour personne. La misère est établie, on sait que les étoiles ne brillent pas pour tout le monde. On l'oublie parfois, mais on le sait. De même que la distance qui sépare les riches des pauvres est trop honteusement visible pour faire l'objet d'une dissimulation clandestine qu'il s'agirait de révéler. Il arrive même, et de plus en plus fréquemment, qu'elle soit mise en spectacle. Cynisme répugnant de l'industrie culturelle. 

Non, ce qui se cache, c'est le point de suture. Les différences, on les nomme, on les énumère, on les porte au pinacle jusqu'à la nausée. La vraie question n'est pas celle de ce qui sépare le riche du pauvre, mais celle de leur cohabitation au sein d'une même cité si rayonnante. Plus encore, celle de l'indignation impuissante provoquée par une telle cohabitation. Si les uns et les autres vivaient chacun dans leur coin sans n'avoir de rendre de compte à personne, on n'en ferait pas tout un foin. Mais quelque chose les lie, qui est insupportable (aux riches comme aux pauvres -et à nous, regardants). Quelque chose fait que les uns n'existent pas sans les autres, et alors l'inégalité flagrante du rapport entretenu nous saute aux yeux, insoutenable. Quel est donc ce scandaleux mystère qui se loge dans la distance même, à la frontière ? Il parcourt les rues, des tentes aux villas, et nous reste cependant invisible et insaisissable. Il est le cœur et le pouls de la ville, source de son rayonnement et moteur de sa grande violence. 

Je lui hasarde un nom : le rêve. Ce rêve sur lequel s'est bâti tout l'empire de Los Angeles serait aussi son talon d'Achille. L'objet façonné et distribué à travers le monde par la plus puissante des industries est peut-être dans le même temps le carburant de son usine. C'est parce que l'enfant pauvre joue dans la rue avec un t-shirt Disney que Disney prospère ; c'est parce que Disney prospère que l'enfant reste pauvre. Et si l'imaginaire est à tel point dévasté, conquis et envahi par Disney, que reste-il d'autre à l'enfant pour rêver ? Rien, ou presque. Il est pris, déjà, dans l'usinage. Le lien est là, toujours invisible et insaisissable, toujours sublime et dégueulasse. Un rêve, un seul, parcourt tout LA, il se faufile tel un virus, de sa grâce à sa crasse. Et chacun assiste, des étoiles plein les yeux, à l'avènement de la maladie. La solution pour percer le mystère, et mettre ainsi fin à cette partie interminable, serait peut-être de sortir de ce commerce vicieux, de ne plus nourrir cette machine infernale. D'inventer de nouvelles façons de raconter les histoires, de nouveaux motifs pour les t-shirts des enfants pauvres. De faire le choix de la tente plutôt que la villa, de la rue au lieu de la colline. En d'autres termes, l'empire tombera quand les pauvres, conscients de leur richesse, façonneront eux-mêmes leurs propres rêves. 

Alors le secret sera autre, le mystère ira se nicher ailleurs, en imprégnant l'air de la ville, toujours, mais d'une façon nouvelle, plus respirable peut-être, et moins sordide -espérons-le.


Quinze jours ailleurs - carnet de voyage américain (3/5)

21/06/19 

12h43 : 
Santa Monica. La fin de la Route 66. Le bout du monde de Los Angeles. A la vue de l'océan, mon cœur a fait un bond. Lorsque j’aperçois la mer, quelle qu'elle soit, ça me fait toujours l'effet d'un petit séisme intérieur. Mon corps entier s'en trouve troublé l'espace d'un instant. Ici, la découverte de l'Océan Pacifique, que je ne connaissais pas, a décuplé mon émotion. Et très vite resurgit le désir enfoui de prendre le premier bateau et de partir en mer, là où le paysage n'est plus que vagues, ciel et nuages à perte de vue. Fantasme éternel de me perdre dans l'horizon. 

Longtemps je me suis dis : un jour, je prendrai la mer et voguerai vers l'inconnu. J'y songe encore, parfois. Mais j'ai conscience aujourd'hui que rien de concret ne remplacera jamais l'illusion de cet abandon au mouvement continu de l'océan. C'est un délire métaphysique. Entreprendre pour de vrai ce voyage tant de fois accompli en songes risque de causer frustration plus que satisfaction. Avoir conscience que l'objet de mon désir est et restera obscur me permet d'accueillir les instants désirants avec davantage de douceur. Je vois mieux ce qui tient de l'extérieur et ce qui m'est intérieur, et je sens l'horizon rêvé vagabonder joyeusement entre les deux. Il m'arrive même de me confondre avec lui et de devenir un temps un solitaire anonyme, loin de tout, au cœur de lui-même au point de ne plus exister du tout, et de vivre éternellement au creux du mouvement de la vague, en perpétuelle métamorphose. 

Joubert : "Le chemin mobile des eaux... Un fleuve d'air et de lumière... Des nappes de clarté... Et c'est de ce point de la terre que mon âme s'envolera.

16h17 : 
Balade sur les bords de la plage, de Santa Monica aux canaux de Venice. On est en plein folklore, tout y passe : surfers, indiens, bikers, hippies... se vendant comme ils peuvent auprès des nombreux touristes. Puis les différents groupes de sportifs, comme en autarcie au sein de leurs communautés respectives, ne vendant rien mais se livrant à leur façon aux regards curieux et souvent admiratifs des passants. Ma sœur et moi nous sommes arrêtés devant le skatepark, qui bénéficiait d'un engouement particulièrement remarquable. Ce qui s'y passait nous a immédiatement captivé. C'était l'entraînement informel et quotidien d'une quantité de jeunes, garçons et filles, parfois pas plus hauts que trois pommes (le plus petit devait avoir 5 ans et impressionnait par le sérieux et l'aisance avec lesquels il avait assimilé les gestes élémentaires du skateur) ; une vraie galerie de personnages, à l'allure singulière et aux rituels communs, usant de leur skate comme d'un prolongement de leurs jambes, et coexistant plus ou moins amicalement -faisant groupe, en tout cas. Certains s'en vont, d'autres entrent en piste, toujours avec un parcours et des figures qui leur sont propres et qu'ils font et refont, inlassablement, de plus en plus harmonieusement, à la manière d'un musicien répétant son morceau pour trouver le ton juste. Nous sommes restés une bonne quarantaine de minutes, béats face au spectacle improvisé de ces corps en mouvement, et ivres du désir passager d'y revenir fréquemment, voire de se mettre soi-même à la pratique du skate. Quelque chose dans ce sport que je ne connais pas me fascine. Cela touche, je crois, à l'impression que la souplesse, l'élégance, l'effort, le style et l'authentique coolitude s'accordent étonnamment et se dirigent ensemble vers un mouvement qui les dépasse mais qu'ils ont l'audace d'approcher, un mouvement indescriptible, ineffable, où, l'espace d'un instant, l'homme et l'univers semblent ne faire plus qu'un. 

Quant à la promenade dans la petite Venice, c'était agréable et amusant. Une ribambelles de maisons fleuries et colorées, se succédant dans une ambiance zen des plus sophistiquées. Tout est fait pour que l'on se dise "je veux vivre ici !" -et, effectivement, c'est ce qu'on se dit. Mais, une heure seulement après être sorti ce quartier pittoresque, l'enthousiasme s'est déjà complètement évaporé. Je dirais que c'est un lieu sympathique, mais d'une sympathie toc et pleine de suffisance. Je suis donc passé, en peu de temps, d'un sentiment vif et profond de l'harmonie à une harmonie inauthentique, fabriquée de toute pièce sur le dos d'un cliché. Car c'est ce que sont ces maisons insolites, au fond : les vitrines du cliché de la petite vie paisible au bord de l'eau. Malgré ses dreads et son baggy, le skateur, lui, quand il est sur la piste, fait tout pour échapper au cliché, et se lancer à la poursuite du spectre insaisissable de la beauté pure. 


22/06/19 

12h12 (heure de l'Arizona) : 
Sur les rails en direction de la Nouvelle Orléans, je prends plaisir à regarder par la fenêtre. On a souvent tendance à dire "j'avais déjà vu des images, mais c'est quand même autre chose en vrai !". Je répondrais "oui, c'est autre chose, mais certaines images sont parfois d'une profonde vérité.". À la vue, depuis le train, des plaines de l'Arizona, je pense à ces grands peintres du paysage américain, qui ont choisi le cinéma plutôt que la peinture, sans doute par attachement à la narration, ou pour ne pas trop avoir à se préoccuper de la contrainte pesante de la figuration. Allan Dwan, Anthony Mann, Budd Boetticher et James Benning m'avaient déjà montré ce que je découvre de moi-même aujourd'hui. Ces buissons courts sur pattes fermement plantés dans la terre sèche et légèrement rocailleuse, ce faux plat traversé de poteaux électriques traçant la ligne l'horizon, ce ciel d'un bleu éclatant parsemé de quelques nuages, ces montagnes arides cabossant le lointain... tout cela est inscrit dans un imaginaire courant du Far West. Mais l'atmosphère, l'énergie, le mouvement propre de ces grands espaces où tout semble pourtant imperturbable, ne peuvent être éprouvés qu'à condition d'y porter une attention particulière. Lorsqu'on y est, où même simplement lorsqu'on traverse le pays en train (comme je le fais en ce moment), c'est sensible, c'est dans l'air, notre respiration s'accorde naturellement à celle du paysage. Mais pour la dire, ou la peindre, ou la filmer, c'est une autre paire de manches... C'est que les buissons ou les montagnes ne valent rien s'ils sont pris comme de simples éléments figuratifs. D'où l'échec cuisant de la carte postale : elle ne fait souvent rien d'autre que retranscrire la joliesse de façade d'un lieu qui, donné avec vraisemblance et orné de quelque maquillage (coucher de soleil, pose aguicheuse, sentiment d'ordre dans la composition...), se trouve condamné à en être réduit à sa propre vitrine, séduisante et superficielle. Pour restituer un peu de la vie du lieu, il ne suffit pas de créer habilement l'illusion de la ressemblance, encore faut-il loger dans cette figuration les points d'énergie essentiels, qui se situent, en peinture, dans les courbes, les lignes, les couleurs ; au cinéma dans la juste concordance de l'espace et du temps. Pour que l'air passe dans et entre les plans, il est nécessaire d'y laisser jouer des notes nouvelles et inattendues, ne provenant ni de l'esprit du cinéaste ni du rouage de la machine mais du dehors, là où tout ne cesse de se mouvoir en direction de l'imprévisible. 

Les quatre cinéastes nommés plus haut font ce travail-là, et me donnent le sentiment d'une vérité unique et singulière d'un paysage que je retrouve aujourd'hui, différemment. Soudain, je repense à Monet, et à son Mont Kolsaas en Norvège, toile tardive où l'on est proche d'un abandon total de la figuration. Monet est un peintre virtuose, mais ce tableau m'émeut davantage que d'autres plus célèbres, précisément parce que, dans ceux-là, son trait si précis, sa technique si sophistiquée, empêchent parfois la Nature de s'exprimer par elle-même, comme s'il y avait encore trop de Monet sur la toile, trop d'effets de signature qui camoufleraient un peu la nudité prodigieuse et insaisissable du paysage qu'il a pris pour sujet. Dans Le Mont Kolsaas en Norvège, on perçoit le relief suggéré par le titre, et surtout sa beauté, grâce à un simple assemblage de courbes et de couleurs, débarrassées des contraintes narratives et figuratives, loin de toute séduction, et témoignant à elles seules d'un geste sublime de la Nature. 

14h12 : 
Nous partageons ce midi notre repas avec un vieil homme authentiquement sympathique, à la courtoisie naturelle et témoignant d'une réelle curiosité vis à vis de ceux qui se sont trouvés par hasard à sa table, ainsi qu'un vloggeur amusant, lui aussi fort aimable bien qu'un peu moins à l'aise à l'idée de converser sans filtre avec trois inconnus. Le repas a commencé par un selfie incongru, le vloggeur ayant reconnu le vieil homme dont il avait vu le visage juste avant son départ, sur un blog dédié aux trains américains tenu par lui et apparemment plutôt réputé. Photo à deux en guise de dédicace, donc, pour ajouter aux nombreuses vidéos touristiques le souvenir d'une rencontre inattendue. Le vieil homme, pas du tout dérangé et même plutôt flatté, bien que toujours très modeste, s'est prêté au jeu sans résistance. Par la suite, il a humblement dominé l'espace de discussion, en racontant quelques anecdotes (de voyages notamment). Une parmi d'autres, qui a beaucoup amusé le cinéphile que je suis : c'est l'histoire d'un ami à lui qui, rêvant d'être acteur, a réussi à empocher un tout petit rôle dans In Harm’s Way de Preminger (avec John Wayne, Kirk Douglas et Henry Fonda). Il n'avait qu'un bout de scène à jouer, avec pour seule indication d'entrer dans le champ, de récupérer un papier remis par Henry Fonda, puis de repartir. Le tournage commence, il arrive devant la star, prend le papier et lui dit "Thank you sir !". On entend alors un "Cut !!!" depuis l'arrière de la caméra. C'était Preminger, qui ajoute d'emblée en maugréant "Who's this idiot ?!" et le vire aussitôt. Désillusion ou blacklistage, l'histoire ne le dit pas, toujours est-il qu'à la suite de cette expérience, l'ami du vieil homme n'a plus jamais remis les pieds sur un plateau de tournage. 

19h42 (heure du Texas) : 
Beauté inlassable de ce paysage américain. 

20h50 : 
Une expression courante veut que les lieux touristiques soient "chargés d'Histoire". Ici, les grandes plaines que nous traversons semblent au contraire vierges d'histoire, comme si nous étions invités à nous y installer, ou seulement à passer, mais à faire quelque chose de ce désert. Toute l'Histoire américaine se base sur ce principe-là : partir de rien et construire. S'enraciner dans le désert, jusqu'à que ce que les fruits de son arbre grandissant permettent de prospérer, puis de faire du commerce, de planter d'autres arbres, et ainsi de suite. Mais ce qu'on oublie encore, bêtes historistes que nous sommes, c'est que le rien américain était déjà peuplé. Pas d'Histoire, certes, mais une géographie libre et foisonnante. Ceux qu'on appelle à tort les indiens vivaient là, non comme des arbres mais comme de l'herbe qui pousse en continu (pour emprunter à Deleuze une belle métaphore), sans ne jamais assombrir ni dominer le paysage. Plutôt en cohabitant avec lui, c'est-à-dire en l'habitant et en le laissant les habiter, dans un respect mutuel et horizontal. Pas d'Histoire amérindienne car pas de trace laissée, dans un simple soucis d'humilité. L'Indien d'Amérique du Nord, du moins ce qu'on en sait, le mythe Indien (déjà toute une histoire), a cela de fascinant qu'il a vécu et prospéré sur un modèle essentiellement géographique. Il est question de territoires, de déplacements, d'adaptation, mais pas de marques, de dates ou d'héritage. On a beau être tenté d'y voir un idéal, je crois que c'est encore presque inconcevable pour nos esprits occidentaux (d'où l'horrible génocide). Trop attachés aux traces, aux objectifs ; au passé, à l'avenir. L'idéal Indien est comme un idéal en art : il s'agit de se nicher dans l'espace d'équilibre où passé, présent et futur cohabitent harmonieusement et accueillent en leur sein le perpétuel renouvellement nécessaire à leur force vitale. Mais ces moments nous sont encore comptés, et les artistes nous permettant d'y accéder nommés et célébrés (ou rejetés par la crainte profonde du déracinement). Peut-être serons-nous tous un jour animés de cette vie sans histoire, alors le temps sera venu de nous ouvrir paisiblement au désert, et à sa tendre géographie de l'éternité. 

22h27 : 
Je ne saurais dire ce que m'évoque précisément le mot soir, mais il m'inspire toujours un sentiment merveilleux. Si bien que j'ai l'impression nostalgique de ne pas vivre suffisamment de soirs qui soient à la hauteur du mot. Soir, soir. Une fois pas deux, c'est mieux. Soir. Surgissement brusque et soudain de l'image d'un tableau de Soulages. Ce soir ressemble un peu à ça : beau, franc, imposant, d'une plénitude qui tend vers l'angoisse. Depuis la salle commune du train, avec ses fauteuils confortables et ses grandes fenêtres donnant sur un paysage entièrement plongé dans l'obscurité, je lis Tendre est la nuit de Fitzgerald. J'avance doucement, mes pensées ne cessent d'aller et venir, quittant les pages puis s'y posant à nouveau. Un passage me trouble intensément, qui semble écrit ici et maintenant : "C'était une nuit très pure et très noire, suspendue comme un grand panier à une seule étoile un peu mélancolique. L'atmosphère était si épaisse que le klaxon de l'autre voiture leur parvenait comme étouffé.". Le soir s'en est allé, laissant place à la nuit. Cette fois, il fut digne de son nom.

23/06/19 

13h38 : 
À mesure que je prends goût à la lecture de romans, je sens naître en moi un désir de plus en plus vif d'écrire de la fiction. La fiction est toujours là si l'écriture est belle, me dira-t-on, et se montre ou se cache seulement en fonction du registre choisi. Je rectifie : désir de narration. Je m'y essaie, parfois, mais toujours les mots me manquent. Je crois qu'il faut, pour construire un récit, un certain sens de l'épaisseur et du détail, que je n'ai pas encore. Trop vite je vais à l'essentiel, je dis ce que j'ai à dire sans prendre le temps d'emprunter les chemins de traverse qui sont précisément les lieux de floraison de la narration. Peut-être me faut-il apprendre à les connaître, m'y promener encore et encore jusqu'au jour où je me sentirai capable de me frayer mon propre chemin. 

J'ai aussi l'impression fréquente (et pourtant tout à fait illusoire, j'en ai conscience) d'épuiser mon discours, d'arriver à la limite des possibilités du dire, au bord du gouffre splendide et vertigineux de l'indicible, là où les mots n'existent définitivement plus, emportés par le vide. C'est comme si j'avais fait tout ce qui était en mon pouvoir pour dire au mieux une chose qui, manifestement, ne se dit pas (ainsi s'effectue le travail du critique de cinéma). Évidemment, je me trompe, et la progression constante de mon écriture ne cesse de me le prouver. Mais tout de même... Je vois un manque, un manque de vertige, peut-être, qui rendrait sensible le gouffre. Lorsque je lis un livre de Henry James, je suis saisis par l'idée qu'il semble y avoir, entre chaque phrase, chaque mot, l'espace pour en loger mille autres. L'habileté de sa langue (bien que transformée par la traduction) est telle que bourgeonne et s'épanouit au sein du livre, indépendamment de son écriture même, un art lumineux de l'ellipse. Son style est si minutieux et virevoltant que les mots galopent sur la page en laissant derrière eux les traces évanescentes de leur passage, porteuses chacune d'un monde en devenir que le lecteur est libre de réfléchir ou non. Quant à l'humeur joviale et frétillante des jeunes femmes qu'il décrit (Verena Tarrant, Daisy Miller), leur mystère hors-sol, leur caractère insaisissable, ils se trouvent aussi dans le ton du livre, et l'on devine Henry James s'y projeter avec prudence et exaltation. Il me reste donc, pour écrire, à me projeter aussi, mais l'idée du projet me terrorise tant que je préfère encore, pour le moment, la laisser en suspens. 

15h19 : 
Toujours dans le train, qui fait en deux jours complets le trajet de Los Angeles à la Nouvelle Orléans. Nous ne sommes pas encore en Louisiane, mais déjà se présente à nous le fameux Bayou. La tranquillité des eaux contraste avec la verdure qui pousse en bataille tout autour. Il est drôle de constater que la nature sauvage se manifeste de deux façons très différentes d'un bout à l'autre du Texas : hier, c'était le calme sec du désert, aujourd'hui la folle moiteur du Bayou, et son vert envahissant qui semble nous attendre avec un air de défi. Au coyote succède l'alligator ; à la poussière, les moustiques. L'impression de m'engouffrer dans un territoire à la respiration sereine et au souffle animal. Hâte d'accorder mon pouls à la musique de ce pays énigmatique, que j'imagine discordante et pénétrante. 

19h52 : 
Dernier dîner dans le train. Le serveur du restaurant -toujours le même depuis le début du trajet- est un personnage si inénarrable que je ne vais pas me risquer à le raconter. Retenons seulement que l'intégralité de ses gestes et de ses paroles sont au service du rôle qu'il joue, réglés comme une horloge dont le coucou sortirait trois fois par jour à l'heure des repas. Je me demande comment vivent les gens comme lui, qui semblent se fondre dans leur personnage au point de n'avoir pas d'existence au-dehors. Comment se comportent-ils avec leurs proches, auprès de leur famille, dans une situation délicate, ou même une fois seuls dans leur chambre ? Je me dis souvent un peu rapidement que de tels individus, tenant rigoureusement leur rôle pour ne pas laisser s'échapper le moindre soupçon de vulnérabilité, sont au fond très seuls et refoulent une angoisse profonde. Mais c'est là une interprétation psychologisante, pleine de condescendance et de précipitation. Je n'en sais rien, au fond. Je l'ignore d'autant plus que je ne suis pas comme ça. Cela-dit, je remarque que, quel que soit le personnage que l'on joue en société, il est souvent subi plus que choisi, et l'on finit la plupart du temps, question d'habitude et de paresse, par endosser son rôle comme un fardeau bien lourd à porter. Je dis paresse : c'est une paresse confortable et craintive, manifestation d'un besoin de sécurité tout à fait recevable, et dont il est bien difficile de se départir. Improviser chaque jour une attitude nouvelle représente une prise de risques considérable. Cela revient à reconfigurer sans cesse l'espace social dans lequel on se trouve. C'est déstabilisant pour les autres et pour soi. Mais ça peut être aussi, si c'est vu comme un jeu (et, après tout, les termes de "rôle" et de "personnage" invitent à l'envisager ainsi), la source d'un extraordinaire sentiment de légèreté. S'ouvrir au monde, ça passe aussi par là : jouer sa partition chaque fois différemment en fonction du tempo du lieu où l'on se trouve. Les caméras cachées de François l'embrouille me fascinent pour ça : il a la faculté de s'adapter rapidement et avec simplicité à chaque situation qui se présente à lui, il parvient à moduler son personnage en le réglant sur la vitesse de l'autre, puis à faire jouer à l'autre des gammes inattendues. Ce qui est beau, c'est que les compilations de ses caméras cachées contiennent aussi des ratés, de la violence... elles ont l'honnêteté de montrer que tout n'est pas parfaitement réussi. Mais la prise de risque est là, et s'avère toujours plus libératrice que dangereuse. Acteur-metteur-en-scène formidable, François l'embrouille est avant tout un homme qui fait le choix de jongler avec l'idée d'identité, et invite chacun, par la simplicité de son geste, à se lancer à son tour dans l'imprévisible stimulation du grand jeu de société.