lundi 1 juin 2020

Trois films de Mikio Naruse

Comme une épouse et comme une femme (1962) 

Je me souviens d’Etienne, dans Mes Provinciales (Civeyrac), rendant pour les cours un devoir dans lequel il mettait en relation l’œuvre de Naruse avec celle de Tchekhov. Sur le moment, je ne voyais pas très bien le rapport, pour moi Naruse c’était plutôt Balzac : Une femme dans la tourmente a tout l’air d’une adaptation du Lys dans la vallée dans un quartier moyen de Tokyo. Grâce à ce film-là, Comme une épouse et comme une femme, je perçois mieux les échos tchekhoviens. Je dirais que cela tient dans la façon qu’a Naruse de regarder des personnages qui sont à la fin d'une histoire, à un moment de leur existence où des choses fermement installées commencent à perdre de leur vitalité. Ils doivent alors s'adapter aux fluctuations de la vie sous peine de mourir à petit feu, mais déplacer des charges (morales, sociales, affectives...) depuis si longtemps ancrées leur demande des efforts considérables, et ce moment charnière, ce moment du changement par l’effort à mi-chemin d’une vie, pour que la finitude devienne recommencement plutôt que mort, c’est ce que montre Naruse. 

Comme une épouse et comme une femme prend pour sujet les relations entre deux femmes et un homme. L’une est son épouse, ils élèvent ensemble un garçon de 13 ans et une fille de 18 ans, qui sont en fait, on l’apprend plus tard, les enfants de la deuxième femme, sa maîtresse. Un jour celle-ci, aimante mais seule et en difficulté financière (elle gère un bar qui appartient à la petite famille, comme par compensation, mais les temps sont durs et les recettes s’amincissent), décide de reprendre sa vie en main et de trouver une solution pour résorber cette douleur qui l’anime en silence depuis près de vingt ans. 

Dans un train, l’amante est assise à une petite loge familiale, comportant quatre sièges, aux côtés d’un couple et de leur fille. L’homme est dans le même train, il se trouve trois rangées derrière elle, de l’autre côté du couloir. Ils ne peuvent pas se parler -leur liaison doit rester secrète-, mais quand la scène commence elle se retourne pour le regarder (lui lit tranquillement son journal, sans la voir). La petite fille s’adresse alors à elle pour lui offrir un bonbon, sur le conseil de sa mère. L’amante accepte, demande à l’enfant son âge (celle-ci montre « 5 ans » avec les doigts de sa main écarquillée), puis le père l’attrape pour jouer avec elle. A nouveau hors de cette brève scène de famille qui l'a inclue le temps d'une friandise, l’amante commence à retourner la tête vers son amant avant de se raviser, en se mordant légèrement la lèvre. Finalement, elle ne le regardera pas une seconde fois. Petit mouvement de tête réprimé ou beauté d'une décision rapide, qui n'appartient qu'à elle, et dans laquelle se joue la lutte pesante entre son désir pour lui et une aspiration à s'en détacher. Dans ce choix très bref de détourner les yeux se trouve le premier pas sur un chemin de résilience, qu’elle parcourra courageusement jusqu’à la fin, au prix d’efforts apparemment très minces mais qui chaque fois demandent une énergie insoupçonnée. 

Comme lorsque l’autre femme, l’épouse, elle aussi pleine d’un tourment inavoué, raccompagne un jeune homme à son appartement à la suite d’une soirée alcoolisée : il y a tout le temps du trajet, il y a l’entrée dans la cour, la montée des escaliers… et chaque seconde passée ajoute à son corps une charge de culpabilité ; elle se dirige sciemment vers l’adultère -un droit jugé légitime dans la mesure où son mari la trompe sans s’en cacher depuis vingt ans-, mais une fois rendue chez le jeune homme elle se rétracte et fait marche arrière. C’est trop lourd, trop dur, elle ne peut se résoudre à assumer ce poids qu’elle croyait pourtant à sa portée. L’idée est là mais le corps ni le cœur ne sont prêts. 

Quant à l'homme, lui, il n’est pas malveillant mais se retranche dans une forme de lâcheté. Lorsqu’il arrive chez son amante, peu de temps après leur dernier rendez-vous durant lequel il s’était montré désagréable, il commence par s’excuser. On peut imaginer par ce pardon que l’ellipse lui a servi à y repenser, et à se rendre compte de ce qu’il y avait de douloureux pour elle dans son comportement. Y voir la preuve d’un minimum de remise en question. Mais l’excuse est si polie, si conventionnelle (il se contente de dire platement « pardon pour la dernière fois » avant d’entrer), qu’elle ne prend pas du tout la mesure de la souffrance de son amante, ne lui laisse aucun espace pour s'exprimer en retour ; elle est brève, lisse et par son ton si anodin revêt un caractère définitif. Comme si, l'homme s'étant excusé, on pouvait passer à autre chose. Sauf que pour elle il y a encore une blessure qui ne s’est pas dite ni montrée, et il fait preuve d’une vraie violence à refermer la plaie ainsi, à sa place et si nonchalamment. L’homme occupe dans le film une position centrale, accablante pour son épouse comme pour son amante, mais n’en assume jamais la responsabilité. Le voilà avachi dans la confortable inertie du privilégié. 

Puis vient la grande scène, superbe, où les trois personnages se réunissent et se parlent enfin vraiment, tirant des mots de leur douleur enfouie. Tension et relâchement. Pas de montée en puissance, pas d’engueulade, toujours ce demi-ton ombrageux de Naruse, qui suffit aux émotions pour se dénouer dans un calme appesanti. Les deux enfants, dans la pièce d’à côté, ont tout entendu. Ils sortent et prennent la décision de s’en aller ensemble loin du foyer. 

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Le Repas (1951) 

Dans un quartier modeste d’Osaka, traversé par une petite ruelle faisant office de place publique, la femme d’un jeune couple sert le repas, à son homme et à son chat. Les personnages sont plus jeunes que dans Comme une épouse et comme une femme, et le film, qui a lui-même dix ans de moins, semble respirer d’un souffle plus léger. Peut-être aussi parce qu’il est habité par le personnage de Satoko, jeune fille frivole et insouciante, venue rendre visite à ce couple certes à peine plus âgé (elle a 20 ans, eux doivent en avoir 25) mais renvoyé par elle à une image d’avant les habitudes bien installées. Nous voyons ce que leur quotidien a de routinier, dans les postures (l’homme allongé sur le sol, les jambes croisées, lit le journal une clope au bec) ou la répartition des tâches qui semble établie depuis déjà longtemps. Mais Michiyo, la femme, est fatiguée. Elle souffre du train-train et de se charger seule du maintien du foyer. Travailler ne la dérange pas, mais l’absence de soutien apporté par son mari, Hatsunosuke, qui se repose sans efforts sur le boulot domestique qu’elle abat, devient pour elle de plus en plus pesante. Elle le lui dit, mais il ne réagit pas. Alors elle s’en va à Tokyo pour un temps indéterminé, avec l’espoir d’y trouver un travail. 

Je lisais dans un bref commentaire aperçu quelque part que tout passait par le dialogue dans ce film. Remarque qui me paraît injuste mais intéressante en ce qu’elle révèle contre son gré. Le dialogue est précieux dans la mesure où, chez Naruse, non seulement on se parle beaucoup mais la parole donne même des informations importantes quant à ce qui se trame : « je m'inquiète pour mon chat que j'ai laissé chez la voisine » dit la Michiyo dans le train, « "L’économie frisson" n’est pas compatible avec le mariage » affirme drôlement Satoko... Voilà qui permet de mieux saisir ce qui se joue la scène d'avant et celle d'après tout en densifiant intérieurement les personnages (les « caractériser » comme on dit). Mais se contenter de ça serait perdre de vue quelque chose de première importance, à savoir ce que l'on voit : un présent pris dans la quotidienneté, que le dialogue s'évertue à essayer de changer, en contradiction ou en complément de ce qui est montré. 

Chez Naruse, il y a cette double vitesse des corps et des idées ; le temps qu'il faut pour qu'une première intuition dite ou émergée soit entendue, c'est-à-dire pas seulement saisie comme information mais bien consciencieusement assimilée. La durée que demande le travail de se former à une idée. Quand Michiyo lui dit, lasse et accablée, qu'elle ne supporte plus de tout faire toute seule, Hatsunosuke reste allongé sur le sol à fumer sa cigarette ; l'information par le dialogue a été communiquée, mais ce qu'on voit à l'écran c'est qu'il n'a pas encore pris le temps de vraiment l'écouter, de mettre en question la place qu’il occupe dans l'espace domestique. Plus tard, sa compagne part en voyage, lui reste seul à la maison, et c'est là qu'il prend conscience vraiment, physiquement, sans que personne cette fois ne formule aucun mot, de l'inégalité des efforts au sein de leur foyer. 

Il y a ce plan très beau, très bref (d'autant plus beau qu'il est bref) de lui faisant la vaisselle, avec des gestes soigneux et appliqués qui témoignent instantanément de son manque d'habitude. Puis une voisine arrive, il se retourne, on embraye sur une scène... Mais cette façon dont on l'a vu laver sa tasse deux ou trois secondes durant est suffisante à nous montrer le chemin parcouru, comme un début de conscience acquise, quelques scènes plus tard, de ce que lui disait Michiyo à un moment où il n’était pas disposé à l’entendre. 

Méditation, ou gestation de Naruse. Dans le vocabulaire législatif, on utilise cette expression extraordinaire d’entrée en vigueur pour désigner le moment où une loi écrite est validée et s’impose alors d’une manière effective dans la société. Lorsque ce qui n'était encore que du texte se met à prendre corps. Je crois qu’on pourrait dire de Naruse qu’il est un cinéaste particulièrement attentif au temps nécessaire à chacun pour qu’une idée nouvelle entre en vigueur dans son espace aménagé. 

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Nuages flottants (1955) 

Voilà un film si harassant que je me suis senti contraint de faire des pauses plus ou moins longues pendant mon visionnage. Si bien que j’ai mis environ 4h à regarder ce long-métrage qui ne dure que 2h. Il faut bien avouer pourtant que c’est un film magnifique et très respectueux vis à vis du spectateur, qu’on ne cherche pas à accabler (Naruse n’est pas Bergman). Mais les personnages, eux, vivent dans un accablement tel, dès le départ et de plus en plus intensément, que les accompagner du début à la fin devient une rude épreuve. 

Le film commence par l’arrivée d’un bateau dans un port japonais, en novembre 1946. Des gens débarquent, ils reviennent d’un exil du temps de la guerre. Ils semblent fatigués, ont un peu froid, sont parfois malades (beaucoup portent des masques). Parmi eux se trouve Yukiko (jouée par l’habituelle naruséenne Hideko Takamine -toujours sublime). Les plans suivant, on la voit marcher dans des rues sinistrés, d’un pas léger qui est le sien (forme de gracieuse timidité) mais déjà un peu alangui. Elle est à la recherche de Tomioka, un homme qu’elle avait rencontré en Indochine quelques années auparavant ; une ardente passion, une promesse de mariage. Elle le retrouve ; il est déjà marié, il se refuse d’abord à elle. Puis un dialogue dans l’ombre, seule à seul, à la lueur du souvenir d’un amour naissant dans la moiteur de Dalat. Un premier baiser qui se transforme par un fondu en nouveau baiser interdit, obscur ; le dernier. 

Les baisers sont si rares chez Naruse… Il y a un amour trop intense et trop plein, sans doute, dans l’idée du baiser. Celui-ci est étrange, il marque le passage du début à la fin. Il est une ellipse, donc un creux, un vide, le contraire même d’un baiser plein. Dans ce temps éclipsé du premier au dernier, l’amour s’est consumé. Puis elle et lui se séparent, se revoient, se séparent à nouveau… Elle souffre de son amour et de lui, de sa lâcheté à lui. Il ne s’engage à rien ; il dit l’aimer, vient la voir, mais se montre distant, et noue aussi une relation avec une autre maîtresse. Pourtant il l’aime vraiment ; on le voit, on le sent. 

Le film est dur parce que chaque moment de bonheur, même bref ou illusoire, est contenu dans une ellipse. Tout ce qu’on voit, toujours, c’est le très court début de quelque chose, puis surtout la langueur étalée d’un monde finissant. Un soir, Yukiko se promène dans les rues, désœuvrée. Un homme l’interpelle en anglais (« Hello ! »), l’accoste, et à peine la joie de la rencontre commence-t-elle à se profiler qu’un fondu la fait disparaître (avant même la réponse de Yukiko) et nous amène au lendemain, quand Tomioka se rend chez elle, dans sa petite bicoque arrangée qui fuit de tous les côtés. Sa visite, bien sûr, ne la rend pas heureuse. Elle voudrait l’oublier. Mais il est là, et lui dit même « tu as l’air heureuse », comme si les quelques décorations coquettes aménageant un peu cet espace de misère étaient un signe de bonheur. Yukiko fait un imperceptible mouvement de tête qui témoigne d’un étonnement discrètement offensé, avant de lui répondre à voix basse « tu crois ? », puis de baisser doucement les yeux. Puis l’anglophone débarque, on apprend qu’il s’appelle Joe et qu’il flirte plus ou moins avec elle. On présume que leur nuit a été au moins un peu réjouissante, mais l’ellipse nous a dispensé de cette joie-là, pour ne nous faire parvenir que le dernier mouvement d’une relation déjà mourante avec ce Joe que l’on ne reverra plus. 

Plus tard encore, le couple se promène le long des rails. Leurs pas sont lourds, ils marchent très lentement. Une musique répétitive les accompagne comme une litanie. Le cinéma de Naruse a quelque chose de particulièrement tactile (les mains sont toujours occupées), et l’on voit ici à quel point chaque geste devient au fil du film de plus en plus pesant. Le corps se vide progressivement de son énergie (même les larmes ne soulagent rien). Vient un moment où tout mouvement semble représenter un effort monumental. Il y a une scène, vers la fin, où Yukiko est assise à une table tandis que Tomioka se trouve complètement avachi dans un chaise à bascule. Elle se relève péniblement en s'appuyant de tout son corps sur le coin du meuble, et lui se lève aussi, non sans difficultés, puis fait trois pas avant de se rasseoir en soufflant au pied de la table basse. 

C’est presque logiquement qu’elle tombe malade ; le corps ne peut plus supporter le poids de la vie et de cet amour veule. A ce moment seulement, Tomioka prend ses responsabilités. Il s’échine à la soigner, fait enfin preuve d’écoute vis à vis de ce qu’elle endure. Ça coïncide avec l'arrivé de ses premiers gestes actifs (découper une pomme, nettoyer un tissu, attraper la lampe à huile…) ; gestes de soin évidemment. Son regain d'attention pour elle est très beau. Je me mets à aimer ce personnage qui me paraissait jusqu’alors si péniblement lâche, tout n’oubliant pas que c'est son inertie qui a provoqué la souffrance de Yukiko jusqu'à ce qu'elle meure à petit feu. 

Elle finit par périr. Il y a ce bref flashback très étonnant, au moment où Tomioka regarde son visage blanchi par la mort : apparaît alors Yukiko virevoltante dans une robe blanche au milieu de la jungle indochinoise. Instant de bonheur reminiscent quand c’est déjà la fin. Puis cette phrase conclusive, étonnante elle aussi : « la vie d'une fleur est éphémère, c'est pourquoi il faut vite l'aimer ».

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