Les films de James Benning sont comme un retour aux Lumière, au plaisir originel du cinéma. A ce plaisir de fabriquer des films qui révèlent la magie de ce qui (se) passe en face de nous, de ce qui se donne simplement à notre regard mais qu'on ne regarde plus, par inattention ou par paresse (qui regarde vraiment le ciel, dans toutes ses nuances, dans ce qu'il a de vivant ?). Leur beauté tient à une croyance indéfectible en l'émerveillement primitif du cinéma, Benning semblant être animé par la même sidération que les premiers spectateurs face aux feuilles qui bougent réellement en arrière plan. Mais il y a aussi chez lui, dans le même temps, une grande conscience de l’histoire du cinéma, une conscience que le plaisir originel a disparu. Les plans de Benning sont chargés de cette histoire, et marqués par l’impossibilité à regarder les images comme avant. Ils tiennent et rendent compte de la perte de l’innocence du spectateur. Les routes filmées par Benning ne sont plus les mêmes que celles filmées par Lumière. Non pas car les routes ont changé (d'époque, de pays) mais parce que le cinéma a changé. On ne peut plus regarder un lac ou champ aujourd'hui sans penser aux mille et une images de lacs ou de champs ayant défilé devant nos yeux depuis notre enfance. Le cinéma est passé par là et a tout avalé. Benning montre ça. Il nous le montre, tout en nous laissant le temps de voir autre chose. De voir que des ciels (Ten Skies), ou des routes (Small Roads), ou des lacs (13 Lakes), non seulement existent -c'est-à-dire ne sont pas qu'images, clichés, cartes postales-, mais aussi vivent, avec leur couleur, leur musique, leur atmosphère propre : il est des teintes ou des sons qui n'existent que dans le ciel.
Puis les paysages des films de Benning sont bien souvent des paysages marginaux du cinéma. Ce sont des décors fréquents, mais qui n’ont de place qu’en arrière-plan, en retrait de la fiction qui se joue. Benning est le seul à filmer les espaces qu’il filme avec une telle frontalité, à les imposer avec autant de violence et de sérénité. Le ciel, par exemple, est partout (dans presque tous les films) mais qui d'autre le montre ? Nicholas Ray, peut-être (avec Run for cover en particulier), Godard parfois, Sternberg quand il fait Jet Pilot, les Straub, éventuellement (quoi qu'ils s'intéressent davantage à la terre et à l'homme qui l'habite)... Et c’est à peu près tout. De même pour les routes, qui sont constamment traversées mais jamais filmées avec une pleine attention. Aucun cinéaste, avant Benning, ne s'est dit : "qu'est-ce que c'est, une route ? Je vais essayer d'aller voir...". Et ce qu'on y voit (dans Small Roads), c'est qu’« il y a prégnance de la figure humaine en toute chose », comme disait Daney à propos des Straub. Ce qu’on perçoit dans un paysage, que ce soit un lac américain ou une usine de la Ruhr, c’est ce que l’homme (et avec lui le cinéma) en a fait. Et ce qui nous accroche, en tant que spectateur, c’est encore ce qui nous renvoie à nous, à notre rapport aux choses que l’on regarde ; ce qui, dans les choses, nous regarde. Le moment le plus marquant de Ten Skies -film peut-être le plus difficile car le plus lointain, le moins évidemment humain-, c’est le passage d’un avion, que l’on entend mais que l’on ne voit pas, et qui semble pourtant transpercer le film de sa présence invisible.
Je crois que le cinéma de James Benning est "difficile" moins parce qu’il semble lent et inactif que parce qu’il engage une certaine responsabilité morale. Il est habité par la croyance que le paysage compte, que la nature ne vaut pas moins que l’homme (voire que la nature est homme dès lors qu’elle est subordonnée au regard humain), qu’elle est un personnage comme un autre, à qui l’on peut accorder du temps et pour qui l’on éprouve de l’amour. Il présuppose que le spectateur de cinéma est patient et attentif, qu’il a encore en lui cette étincelle d’émerveillement primitif (qu’on pourrait nommer, en prenant quelques risques, la "part d’enfance" -et ce serait sans doute plus adapté qu’à propos des films infantilisants de Spielberg ou Zemeckis). Tout en prenant acte du temps qui a passé, et qui passe encore sous nos yeux : les plans de Benning, malgré leur apparente fixité, rendent compte du mouvement perpétuel des choses. Ils semblent proposer de marquer une pause, de se reposer dans une forme de présent pur, mais montrent du même coup que le présent n’existe jamais réellement, qu’il est toujours hanté par le passé et englouti par le futur (le ciel de Ten Skies n’est pas le même à la 15e minute qu’à la 16e). Si l’on considère que le paysage est un personnage dans un film de Benning, alors ce serait un personnage boetticherien, tiraillé entre déboires et projets, hantises et perspectives, et dont le seul témoin d’un présent possible est la présence du corps à l’écran, qui éprouve le temps. Chose amusante et loin d’être anodine : les plans de transition du Goût du Saké (Ozu) ressemblent comme deux gouttes d’eau à ceux de One way Boogie Woogie (Benning).
Récapitulons : Lumière – Benning évidemment. Ozu qui passe en douce entre les deux, à la manière d’un petit enfant goguenard, comme il l’a toujours fait. Puis tout le cinéma, américain notamment (Benning a remaké Faces et Easy Rider), paraissant se situer bien loin des paysages filmés par notre cinéaste mais dont le poids pèse pourtant sur chacun de ses plans, qui ne tiennent debout que grâce à leur extraordinaire capacité de résistance (autrement dit, James Benning est un grand cinéaste politique).
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