samedi 9 novembre 2019

Une intempérie dans la région des veines : sur La chambre du fils, de Nanni Moretti


Ella Bergmann-Michel, My heart square



Je pense très souvent à ce raccord dément de La chambre du fils, du genre qui se passe de commentaire, et j'en parle régulièrement : Nanni a appris la mort de son fils dans un accident de plongée, et il va voir sa fille, en pleine partie de basket, une compétition importante est sans doute en jeu. Il déambule un peu dans le gymnase et croise son regard, d'abord souriante. Elle voit son visage abattu, et comme un reflux, tous les joueurs affluent du côté dos à elle, restant seule, immobile. La coupe nous fait directement passer à une scène où la famille s'enlace, chez eux, en larmes. La virtuosité de l'ellipse sonne quelque peu, fait douter. C'est comme un garrot, à première vue. C'est surtout une attention, moins anxiogène qu'il n'y paraît, qui ne se dérobe pas à cette mort qui s'abat avec la virtuosité du grand couturier, habitant chaque recoin de la tapisserie nouvellement déroulée. Une manière de ménager du temps et de l'espace, de soustraire de l'écran, de notre emprise potentielle, ceux qui sont touchés, tout en maintenant la tension : c'est faire de la continuité une force vitale, là où le plan du petit bateau qui part à l'horizon ne débouche sur rien du tout, sinon la mort du fils, perdue à jamais.


Un détendeur. Ce petit objet coincé, trois centimètres qui bouchent l'oxygène d'Andréa, le fils. J'ai pensé à David Foster Wallace qui met en scène ces morts absurdes et trop réelles, qui tournent comme un disque rayé. C'est un détour par une partie de tennis, car on sait la passion de l'auteur pour le tennis, qui a préparé cette pensée : la balle file droit, puis rebondit, rate (on ne voit pas l'adversaire, seulement Andréa en mouvement), Nanni qui regarde et se plaint, le seul, c'est très fugace, il y a déjà une tristesse légère, personne ne semble réellement attentif. « Tu ne joues pas pour gagner. C'est pourtant ça l'intérêt. » Andréa n'est pas d'accord, on n'en saura guère plus. Je reviens à Foster Wallace : tout le mouvement initial semble être dévoué à la préparation, comme un plaisir quasi criminel à manigancer l'accident, jusqu'à en exiger les preuves (la visite au magasin de plongée), ou la décomposition la plus méticuleuse (ce qui se passe dans la tête) ; c'est une certaine idée de la bonne cuisine et de sa discussion : comment tu as fait, quels ingrédients... Ce n'est pas innocent, car on s'intéresse à la cuisine ici, à la fois le lieu le plus saillant, et la pratique la plus déterminante : littéralement, car on prépare de bons plats qui tiennent au corps, pour un temps. Figurativement, car c'est l'occasion de se saisir d'un être cher et perdu, de le cuisiner dans ses pensées : les flashbacks qui ne veulent pas lâcher prise, nappages de rouge, gratin de pensées imaginaires, de « et si » : un plat en verre chauffé sur le gaz finit inévitablement par se briser.


J'ai ressenti profondément chez Isherwood, dans A single man, cet instant, à la toute fin du roman, qui saisit le corps offert à la description par le professeur, alors ivre mort sur son lit, pour en écrire les remous : la métaphore marine est de rigueur, avec un équipage, une trajectoire, un cap. Et puis le ravissement final, les ciseaux ont terminé leur découpe, et tout retombe. J'aime à penser que ces morts sont des ravissements, dont le geste est empreint d'une certaine douceur, indissociable et même complémentaire de leur immense cruauté : Isherwood veut jeter les détritus à la poubelle, le poids du Passé, et cette expérience encombrante, inutile accumulée par le corps, et Nanni Moretti, en claquant des doigts, fêle les êtres et les objets. Ce sont des soustractions. Dans La chambre du fils, on enlève à chaque fois un peu plus : c'est le téléphone qui enlève la parole ; le repas : du pain et du fromage, et l'assèchement total, on ne boit plus (la scène des récipients fêlés fait très peur, rien n'en déborde). En réalité, il est davantage question de la contraction, jusqu'au plus petit point (trois centimètres, quelques secondes d'un morceau de musique, un poème de Carver, une chanson courte de Brian Eno : une série de ma, d'intervalles qui scandent la continuité), pour converger vers le blocage complet : ainsi, dans le texte d'Isherwood, la formation au sein de l'organisme du professeur de la plaque athéromateuse, « situation presque indécente à force d'être mélodramatique », ainsi ce passage d'inlassable ressassement où l'on voit Nanni rembobiner 10 secondes précises des Water Dances de Michael Nyman avec sa télécommande. L'occasion d'y constater, par ailleurs, une greffe sidérante, un plan furtif mais bel et bien là de lui et Andréa, en train de courir à contre courant de la touche rewind et du léger zoom qui enserre le visage grisâtre, une affaire de deux secondes. Et puis enfin, autre beau geste, la bascule sur le visage de Laura Morante qui finit par laisser la musique se dérouler et couler dans un fondu sonore, qui ouvre la scène suivante, « l'enquête » de Nanni dans le magasin de plongée. Des vases communicants qui commandent, subtilement, continuité et fragmentation. Une sidération supplémentaire : voir sa démarche magnifique passer dans tant de portes, traverser tant de pièces, les mains dans les poches et la respiration bloquée.


Un dernier point : l'agencement des plans est admirable. Des entités autonomes, bulles de savon qui enflent et gonflent, et alors la coupe cisèle, crève plus qu'elle ne fait exploser en mille morceaux un édifice qu'il faudrait reconstruire. Il faut laisser le sang et l'air circuler (toujours, il me semble, les histoires de Nanni Moretti sont analogues à ces histoires de l'anatomie telles qu'on les voit dans les atlas), car c'est un art de l'espacement, pas de la réparation : les outils, on les laisse aux morts (les perceuses, la soudure de ce cercueil fort étrange, cocotte de bois au couvercle de cuivre). A la fin, la famille se disperse sur la plage niçoise, alors que les notes de piano de Brian Eno recouvrent une seconde fois le bruit sourd du monde. Le dernier plan est un travelling accompagnant le départ d'un bus ou bien une dernière tentative de ravissement, échouée cette fois. Même ce mouvement inéluctable ne peut ôter la résistance qui s'est façonnée, patiemment, et l'espace qui court, fuit, montre toute sa variété de reliefs, de lignes de force, avec des individus fêlés, mais pas brisés. Il est beau de terminer, simplement, avec un regard en arrière.

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