samedi 30 novembre 2019

Le dernier film de l'Histoire du cinéma


Il y a des films qui donnent l’impression d’être les derniers. Du moins c’est l’impression qu’ils me donnent. 

Hier soir, je voyais City Girl de Murnau, et pendant le travelling situé à peu près à la fin du premier tiers du film, celui qui donne à voir les embrassades joyeuses du jeune couple dans les champs, ce sentiment (pas encore une pensée) m’est venu, City Girl est le dernier film de l’Histoire du cinéma. L’idée est factuellement fausse, elle ne repose même pas sur grand-chose, mais le sentiment est tenace, il vient comme une évidence. 

Des films qui donnent ce sentiment, il y en a plein, et je pense même qu’entre les cinéphiles c’est souvent les mêmes titres qui reviendraient (et je crois, j’espère, que la liste ne coïnciderait que partiellement avec celle des « Meilleurs Films De L’Histoire Du Cinéma »). Ce qui, dans City Girl, m’a donné ce sentiment, c’est peut-être d’abord (évidemment) que le film date de cette date butoir et « symbolique » qu’est 1930, crépuscule du cinéma silencieux à Hollywood et installation pleine et entière du « parlant » [1]. Et si ce « dernier film muet » semble conscient de l’être, c’est aussi parce qu’il a l’air, « sans y faire attention », d’accumuler tout le cinéma qui le précède, comme pour sauver les meubles muets des talkies qui ont presque totalement envahis les studios américains [2]. Ainsi Murnau filme, en vrac, des trains arrivant en gare, des tableaux de Millet et des spéculateurs griffithiens, des lumières allemandes… Voilà tout ce que le muet a fait ; voilà tout le cinéma

Mais cette impression vient peut-être aussi du fait que City Girl est presque le dernier film de Murnau (Tabou est presque une anomalie, un film sonore, un film difficilement achevé, un film tourné à l’étranger, un film co-réalisé avec un autre cinéaste…), et que Murnau porte avec lui toute une idée du cinéma, et son nom s’associe à quelques-uns des plus beaux films qu’on puisse voir. L’achèvement est double. 

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Eyes Wide Shut, dernier film de son réalisateur, film auquel je pense tous les jours, me donne aussi l’impression d’être le dernier film de l’Histoire du cinéma, mais ce n’est pas pour cette raison biographique. Je ne crois pas que mon aversion (partielle) pour l’œuvre de Kubrick suffise à expliquer pourquoi sa mort « en cours de montage » me semble insuffisante pour expliquer ce sentiment. Disons que le nom de Kubrick, qu’on le considère ou non comme un grand cinéaste, n’a pas « porté » le cinéma comme celui de Murnau… Car Kubrick est un cinéaste dont l’œuvre naît dans la modernité, qui commence à tourner quand le cinéma hollywoodien est dans sa phase terminale, et cela en fait une figure radicalement différente des cinéastes ayant vécu avant lui. Son nom ne saurait signifier « cinéma » comme celui de Murnau, de Ford, de Chaplin... Qu’on m’excuse si cela paraît insuffisant ; il faudrait pousser plus loin l’investigation. 

Eyes Wide Shut, donc, dernier film de l’Histoire du cinéma. C’est que Eyes Wide Shut, dans sa contradiction avec l’œuvre précédente de Kubrick, semble contenir « l’aveu » d’une découverte fondamentale, découverte gardée secrète mais qui explique la beauté et le mystère du film. On a souvent dit et écrit que Eyes Wide Shut est le film le plus maîtrisé de Kubrick, celui du contrôle absolu et de la mainmise sur chaque atome filmique… C’est complètement faux, et c’est pour cela que le film est magnifique. Puisque pour la première fois, Kubrick filme un acteur (et justement, le fait qu’il ne lui donne aucune « direction d’acteur », comme cela a souvent été signalé, est le premier aveu du refus du contrôle, quel que soit le nombre de prises qu’il lui faut), et pour la première fois, il garde le mystère complet, en niant jusqu’à l’intérêt de l’expliquer. C’est que le mystère est purement filmique, et que la prostituée meure d’une overdose ou assassinée par la société secrète, cela n’a pas d’importance, puisque l’important est que la prostituée ne meure pas vraiment, tout ça c’est un scénario, c’est Tom Cruise qui erre dans un New York artificiel (le plus beau décor de l’Histoire du cinéma – et ça ce n’est pas qu’une impression). Kubrick est absent, il ne fait plus que filmer le film ; et ses grandes idées sur l’univers, la vie, les êtres, pour une fois, il les garde pour lui, et son talent indéniable de metteur en scène peut enfin culminer en un film de cinéma, rien que de cinéma, purement de cinéma. 

C’est pour la même raison que Antonioni réussira son plus beau film, aussi le dernier film de l’Histoire du cinéma, 25 ans avant le film de Kubrick… Profession : Reporter. Dès le titre, tout est dit [3], ou justement rien n’est dit : il n’y a pas de symbole, pas d’éclipse, de désert rouge, il ne sera donné à voir qu’une description, combat riquiqui, sans intérêt, mais où se déploie tout le génie du metteur en scène. S’il y a de la métaphysique, des grandes idées dans Profession : Reporter, elles viennent du sujet, des choses mêmes… Profession : Reporter est presque un film Lumière, ceux de la joie de voir la plus petite chose, un des films où l’on voit presque le vent dans les feuilles (ou le sable qui vole ; cela revient au même). 

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Et si les derniers films de l’Histoire du cinéma, c’était justement les films Lumière ? L’idée n’est pas très originale (Pialat et Renoir l’ont souvent dit, Godard d’une autre manière), mais il faut admettre qu’elle est loin d’être inintéressante. Tentons quelque chose qui n’est peut-être pas exact : le cinéma serait la seule discipline où il n’est pas ridicule d’imaginer que l’acte primitif et fondateur est aussi le sommet esthétique imaginable (l’influence de la peinture rupestre ou de la tragédie grecque dans leurs disciplines respectives n’est toujours qu’une influence, un fantasme qui s’annonce comme fantasme, et les théories décisives qu’on élabore à partir de celles-ci vieillissent souvent très mal). En effet, ces « vues », ces barques sortant du port et ces places bondées, donnent bien le sentiment de contenir d’avance toute l’Histoire du cinéma, mais aussi porter la trace de ce qu’il n’a jamais été tout à fait : outil de réflexion, de documentation. Les « symphonies urbaines » font d’une certaine manière pâles figures faces aux vues urbaines tournées par les opérateurs Lumière, et même les plus belles semblent manquer de quelque chose… 

J’écris « les films » Lumière : c’est parce qu’aucun film ne prend le pas sur l’autre, ils forment un corpus unique et portent tous cette impression, à des degrés différents certes. Il y a un autre cinéaste qui fait la même chose, un cinéaste qui a beaucoup plus à voir avec les Lumière qu’on pourrait le penser : Jacques Tourneur. « Tourneur », comme Lumière, c’est un nom qui dit quelque chose, une belle onomastique : un cinéaste qui tourne (« ça tourne comme la terre autour du soleil », disait Rivette à Renoir). Skorecki, dans un texte célèbre, avait bien raison de les rapprocher : « Lumière invente les images. Tourneur se charge de les détruire. » Mais aussi cinéaste de la fin du cinéma, où chaque film peut être le dernier, chaque film est une affirmation telle du cinéma qu’il pourrait en annoncer la disparition. Et pourtant à chaque film il recommence. Il gagne la guerre, vainc l’ennemi, mais, à ce qu’il paraît, sans faire le moindre effort. Le jour se lève sur le champ de bataille, et tout est déjà oublié ; fin de tournage pour Stranger on Horseback, il passe à Wichita. Biette avait raison : il avait la clé du cinéma. 

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Il y a un cinéaste qui a, au moins dans un film (peut-être dans plus), poursuivi brillamment la voie ouverte par Lumière, c’est Mekas (je pense à A Walk, son premier film tourné en vidéo : la fin du cinéma ?). Pourtant les films expérimentaux, qui se donnent parfois pour sentencieux, terminaux, radicaux, ne me donnent jamais cette impression d’être les derniers films de l’Histoire du cinéma. Les films expérimentaux, qu’ils se considèrent comme « le cinéma même » ou « l’autre cinéma » (c’est souvent les deux en même temps), appellent justement d’autres films, ceux qui les précèdent, et ceux qui vont suivre. Par leur principe même, souvent radical, avant-gardiste, ils ne peuvent être une condamnation totale. Ils disent qu’il faut agir. 

Et justement, Mekas a eu son petit mot à dire sur une possible « fin du cinéma », d’une manière un peu naïve… « Le cinéma n’a pas cent ans », s’écrie-t-il, puisque le cinéma est toujours renouvelé, toujours présent, il ne vieillit pas… Et le sous-entendu de tout cela, bien sûr, c’est une réponse d’un homme-cinéma (Mekas) à un autre homme-cinéma (Godard), qui lui affirme la mort du cinéma – il est obsédé par elle. La mort du cinéma, c’est un cliché ennuyeux, qui ne veut pas dire grand-chose : des beaux films il y en a toujours, Godard a toujours 100000 spectateurs (ils sont partout dans le monde, c’est tout). Mais la persistance de la question (dès le début avec « l’art sans avenir ») dit bien quelque chose du cinéma, son rapport avec sa propre mort, la crainte constante de sa disparition. Rien d’étonnant alors, à ce que face à certains films magnifiques, on puisse penser, « voilà le dernier film de l’Histoire du cinéma »… 

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J’aurais pu aborder encore d’autres derniers films : Vertigo, Adieu au Langage… Il y en a bien assez. Mais quel est le dernier cinéaste à avoir réalisé le dernier film de l’histoire du cinéma ? Je pense que c’est Clint Eastwood, avec Sully. Sully prend d’abord l’allure du dernier film de l’Histoire du cinéma puisqu’il se propose, justement, « d’en finir ». D’en finir, bien sûr, avec le 11 septembre, mais d’en finir avec Eastwood lui-même, puisqu’il s’agit en fait de son seul film sur un véritable héros, un véritable homme providentiel salvateur. Rupture, synthèse, conclusion d’une filmographie conflictuelle et ambiguë, faite de personnages abominables dont on ne sait jamais très bien à quel point on doit les admirer (c’est ce qui fait la beauté des films de Clint Eastwood, même de ceux qui travaillent le moins cette ambiguïté, comme Unforgiven). Sully, c’est un peu la rédemption de tout le cinéma, un film godardien presque, comme le Rome, ville ouverte américain, qui vient synthétiser ce cinéma qui a toujours quelque chose d’abject et de repoussant. Cet héroïsme, cette tendance américaine aperçue par Daney, de « tout transformer en mythe fondateur », est en quelque sorte accompli dans Sully, film où tout le monde devient héros, où tous les personnages ont leur grandeur, leur place sur la Terre. C’est insuffisant (et tout simplement faux) de dire que Sully est l’histoire d’un mâle héroïque qui sauve l’Univers : en réalité c’est l’Univers qui se sauve lui-même, les hommes qui retrouvent l’équilibre perdu. C’est un « chacun à sa place » qui n’est pas fascisant, autoritaire, mais un « chacun à sa place » proche de celui de Shyamalan, un rêve où chacun, faisant ce qu’il faut, contribue à sauver le monde. A travers le minuscule évènement de l’avion qui se pose dans le fleuve Hudson, Eastwood rêve d’une utopie faite par la main de l’homme. C’est cela qui bouleverse dans le silence de Sully face à l’avion qui coule : il sait qu’il n’a été qu’un acteur parmi d’autres dans ce sauvetage. Fin du cinéma, donc ; Eastwood n’en a plus besoin. 

Cet aspect final, terminal de Sully, Eastwood semble l’avoir bien compris, comme en témoigne ses derniers films, qui sont, tous les deux d’une manière différente, des films « pour rien », des gestes qui n’ont rien à prouver (c’est aussi leur beauté). D’un côté, The 15 : 17 to Paris, équivalent eastwoodien de Voyage en Italie, est un film qui ne se résume qu’en quelques traits, impressions jetées et à peine exploitées, essai vague, esquisse d’un film possible de Clint Eastwood. Un film bancal, parfois glauque, un peu vide, un peu fou, un film où il est aussi questions d’arrivées de trains en gare… Bref un film qu’Eastwood tente de faire avec ce qu’il peut bien rester du cinéma après Sully. Et puis The Mule, film ironico-amusé, où Eastwood, qui sait qu’il a réglé son compte au cinéma, peut se contenter du plaisir de faire un film, un film d’amour sur des choses qu’il aime (les bagnoles, le blues : il n’a toujours parlé que de ça). Il a beau avoir dépassé les 90 piges, il n’est pas dupe, il sait très bien ce qu’il fait, et tourne film sur film avec l’aisance d’un vieux maître qui sait qu’il n’a rien à prouver… Qui sait, peut-être même que Richard Jewell sera, encore une fois, le dernier film de l’Histoire du cinéma. 


1. Seul Chaplin, qui a lui aussi à son palmarès quelques « derniers films de l’Histoire du cinéma », y résistera, avec quelle ironie, et avec quel succès ! 
2. Et ce alors que, comme Bazin l’a brillamment illustré (notamment à travers l’exemple de Murnau), les premiers films parlants sont en réalité dans la continuité logique des génies du muet. Il n’est ainsi pas absurde d’imaginer une version parlante de City Girl - version qui, du reste, existe. 
3. Le titre américain du film, bien qu’il soit assez beau, est encore coincé dans les ennuyeux clichés antonioniens : The Passenger

samedi 9 novembre 2019

Une intempérie dans la région des veines : sur La chambre du fils, de Nanni Moretti


Ella Bergmann-Michel, My heart square



Je pense très souvent à ce raccord dément de La chambre du fils, du genre qui se passe de commentaire, et j'en parle régulièrement : Nanni a appris la mort de son fils dans un accident de plongée, et il va voir sa fille, en pleine partie de basket, une compétition importante est sans doute en jeu. Il déambule un peu dans le gymnase et croise son regard, d'abord souriante. Elle voit son visage abattu, et comme un reflux, tous les joueurs affluent du côté dos à elle, restant seule, immobile. La coupe nous fait directement passer à une scène où la famille s'enlace, chez eux, en larmes. La virtuosité de l'ellipse sonne quelque peu, fait douter. C'est comme un garrot, à première vue. C'est surtout une attention, moins anxiogène qu'il n'y paraît, qui ne se dérobe pas à cette mort qui s'abat avec la virtuosité du grand couturier, habitant chaque recoin de la tapisserie nouvellement déroulée. Une manière de ménager du temps et de l'espace, de soustraire de l'écran, de notre emprise potentielle, ceux qui sont touchés, tout en maintenant la tension : c'est faire de la continuité une force vitale, là où le plan du petit bateau qui part à l'horizon ne débouche sur rien du tout, sinon la mort du fils, perdue à jamais.


Un détendeur. Ce petit objet coincé, trois centimètres qui bouchent l'oxygène d'Andréa, le fils. J'ai pensé à David Foster Wallace qui met en scène ces morts absurdes et trop réelles, qui tournent comme un disque rayé. C'est un détour par une partie de tennis, car on sait la passion de l'auteur pour le tennis, qui a préparé cette pensée : la balle file droit, puis rebondit, rate (on ne voit pas l'adversaire, seulement Andréa en mouvement), Nanni qui regarde et se plaint, le seul, c'est très fugace, il y a déjà une tristesse légère, personne ne semble réellement attentif. « Tu ne joues pas pour gagner. C'est pourtant ça l'intérêt. » Andréa n'est pas d'accord, on n'en saura guère plus. Je reviens à Foster Wallace : tout le mouvement initial semble être dévoué à la préparation, comme un plaisir quasi criminel à manigancer l'accident, jusqu'à en exiger les preuves (la visite au magasin de plongée), ou la décomposition la plus méticuleuse (ce qui se passe dans la tête) ; c'est une certaine idée de la bonne cuisine et de sa discussion : comment tu as fait, quels ingrédients... Ce n'est pas innocent, car on s'intéresse à la cuisine ici, à la fois le lieu le plus saillant, et la pratique la plus déterminante : littéralement, car on prépare de bons plats qui tiennent au corps, pour un temps. Figurativement, car c'est l'occasion de se saisir d'un être cher et perdu, de le cuisiner dans ses pensées : les flashbacks qui ne veulent pas lâcher prise, nappages de rouge, gratin de pensées imaginaires, de « et si » : un plat en verre chauffé sur le gaz finit inévitablement par se briser.


J'ai ressenti profondément chez Isherwood, dans A single man, cet instant, à la toute fin du roman, qui saisit le corps offert à la description par le professeur, alors ivre mort sur son lit, pour en écrire les remous : la métaphore marine est de rigueur, avec un équipage, une trajectoire, un cap. Et puis le ravissement final, les ciseaux ont terminé leur découpe, et tout retombe. J'aime à penser que ces morts sont des ravissements, dont le geste est empreint d'une certaine douceur, indissociable et même complémentaire de leur immense cruauté : Isherwood veut jeter les détritus à la poubelle, le poids du Passé, et cette expérience encombrante, inutile accumulée par le corps, et Nanni Moretti, en claquant des doigts, fêle les êtres et les objets. Ce sont des soustractions. Dans La chambre du fils, on enlève à chaque fois un peu plus : c'est le téléphone qui enlève la parole ; le repas : du pain et du fromage, et l'assèchement total, on ne boit plus (la scène des récipients fêlés fait très peur, rien n'en déborde). En réalité, il est davantage question de la contraction, jusqu'au plus petit point (trois centimètres, quelques secondes d'un morceau de musique, un poème de Carver, une chanson courte de Brian Eno : une série de ma, d'intervalles qui scandent la continuité), pour converger vers le blocage complet : ainsi, dans le texte d'Isherwood, la formation au sein de l'organisme du professeur de la plaque athéromateuse, « situation presque indécente à force d'être mélodramatique », ainsi ce passage d'inlassable ressassement où l'on voit Nanni rembobiner 10 secondes précises des Water Dances de Michael Nyman avec sa télécommande. L'occasion d'y constater, par ailleurs, une greffe sidérante, un plan furtif mais bel et bien là de lui et Andréa, en train de courir à contre courant de la touche rewind et du léger zoom qui enserre le visage grisâtre, une affaire de deux secondes. Et puis enfin, autre beau geste, la bascule sur le visage de Laura Morante qui finit par laisser la musique se dérouler et couler dans un fondu sonore, qui ouvre la scène suivante, « l'enquête » de Nanni dans le magasin de plongée. Des vases communicants qui commandent, subtilement, continuité et fragmentation. Une sidération supplémentaire : voir sa démarche magnifique passer dans tant de portes, traverser tant de pièces, les mains dans les poches et la respiration bloquée.


Un dernier point : l'agencement des plans est admirable. Des entités autonomes, bulles de savon qui enflent et gonflent, et alors la coupe cisèle, crève plus qu'elle ne fait exploser en mille morceaux un édifice qu'il faudrait reconstruire. Il faut laisser le sang et l'air circuler (toujours, il me semble, les histoires de Nanni Moretti sont analogues à ces histoires de l'anatomie telles qu'on les voit dans les atlas), car c'est un art de l'espacement, pas de la réparation : les outils, on les laisse aux morts (les perceuses, la soudure de ce cercueil fort étrange, cocotte de bois au couvercle de cuivre). A la fin, la famille se disperse sur la plage niçoise, alors que les notes de piano de Brian Eno recouvrent une seconde fois le bruit sourd du monde. Le dernier plan est un travelling accompagnant le départ d'un bus ou bien une dernière tentative de ravissement, échouée cette fois. Même ce mouvement inéluctable ne peut ôter la résistance qui s'est façonnée, patiemment, et l'espace qui court, fuit, montre toute sa variété de reliefs, de lignes de force, avec des individus fêlés, mais pas brisés. Il est beau de terminer, simplement, avec un regard en arrière.