La Mule est un beau film, qui tient tout seul. Le genre de film qui tend à me faire croire que le cinéma existe encore. Pourquoi est-ce qu’il n’existerait plus, le cinéma ? Eh bien parce que les films ne tiennent plus tout seuls, justement. Depuis les années 1950, il n’y a plus de cinéma, plus que des auteurs de films et des films d’auteurs. Parfois des films tout court, quand ils sont bons. Mais ils sont à côté, ou en-dehors du cinéma. Ils ont un pied dans le monde, un pied dans le théâtre. Ceux de McCarey (pour prendre un exemple pas tout à fait au hasard) dans les années 1940 sont en plein dans le cinéma, celui qui ne se montre pas, celui qui est sans chercher à l’être. Les artisans hollywoodiens sont alors pris dans l’usinage, ils ne s’intéressent pas à leur place dans l’Histoire ; ils fabriquent des films. Et les films tiennent tout seuls. La Mule est comme un film hollywoodien des années 1940. Les deux précédents Eastwood, Sully et Le 15h17 pour Paris, touchaient à quelque chose de plus expérimental. Ils modelaient et questionnaient le récit, rejouaient sans cesse l’événement-cinéma. Ils postulaient aussi qu’il y avait de la fiction dans la réalité et du réel dans la fiction. C’est évident, mais il est parfois bon de rappeler les évidences (surtout depuis que Kiarostami n’est plus).
La Mule ne rappelle aucune évidence. Il ne rappelle rien, du reste, sinon les habituels fantômes eastwoodiens. Il y a quelque chose de touchant à voir Eastwood aborder des sujets qui l’ont toujours beaucoup préoccupé avec un tel détachement. Ainsi le racisme gênant de Gran Torino est transformé en petits a-cotés d’une grande finesse politique (comme l’arrestation par erreur d’un chauffeur bronzé et barbu que les flics ont pris, par délit de faciès, pour une mule mexicaine), la réflexion sur les « nouvelles technologies », centrale dans Sully, est reléguée à des blagues sur les téléphones portables ou internet, et la violence omniprésente d’Impitoyable se place ici pudiquement en retrait. C’est que son cinéma s’est débarrassé de la nécessité du tour de force, qui bousculerait le spectateur, ou le prendrait aux tripes. La Mule n’a rien d’une claque, il n’a rien non plus d’un « film fort ». C’est un petit film, d’une magnifique trivialité.
Une esthétique de l’« inévénement », objet d’une recherche dans les trois films précédents, semble trouver ici une forme définitive et apaisée. C’est comme si les cartels et le drame familial, bien qu’observés avec une grande attention, n’étaient quand même que prétextes aux petites aventures de ce vieil homme amusant qui profite des plaisirs simples de la vie. Et ce sans la moindre morbidité : il n’est presque jamais question de la mort à venir, du moins jamais frontalement, mais plutôt d’un présent qu’il est grand temps de prendre en charge. Ce qui passe à la fois par un accueil du corps (sublime corps de vieillard que celui de Clint, que l’on voit marcher lentement et danser comiquement ; ce n’est pas la fatigue qui s’y dessine mais au contraire les élans de vie encore intactes) et des situations (le personnage vit ce qu’il a à vivre de la façon dont il a envie de le vivre, et c’est une fois confronté à un choix essentiel qu’il prend conscience -une prise de conscience contenue dans l’ellipse- de ce qui compte vraiment pour lui).
1940, c’est aussi la décennie de Détour d’Ulmer, film de série B par excellence, film pour rien, sinon pour le plaisir de faire un film. La Mule aurait pu s’appeler Détour. Il ne s’agit que de ça, au fond : de plaisir et de détour. Disons même : du plaisir du détour. Il aura fallu des années à Easwtood (cinéaste, acteur, personnage) pour trouver ce chemin-là, à la frontière forcément (entre passé et présent, entre public et privé, entre soi et l’autre : la trinité eastwoodienne), qui ne mène nulle part ailleurs qu’à la joie simple et paisible de parcourir le chemin. « Le temps ne s’achète pas » ajoute-t-il après s’être déclaré coupable. Autrement dit : on se fiche bien de l’argent, seul compte le temps ; le temps présent, le temps qui passe. Beauté du dernier plan, qui renvoie au premier : Easwtood cultivant sa fleur d’un jour, d’une variété qui s’épanouit à l’aube et se fane au coucher du soleil, remplacée par une autre sur la même tige dès le lendemain. Puis la caméra s’élevant au-dessus des barreaux de la prison et nous dévoilant quelques autres prisonniers, sous un soleil éclatant, qui cultivent leur fleur eux aussi.