Réflexions hasardées sur quelques films vus en mars
Under Capricorn – India
Song – Alita Battle Angel – Land of the Dead –
Bruiser
Découverte
de Under Capricorn de Hitchcock. Film cabossé, à la première
heure maladroite dans son écoulement et sa focalisation sur des
enjeux mal enchâssés par une mise en scène globalement imprécise,
inhabituelle pour son réalisateur. Puis dans la deuxième heure le
film devient magnifique parce qu’il s'étend à autre chose qu'au
récit qu'il est en train de raconter. Magnifique malgré lui
pourrait-on dire. Quelque chose ne joue pas dans ce Hitchock, où
même le jeu impeccable d'Ingrid Bergman semble factice. Mais
persiste la figure solitaire et mutique de Joseph Cotten, dont on
sent le poids des déplacements et des regards : ce dont son
corps est chargé passe dans un film absent, rêvé. C'est le récit
de l'amour de Cotten et Bergman lors de leur jeunesse Irlandaise,
amour interdit qui les a contraint à l'exil en terres australiennes.
Jamais montrée à l'image, la force de cette passion qui s'est
perdue sous les tropiques bout souterrainement en Cotten durant tout
le film. Par rétroaction, contamination, cette histoire fantôme
sublime le film présent. Et l'étonnement de trouver chez Hitchcock
un dénouement si peu ambiguë, fait d'abnégation et de sentiments
pleins, sans perversité autre que celle des mœurs sociales, est
transcendé par Cotten en véritable auteur de ce film.
La
circulation des désirs dans le purgatoire d'une villa coloniale
appelle un autre film vu pour la première fois ce mois-ci :
India Song. De même que Cotten charge Under the Capricorn
de par sa présence, c'est comme si Duras chargeait préalablement
tout les éléments de son film, après quoi tout serait bon à
filmer. On n'est pas dupe du travail minutieux sur la lumière, les
cadrages, les décors, le son, les acteurs, le montage... mais Duras
sait créer une symbiose qui donne la sensation improbable d'un
cinéma réinventé en toute évidence, têtu et fier de ses riens et
de son relâchement, qui se laisse durer et n'est fait que pour ça.
Pour le plaisir de Duras qui contemple en même temps qu'elle
l'invente l'espace de présentation inaugural pour ses délires
polyphoniques. Autre film en vacance de lui-même, berceuse d'une
conteuse très peuplée dans sa solitude.
Certains
films s'éclairent mutuellement dans la proximité de leur
visionnage. Ainsi de Alita Battle Angel qui
vu quelques jours après Land of the Dead,
révèle mieux les forces de ce dernier.
Pour
la chronologie d'Alita :
le film se déroule en XXVIème siècle, l’effondrement
a eu lieu au XXIIIème. Cela est bien commode : l'effondrement
se situe dans un futur toujours repoussé, qui laisse croire entre
temps à un développement technologique fabuleux. La
cause de l'effondrement n'est jamais qu'un ennemi externe apparu par
magie,
non le fruit d'une technophilie folle. Au
contraire, le
perfectionnement technologique
a empêché un
effondrement plus total. Dans
Alita on cherche donc
à nous faire croire que la ville survivante est un enfer. On nous
parle du travail de la
population des bas-fonds,
subordonné à
la toute puissance de la cité céleste voisine (voisinage
qui polarise
le labeur
mais aussi les rêves par
la transmission orale des merveilles de
ce paradis jamais médiatisées
par des images). Mais
cela n’est pas
sensible, le
travail présent dans les discours est
absent, il n’est qu’une
rhétorique scénaristique.
On dit la misère mais
on la ressent peu dans les rues où des jeunes tous impeccables se
promènent en moto futuristes et peuvent passer leurs après-midi à
s’entraîner
à un mix de basket et de roller acrobatique. Dans
l’arrière-fond, les
figurants d'un peuple cosmopolite et post-apocalyptique flânent
devant les étales proliférantes comme de bons touristes de
grandes-surfaces. Autre effet
de peu de consistance : cette
population paisible (ou
invisible) la majorité du
temps devient vociférante
et sauvage à l’unique
occasion du spectacle sportif
du motorball.
On goutte du chocolat, des
oranges bien calibrées, et se pose sur des terrasses qui n'ont rien
à envier à celles de Paris.
A croire qu'il suffit d'un peu de poussière, d'une imagerie de bazar
le jour et
de bas-fonds londoniens
avec son
reliquat de truanderie la nuit pour représenter la misère. Désir
de susciter l'émerveillement et dans le même temps d'engager
sa dramaturgie sur une misère
de principe à fuir pour
les personnages. Le
personnage d’Alita (sa
découverte du monde, son identité trouble, son acharnement) est
prometteur
mais en partie gâché
par cet imaginaire informe et
puéril avec
ce qui l’accompagne de gestion
malaisante des
émotions.
Abondance
des produits, dit du labeur mais invisibilité de celui-ci.
Alors, quelle image de la
production propose Alita
? Une seule peut-être, celle de vastes monocultures en bordure de
ville entretenues par de gigantesques machines dont
le design rappellent sans
équivoque la série
d'excavatrices Bagger (aperçues
lors d’une séquence
d’excursion vers les zones sauvages qui dans sa construction
rappelle les séquences de
découvertes émerveillées de
Jurassic Park :
l'effondrement peut-être
mais qui n'envisage pas d’autres types de rapports que la
reconduction sans trop de heurts de
la société des loisirs).
Conçus par l'ingénierie allemande, ces mastodontes du BTP incarnent
la force de frappe de l'industrie minière moderne qui arrive à
décapiter des montagnes. Dans Avatar
James Cameron, l'initiateur de Alita,
avait fait de pareilles machines des monstres d’entreprises
coloniales (et
bien avant Godard dans
Allemagne année neuf zéro
découvrait un dragon en la
Bagger). Ce
qui pourrait être
une image d’horreur de
notre monde (immenses champs
aplanis
pour des monocultures
soumises
à une technologie effrayante – c'est-à-dire image d’écocide,
d’expropriation,
de famines
à venir) rejoint là
une certaine idée de la paisibilité et de la prospérité, dans
l'imaginaire hors-sol de l’ingénierie
Hollywoodienne.
A
l’opposé, Land of the Dead est
dégarni de toute entreprise d’éblouissement, le rachitisme de sa
structure émotionnelle
est fondé sur un quotidien rude. Les images sont sèches
et évocatrices : vivant
dans une pale et unique tour,
ce qu’il reste de classe
supérieure singe
la scénographie
perdue
de la consommation. Reconstitution
maintenue possible parce que
des mercenaires
risquent leur vie dans les zones non
sécurisées de
la présence des zombies pour
rapporter en ville les restes
moyens des supermarchés abandonnés.
L’illusion ici est
nulle : on survit sur
les tristes rêves et la production de la médiocre société passée
(l’effondrement nous est contemporain). Parallèlement
au circuit d’images de
promoteurs
qui vantent la vie cellophanée, d’autres rapports s’inventent.
Le peuple existe, avec sa partie révolutionnaire plus
ou moins organisée,
tremblante de froid et de terreur face aux intimidations mafieuses
des gouvernants.
D’autres rêves plus
solitaires court-circuitent
l’imaginaire soumis :
c’est celui de Riley (Simon Baker) qui
désire simplement trouver un coin à
soi, tenter un autre sol,
sortir
du camp urbain.
Dans Alita l’espace
tout en juxtaposition de la ville infernale est envisagé comme un
gigantesque terrain de parcours pour son héroïne, la sensation de
liberté est totale. Dans Land of the Dead
l’espace est pensé de façon beaucoup plus contrainte : la
sensation terrifiante de ce qu’est une frontière (qui
tue en premier lieu ceux qu’elle était censée protéger) et de
ce que devient l’espace d’une ville lorsque le chaos la gagne -
grande précision de la mise en scène de Romero dans ce pragmatisme
apocalyptique. Deux gestions
de l’espace, deux gestions de l’émotion: là
où Alita tend
à embrasser
pompeusement
les désirs sans corps de
ses personnages, Land of the Dead
s’en tient à quelque chose de plus distant et mince
qui circonscrit une vigueur morale et le hisse au niveau des grands
westerns. Le
rêve de Riley est un cap revendiqué dans la désillusion
généralisée, il est à peine dit et peu cru mais suffit à donner
une présence éthique au personnage.
Deux personnages se répondent dans ces films, Hugo l’ami d’Alita
et Cholo un mercenaire. Tout deux soudoient leur service à l’homme
le plus puissant de la cité dans le but de rejoindre l’élite,
tout deux meurent plus ou moins dans leurs illusions. Dans Alita
les confessions se bousculent et demandent à chaque fois une
adhésion complète du spectateur, c’est le devoir d’identification
attendu de sa part. Le film entretient une pseudo-méfiance vis-à-vis
du rêve de Hugo en même temps qu’à chaque effusion il nous
demande de nous y identifier dans l’émerveillement. Le rêve de
Cholo est plus bas, plus matérialiste, le film ne lui emboîte
jamais le pas. Cette non-adhésion et ce refus de l’illusion donne
cependant plus de noblesse au personnage : là où Hugo
s’émiette, Cholo est entier dans son éloignement, son tracé
d’ombre est tout aussi vain et sensible que celui de Riley.
De
Romero encore, un mot sur
Bruiser. Film peu
estimé, histoire de masques
et d'âmes perdues à propos de la quotidienne affaire des hommes qui
se croyaient rois. Épure
poétique du récit, concision sublime de la forme : en d'autres
temps ces mots ont déjà étaient posés sur des réalisateurs de
Série B. On peut dire aussi l'impression qu'Emily Dickinson serait
venue poser
un linceul sur l'Amérique
des yuppie