jeudi 26 mars 2020

Richard Jewell

FBI love story, par Mehdi : 

Je vais appeler cela une tentative, ou plutôt une nécessité, rongement comme l’eczéma ou sentiment de démangeaisons dans l’oreille. Je vais essayer (je ne sais pas pourquoi je commence toujours par je, j’espère m’en j’ebarrasser ), tentative désamorcée d’allitération.

Jewell, Le Cas de Richard Jewell, j’adore le titre français. Simple anecdote américaine, un fait divers dirait-on d’un point de vue américain. Un homme à la carrière bancale avec peu de rebondissements, Jewell étale son amour pour la sécurité et le service à double vitesse dans n’importe quel contexte. Comme surveillant dans un campus universitaire et plus tard comme gardien de la sécurité durant une festivité liée aux JO d’Atlanta. Jusqu’à là c’est la même prose que Honkytonk Man, raconter l’amour très humain du principe, trouvant ses fondements dans une passion, la musique (dans Honkytonk Man), l’aviation (Sully) et la sécurité sur une échelle différente (J.Edgar et Richard Jewell). D'ailleurs le titre des deux films est tout simplement le nom des héros. Dans Jewell à l’instar de Honkytonk Man, il y a un deuxième film qui commence quand la passion est remise en question. C'est là aussi que commence (en citant Wichita) : "The question of what’s right and not who’s right."

Notons aussi la poésie de Eastwood pour les personnages qui mangent des sucreries, qui d'autre a aussi bien filmé que Clint quelqu'un qui mange des snickers ou des glaces dans le 15h17 pour Paris. C’est très anecdotique comme référence. Mais c'est de la même manière que Eastwood filme aussi sagement, avec une distance précise Jewell câlinant sa maman ou les fleurs dans The Mule. Puis les personnages regardent la télévision de la même manière que Jane Wyman dans Tout ce que le ciel permet de Sirk. Bon, utiliser des références d’autres films dans une critique c'est bien mais ça coupe le rythme. Sinon on pourrait rallonger sur la comparaison avec Ford, de Liberty Valance (le Ford que les critiques aiment citer à tout va, alors que l’essentiel ne se trouve pas dans sa finalité mais plutôt dans les scènes d’introduction et de flirts). D'ailleurs c'est très marrant, c'est un des films les plus secrètement romantique de Ford. Quand American Sniper est sorti, j'en ai lu des conneries sur le supposé caractère Fordien du film, que nenni. Je ne vais pas tenter non plus la facilité, celle de décrire Richard Jewell par la grille de lecture la plus simple, le discours sur la fabrication néo-américaine des héros et l'urgence de trouver un ennemi, un coupable pour prouver la dominance américaine contrôlant chaque situation au possible. C’est marrant quand les institutions policières se tirent la corde pour savoir qui aura la main mise sur l’enquête, je pense que j'en ai assez dit sur cet élément du film. Puis à la différence de l’infâme objet manipulatoire de Fincher (Gone Girl), les médias dans le film de Eastwood ne sont pas déshumanisés. Les héros Eastwoodiens sont à la lisière d’une déshumanisation, car ils sont très silencieux, techniques voire précis. Pensée bouillante mais acte réfléchi, dans la retenue car des personnages avec des principes humain plus qu'humain. Bonté jamais ostentatoire comme chez Walsh. Refuser la mythification c'est la recette, Gran Torino et Impitoyable qui sont des films avec des dispositifs comme disait Moullet très similaires. Ces films se noient dans un processus de mythification presque perverse et auto-satisfaisante. Dans Sully et Jewell les personnages sont accusés de ce que Eastwood fait réellement dans Gran Torino et Impitoyable, c'est drôle des fois la vie. Il faut réagir que par amour de l’autre et de ses idées sans se noyer dedans ou mieux dit sans s'oublier (The Mule et la métaphore des fleurs qui ne fleurissent pas dans un même temps).

Place à l’éloge de la beauté, chose obligée, Clint vieillissant fils du système adoptant la théorie du paradoxe. Quelqu’un qui connait le système comme Clint, après toutes ces années, finit par le dérober, la Warner Bros comme parrain du nouveau cinéma et le seul. J’ai presque oublié que c'est basé sur une histoire vraie ou mieux dit sur des faits. Contraste teinté de gris. Les moments entre Jewell et son avocat c’est la beauté. Faut le voir, j'espère que Clint a encore de la force de continuer cette lancée de symphonies humaines depuis Hereafter (et la politique, on n'oublie pas la politique, de toute façon tout est politique). 


copuler, par Laura : 

Un prologue bural. Rencontre et presque immédiate séparation entre Watson et Richard, suivi d'un second bureau où aura lieu une scène de licenciement. Dès lors, advient une séquence dont j'ai du mal à déterminer la nature tant celle-ci se donne plutôt à décrypter comme une série de petites cellules totalement autonomes. Mais déjà, certaines des relations se donnent à saisir : deux couples (Richard/Bobi, Nadya/Watson) et deux personnes seules (Tom/Kathy) qui tenteront de faire duo, qui réussiront à faire performance.

1- Le mouvement d’une ligne droite, Kathy arrive dans l’arène. Journaliste à sensations, elle est très ennuyée d’avoir à couvrir le concert de Kenny Rogers à Centennial Park. Elle interagit vivement avec des collègues sans jamais s’arrêter dans son mouvement et repart aussitôt, seule.
2 - Plan d’extérieur du FBI. Tom au téléphone, il répond laconiquement que oui, c’est parfait. Il raccroche, on le force à surveiller le parc lors des festivités du soir. On entend les rires de son adjoint.
3 - Nadya rejoint Watson pour lui dire qu’il n’y a plus d’encre et de papier. On est dans un bureau d’avocat, ces deux-là n’ont pas le même genre de problèmes que Tom et Kathy. Watson se décide finalement à aller en acheter. Nadya lui dit que s’il arrive à nommer le nom d’un membre de l’équipe olympique, il aura 10% de réduction. On le voit longer un couloir.
4 - Plan d’extérieur de la maison Jewell. Bobi sort un gâteau du four tandis que Richard apparaît, il sort du couloir qui relie sa chambre au salon. Bobi met son gâteau dans un Tupperware et empêche Richard d’en récupérer un bout. Scène de loin la plus longue, Bobi tente d’atténuer les doutes de son fils à propos de sa profession : "still the good guy workin’up the bad guys…". Elle lui souhaite de bien s’amuser. Le soir venu il doit - lui aussi surveiller les festivités qui prendront part à Centennial Park.

Lors du concert de Kenny Rogers, Richard propose des canettes de Coca-Cola à des policiers pour que ces derniers puissent se désaltérer. Il est affaire d’embouteillages. Les policiers râlent et demandent à Richard son avis sur la question. Le film prend corps au moment même où l’on glose logistique. "Coordonner tous les transports pour que tout roule c’est difficile", explique-t-il. Il est moqué par ses interlocuteurs car il a l’air de prendre ces questions là très au sérieux. C’est pourtant ce dont il sera question par la suite - plus clairement : la manière dont on raccorde des personnes entre elles. Ce qui est impressionnant dans ces bulles d’exposition (1,2,3,4) c’est que malgré leur didactisme saillant elles creusent déjà ces problématiques de ligature entre les différents corps et les multiples espaces.


Par la suite, ces effets de jonction prendront une allure encore plus extraordinaire ; raccords, fondus, rappels. Mon exemple préféré : trois institutions (sphère privée, médiatique et fédérale) réunies en un raccord. Ce sont deux petits coups inaudibles, portés du bout des doigts par Tom sur le nom de Kathy écrit dans le journal local (elle a trahi la promesse de ne rien révéler de l’information dont il lui avait fait part) qui raccordent en deux coups sourds sur la porte des Jewell.




D'après le mouvement d'appareil, par Swann : 

D'après quoi, le cas Richard Mut... le cas Richard Jewell ? Encas : Richard Jewell n'est qu'un faciès rond, comme une explosion, une image à chasser, le Bouddha de la salle de bain, celui qui songeait à couver une bombe, parmi les danseurs. L'image intérieure. Rien de ce qui peut se montrer. En vérité, je ne conçois pas de cas Richard Jewell. Plénitude de bon ton là où règne l'absence, l'inavouable : le neutre. La Blanche. Circulez, dirait le flic.

Envisageons, à partir du dernier film emmené par Clint Eastwood, sorti dans nos contrées, les moins éloignées (celles, justement, qui semblent devoir y voir un cas), le 19 février 2020, servi courageusement par Sam Rockwell, Olivia Wilde, Kathy Bates, Jon Hamm, tous les autres, le cas de ce qui n'est d'abord pas le sien (Richard), l'inénarrable ; le cas, dont on a finalement peu fait, à force de trop en dire, livre dans du livre, l'affaire d'une autre figure, plus ovale.

Alors, dissipée, la journaliste Kathy Scruggs fait, comme une autre fois, son entrée dans les locaux de son journal, bien connu, d'Atlanta. Nous croyons l'avoir déjà vu, un instant auparavant, nous le reverrons sans doute. D'où vient cette expression soudainement distinguée ? Un air de surprise creusé sur le visage, puis la joie cruelle, le soupçon de l'impunité, l'hilarité. Une clameur accueille cette entrée. Tous les collègues applaudissent la femme déridée qui a donné la nouvelle – unisson (concert ?). It's Atlanta ! Kathy Scruggs vient de parjurer (nous ne savons pas aux yeux de qui, au juste). Cette parole la précède, de sorte que l'appareil, oui l'appareil, qui est toujours déjà là avant, oui, ne peut avoir qu'un train d'avance. Richard Jewell est mis en cause fautivement par le journal pour quelque chose qu'il n'a pas fait, pire, pour quelque chose qu'il a empêché. La télévision a répandu la funeste nouvelle, circularité manigancée par trop sciemment. Nous l'avons vu. Kathy, pas encore. Etait-ce de la surprise ? Non, nous voyons bien qu'il s'agit de la stupeur, du retour à l'envoyeur. Déridée n'est pas Derrida. D'où ce mouvement d'appareil (toujours, pareillement, l'appareil) inouï : partant de la télévision, s'extrayant jusqu'à Kathy, survenante, un savoir absolu, totalitaire, se heurte à l'ignorance ; de Kathy jusqu'à la salle, l'audience qui sait ; la surprise, la stupeur. Un gouffre, l'air de rien. Un air. L'appareil médiatique, déjà là, nimbant d'une lumière crue l'entrée en scène d'une dépossédée, ne laisse aucune échappatoire, source et cible de l'information comprises. Au nom de quoi cet air, visage, espace, lestement accordé à l'incongruité de la situation ? Eastwood filme, le plus simplement du monde, l'entrée de Kathy dans ses bureaux. Une scène avant, elle y était déjà. L'histoire cahote légèrement au gré de cette répétition. Elle venait de dire le mensonge. Ombre striante. La nouvelle s'était répandue immédiatement. Elle était revenue tout aussi vite, dans son environnement, dans son élément. Des trajets télescopés qui ne laissent pas indemne. Donc, cet espace. Kathy prend conscience, très vite, de la clameur qui l'entoure, l'appareil, de l'ouverture de cet espace incommensurablement nouveau. La caméra panote légèrement vers la droite et laisse l'air entrer dans le champ. Kathy est, selon le vocabulaire technicien (de l'appareil), décadrée. Maintenant, regardez-la, elle, en ce là, sans habitude. La caméra l'a filmée, elle. Dans son bureau. Avant l'appareil, peu, ou rien. L'espace contracté, le décrochage a lieu. L'appareil a pris de l'avance, la caméra traque le fait et ne la suit plus, l'appareil ne comble plus l'espace entre elle et les autres. La nouvelle, encore, s'est répandue, véloce, sans que elle le sache ; c'est cette vitesse, signe entraperçu d'une promiscuité nouvelle, qui la surprend, elle, survenante, au creux de l'invisible phénomène. Le journal finit par lui tendre le journal... qu'elle attrape.

Soudain, je me demande : que fait-elle ici au milieu de tous ces gens qui semblent la voir pour la première fois, suspendue dans l'air fin du triomphe ? Événement si grave que personne auprès d'elle ne l'aperçut et, bien que l'atmosphère fût lourde et bizarrement altérée, personne ne sentit ce qu'il avait d'étrange. Elle eut un mouvement imperceptible... Seule, elle vit approcher le moment du miracle et elle ne reçut aucune aide. O sottise de ceux qui sont déchirés par la douleur. Personne ne songea, auprès de celle qui était beaucoup moins que mourante, qui était morte, à multiplier les gestes absurdes, à se mettre, en se libérant de toute convenance, dans les conditions de la création première. Personne ne rechercha les êtres faux, les hypocrites, les êtres équivoques, tous ceux qui bafouent l'idée de raison. Personne ne dit dans le silence : « Hâtons-nous et, avant qu'elle ne soit froide, précipitons-la dans l'inconnu. Faisons sur elle l'obscurité pour laisser la loi s'abandonner déloyalement à l'impossible. Et nous aussi, écartons-nous, perdons tout espoir : l'espoir même doit être oublié. »... Il n'y avait plus en effet d'espoir. Ce moment de suprême distraction, ce piège où ceux qui ont déjà presque vaincu la mort, tombent, en regardant, suprême retour d'Eurydice, une dernière fois vers ce qui se voit, ELLE aussi venait d'y tomber. Elle ouvrait les yeux sans la moindre curiosité, avec la lassitude de quelqu'un qui sait parfaitement à l'avance tout ce qui va s'offrir à sa vue. Voilà en effet... Mon Dieu, c'était bien cela. Tous ceux qu'elle aimait étaient là. Blanchot, de loin en loin, a déjà senti ce moment crucial de la reconnaissance, rarement vécu aussi crûment, amoureusement, avec toute la blancheur du fait humain. Reconnaissance inattendue, sensation pareille au plaisir de danser au milieu d'une foule d'inconnus, menacés sans le savoir, l'inconséquence au corps, c'est en eux, mais protégés par ce qui est pareil à eux, qui est leur semblable, leur absence, l'inavouable. Kathy Scruggs, garce parmi les garces, autant dire, danseuse, crée le cas Richard Jewell de toutes pièces. Elle l'a fait sans y penser. C'est le geste. Eastwood assume tout avec elle. Elle en garde l'image, félicitée. Un rire franc, sardonique en diable, un ricanement jubilatoire, il faut bien le dire, retentit, s'enorgueillit, enfle, et puis s'estompe. C'est tout.

C'est elle, à cet instant, que je regarde, au cœur de son spectacle, de sa gratuité, son bonheur au cœur. Rien qu'elle. Le film m'a offert, toujours l'air de rien, les conditions de possibilité de cette vision, toute ambiguë. Heureux méfait, de ceux qui ramènent à l'euphorie candide d'être pris sur le fait dans la plus grande stupéfaction. Stupéfaction du temps arrêté, neutre à nouveau, moralement neutre, ouvert. A l'autre bout de l'appareil, le superbe Sam Rockwell ne peut contenir son sourire : "look at you", le temps perdu, le temps retrouvé devant - non pas "à la vue de" - l'inénarrable Richard Jewe...

Prière de la regarder, elle et sa joie non feinte, avant que d'en faire cas. 

1 commentaire:

  1. Bonjour à vous,
    Suite à la lecture de vos textes, je me pose une question (qui concerne surtout le troisième, un peu le premier, et pas tellement le deuxième) :
    Comment les comprendre ?
    D'abord, je précise que j'ai pas vu le film en question, ça doit pas aider c'est sûr, mais ici je pense que c'est plus un problème de style.
    Cette phrase de Mehdi par exemple : "Refuser la mythification c'est la recette, Gran Torino et Impitoyable qui sont des films avec des dispositifs comme disait Moullet très similaires.", je ne la comprends pas, quel est le lien entre ses deux parties (séparées par la virgule) ? En plus selon moi la syntaxe est mauvaise, mais si c'est le cas (je n'en suis pas sûr), je suppose que c'est voulue, mais pourquoi ?
    Ou bien cette phrase de Swann : "Kathy prend conscience, très vite, de la clameur qui l'entoure, l'appareil, de l'ouverture de cet espace incommensurablement nouveau.". Que vient faire "l'appareil" ici ? D'ailleurs je n'ai pas compris ce qu'était cet appareil dans ce texte. Aussi, j'ai du mal à saisir le sens général de ces textes, d'avoir une idée que très floue de ce qu'ils veulent dire.
    Est ce qu'il s'agit d'une question d'habitude et que lire certains auteurs (où d'autres textes de vous-mêmes) permettraient de mieux comprendre tout ça ? Est-ce qu'un background théorique (que j'ai pas) aiderait ?
    Bref, en tout cas merci pour ces textes, quelque part ça pousse à se remettre question.

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