C’est enfin le bon moment pour recommencer à écrire. Je me suis beaucoup projeté, hier soir, sur ces deux premières semaines de confinement et sur tout ce qu’elles avaient permis d’ouvrir pour moi, en termes d’envies, de désirs, de relations, d’idées, d’enjambements… Sans m’amener vers un ailleurs radical, sans transformer mon quotidien du tout au tout, elles m’ont au contraire incité à me recentrer sur moi et à ne plus quitter des yeux ce petit monde en colocation qui m’entoure depuis septembre ; monde qu’il devient passionnant d’explorer chaque jour.
Nous vivons à neuf dans un espace commun regroupant nos deux appartements, puisque nous passons tout notre temps ensemble. Il y a Nejma, Romain, Salim, Orane et Caro, et il y a trois amis de Salim : Mouad, Matthieu et Francis. Et puis il y a tous ceux avec qui je discute sur les réseaux sociaux : une conversation commune avec la famille, une autre avec les amis du lycée, une avec les amis de la fac, une pour partager nos cours, une pour discuter de films et de projets, une pour s’envoyer des blagues, et j’en passe. Si nous ne nous voyons pas toujours en journée, nous nous réunissons au moins tous les soirs avec les colocataires aux alentours de dix-neuf heures pour faire la fête, sur la terrasse quand il faisait beau les premiers jours et maintenant dans la cuisine, au chaud. Il nous arrive parfois de rester ensemble jusque tard dans la nuit, parce que ces moments semblent précieux à tout le monde.
Quand je suis seul, j’essaie du mieux que je peux de varier les activités : je dessine beaucoup, je vois des films, je lis un peu (j’ai commencé la Bible), je prépare mes dossiers pour les cours. Hier j’ai passé un long moment à écouter de la musique vers trois heures du matin, allongé dans mon lit, dans le noir, les yeux fermés, ça m’avait manqué. Je suis aussi en train de faire un court-métrage d’un peu moins de dix minutes sur les mains : il s’agit pour moi d’une façon de continuer à faire malgré la situation et de me reconnecter à ce que nous avions déjà réussi à filmer en début d’année – les mains de manifestants – lors d’une période tout aussi compliquée.
Nous vivons à neuf dans un espace commun regroupant nos deux appartements, puisque nous passons tout notre temps ensemble. Il y a Nejma, Romain, Salim, Orane et Caro, et il y a trois amis de Salim : Mouad, Matthieu et Francis. Et puis il y a tous ceux avec qui je discute sur les réseaux sociaux : une conversation commune avec la famille, une autre avec les amis du lycée, une avec les amis de la fac, une pour partager nos cours, une pour discuter de films et de projets, une pour s’envoyer des blagues, et j’en passe. Si nous ne nous voyons pas toujours en journée, nous nous réunissons au moins tous les soirs avec les colocataires aux alentours de dix-neuf heures pour faire la fête, sur la terrasse quand il faisait beau les premiers jours et maintenant dans la cuisine, au chaud. Il nous arrive parfois de rester ensemble jusque tard dans la nuit, parce que ces moments semblent précieux à tout le monde.
Quand je suis seul, j’essaie du mieux que je peux de varier les activités : je dessine beaucoup, je vois des films, je lis un peu (j’ai commencé la Bible), je prépare mes dossiers pour les cours. Hier j’ai passé un long moment à écouter de la musique vers trois heures du matin, allongé dans mon lit, dans le noir, les yeux fermés, ça m’avait manqué. Je suis aussi en train de faire un court-métrage d’un peu moins de dix minutes sur les mains : il s’agit pour moi d’une façon de continuer à faire malgré la situation et de me reconnecter à ce que nous avions déjà réussi à filmer en début d’année – les mains de manifestants – lors d’une période tout aussi compliquée.
Durant cette deuxième semaine, les effets du confinement sur nos relations ont commencé à se ressentir : les émotions se délient, on commence à se confier, on raconte ce qu’on voit, comment on vit les choses et comment on les a vécues. L’autre jour il y a eu des larmes. Il ne s’agit pas tant d’effacer toute pudeur entre nous, mais au contraire de la mettre sur la table, de la dévoiler en tant que pudeur autour d’un verre. Je crois que la question qui se pose est celle du pourquoi de nos secrets, du pourquoi de notre confiance, du pourquoi de nos sentiments, du pourquoi, pourquoi, pourquoi… On ne cherche pas de réponse, les uns parlent, les autres écoutent et c’est déjà là, c’est tout ce qu’il faut.
Même si nous apprécions notre vie commune, même si nous reconnaissons tous les qualités de la situation, même si nous partageons souvent de la joie, je crois qu’il reste assez difficile de vivre le confinement. Certains boivent et fument plus que d’habitude, d’autres ruminent en silence sur leurs projets annulés et sur l’argent perdu avec eux, d’autres encore semblent ressentir directement et avec une immense brutalité un profond sentiment de deuil, comptant toutes les morts, le regard fixé sur l’enchaînement d’informations chiffrées défilant sur le téléphone. On s’inquiète, on prédit, on appréhende.
De mon côté tout va bien. J’ai remarqué que je me sentais assez peu concerné par le cinéma ces temps-ci, ou que j’avais beaucoup de mal, depuis plusieurs mois, à discuter ou même à réfléchir à des films, à me projeter en eux. J’ai grand besoin de faire tourner les choses autour de mon environnement physique, comme si j’avais envie de ne voir dans les films que ce qui m’arrive, à moi, en ce-moment. Je veux m’intéresser aux manifestations politiques concrètes, dans la rue ou chez moi, même dans ce qu’elles ont de plaisir brut et éphémère, sans avoir à les décrire ni à les expliquer. Ce besoin passe par ce qui pourrait s’appeler un désir documentaire, ou une façon de m’intéresser à ce qui, dans mon vécu, fait événement. Je me sens d’ailleurs très proche des films de Abel Ferrara – que ce soit 4h44, Tommaso ou The Addiction vu récemment –, cinéaste considérant toute sonorité dans sa réalité documentaire ou montrant la façon dont la perception d’un individu, dans tout ce qu’elle a de désirs et d’imagination, façonne la réalité du monde.
Inspiré par Tommaso, j’ai d’ailleurs pensé à un film qu’il pourrait être amusant de faire plus tard. Ce serait l’histoire d’un jeune homme qui, parce qu’il est fou amoureux d’une fille qui semble se jouer de lui, se retrouve par miracle doté du pouvoir de télépathie lui permettant de percer le secret de ses pensées. Le voilà qui découvre peu à peu son don et tout ce qu’il permet de jeu et de fascination pour l’autre : lorsqu’il concentre son regard sur un individu, les pensées intérieures de sa victime lui parviennent sous forme de mots que le garçon prend plaisir à écouter et à utiliser comme autant de mystères du monde découverts par un explorateur. Bientôt le don du garçon se transforme, son champ de possibilités se retrouve plus ouvert encore : il réalise que les pensées du monde n’existent pas seulement en mots, mais aussi en images. Il commence à percevoir ce que s’imaginent les gens autour de lui, ceux qui rêvent de s’embrasser, ceux qui se voient riches, ceux qui se voient parfaits, ceux qui voient le monde brûler. Confiant le secret de son pouvoir à ses proches, le garçon en parle également à la fille qu’il aime ; alors la fille, partageant sa fascination, lui demande ce qu’elle voit, et le garçon les voit tous deux s’embrasser, alors il l’embrasse. Mais le jeu atteint vite ses limites : l’homme au don divin, par saturation, est pris de troubles de l’attention et se retrouve incapable de concentrer son regard sur des corps fixes. Tout bouge sans cesse, ce serait comme à la télévision, et voilà que toutes les images du monde autour de lui finissent par se substituer à sa propre perception. Sa réalité deviendrait la multitude de peurs et de désirs qui constituent les pensées des autres, et ses propres songes deviendraient ceux du monde entier, concentrés en un être unique. Telle serait l’histoire ; elle n’a pas encore de fin, mais je doute que le garçon puisse y survivre.
À ce conte s’accompagne une autre idée qui m’était venue au lycée, similaire mais précise dans ses différences, tournant une nouvelle fois autour d’un personnage que l’on pourrait qualifier de « super ». L’action se déroulerait dans un monde dans lequel, du jour au lendemain, tous les jeunes d’entre seize et dix-neuf ans se retrouveraient dotés de pouvoirs surnaturels : lévitation, force surhumaine, invisibilité, et tout ce que l’on peut imaginer de déjà-vu sur ce point. Les sociétés se retrouveraient bouleversées, contraintes de s’adapter au renouveau des hommes ; quant aux individus, beaucoup s’amuseraient, d’autres jalouseraient, presque tous souffriraient. Beaucoup de jeunes deviendraient meurtriers, pour les autres ou pour eux-mêmes, incapables de maîtriser leurs dons. Le protagoniste se retrouverait quant à lui capable de démultiplier son propre corps et d’être ainsi présent charnellement et sensiblement à plusieurs lieux à la fois. Tout le travail consisterait alors pour lui à faire coexister ses sens et ses pensées entre ses différents corps. Le problème serait encore celui des perceptions : comment des images multiples apparues simultanément à nos sens peuvent-elles cohabiter ? ou plutôt, comment peut-on éprouver une telle cohabitation, c’est-à-dire à quel point un tel effort est-il physiquement difficile à supporter pour l’individu ?
En écrivant, je réalise qu’on retrouve cet effort dans La bête lumineuse, film magnifique sur lequel je dois écrire un dossier pour les cours. Des citadins québecois partent chasser l’orignal en forêt, et l’un d’eux, poète marginal qui accompagne ses amis pour la première fois, projette dans cette expédition ses propres désirs (de rencontre avec la nature, de communion avec l’animal, de retrouvailles avec un ami d’enfance…) et se retrouve confronté à la difficulté d’éprouver physiquement de tels désirs dans un environnement où tout, même son propre corps, tend à les faire taire. On le retrouve ainsi en train de vomir face à un lapin mort, de se reposer contre un arbre car n’ayant pas la force de marcher pendant des heures, ou d’être moqué sans cesse par ses camarades ne prenant pas au sérieux une telle façon d’être.
C’est ce qu’on voit aussi dans The Addiction de Ferrara. Le personnage de Kathy, transformé en vampire et dévorant toute chose sur son passage, finit par en mourir, incapable de vivre ou de faire l’expérience d’une telle métamorphose : ce qui tue le vampire, ce n’est pas l’ennui de l’immortel, ni la marginalisation, mais le simple fait de se retrouver, par désir, à boire du sang humain jusqu’à saturation, le corps de la jeune femme étant incapable de supporter physiquement une telle transformation. C’est the addiction qui tue, c’est-à-dire la saturation ou le trop-plein de substances charnelles dont elle s’abreuve, et par là c’est le désir-même, et toutes les images que l’on projette par lui, qui deviennent meurtrier.
De mon côté tout va bien. J’ai remarqué que je me sentais assez peu concerné par le cinéma ces temps-ci, ou que j’avais beaucoup de mal, depuis plusieurs mois, à discuter ou même à réfléchir à des films, à me projeter en eux. J’ai grand besoin de faire tourner les choses autour de mon environnement physique, comme si j’avais envie de ne voir dans les films que ce qui m’arrive, à moi, en ce-moment. Je veux m’intéresser aux manifestations politiques concrètes, dans la rue ou chez moi, même dans ce qu’elles ont de plaisir brut et éphémère, sans avoir à les décrire ni à les expliquer. Ce besoin passe par ce qui pourrait s’appeler un désir documentaire, ou une façon de m’intéresser à ce qui, dans mon vécu, fait événement. Je me sens d’ailleurs très proche des films de Abel Ferrara – que ce soit 4h44, Tommaso ou The Addiction vu récemment –, cinéaste considérant toute sonorité dans sa réalité documentaire ou montrant la façon dont la perception d’un individu, dans tout ce qu’elle a de désirs et d’imagination, façonne la réalité du monde.
Inspiré par Tommaso, j’ai d’ailleurs pensé à un film qu’il pourrait être amusant de faire plus tard. Ce serait l’histoire d’un jeune homme qui, parce qu’il est fou amoureux d’une fille qui semble se jouer de lui, se retrouve par miracle doté du pouvoir de télépathie lui permettant de percer le secret de ses pensées. Le voilà qui découvre peu à peu son don et tout ce qu’il permet de jeu et de fascination pour l’autre : lorsqu’il concentre son regard sur un individu, les pensées intérieures de sa victime lui parviennent sous forme de mots que le garçon prend plaisir à écouter et à utiliser comme autant de mystères du monde découverts par un explorateur. Bientôt le don du garçon se transforme, son champ de possibilités se retrouve plus ouvert encore : il réalise que les pensées du monde n’existent pas seulement en mots, mais aussi en images. Il commence à percevoir ce que s’imaginent les gens autour de lui, ceux qui rêvent de s’embrasser, ceux qui se voient riches, ceux qui se voient parfaits, ceux qui voient le monde brûler. Confiant le secret de son pouvoir à ses proches, le garçon en parle également à la fille qu’il aime ; alors la fille, partageant sa fascination, lui demande ce qu’elle voit, et le garçon les voit tous deux s’embrasser, alors il l’embrasse. Mais le jeu atteint vite ses limites : l’homme au don divin, par saturation, est pris de troubles de l’attention et se retrouve incapable de concentrer son regard sur des corps fixes. Tout bouge sans cesse, ce serait comme à la télévision, et voilà que toutes les images du monde autour de lui finissent par se substituer à sa propre perception. Sa réalité deviendrait la multitude de peurs et de désirs qui constituent les pensées des autres, et ses propres songes deviendraient ceux du monde entier, concentrés en un être unique. Telle serait l’histoire ; elle n’a pas encore de fin, mais je doute que le garçon puisse y survivre.
À ce conte s’accompagne une autre idée qui m’était venue au lycée, similaire mais précise dans ses différences, tournant une nouvelle fois autour d’un personnage que l’on pourrait qualifier de « super ». L’action se déroulerait dans un monde dans lequel, du jour au lendemain, tous les jeunes d’entre seize et dix-neuf ans se retrouveraient dotés de pouvoirs surnaturels : lévitation, force surhumaine, invisibilité, et tout ce que l’on peut imaginer de déjà-vu sur ce point. Les sociétés se retrouveraient bouleversées, contraintes de s’adapter au renouveau des hommes ; quant aux individus, beaucoup s’amuseraient, d’autres jalouseraient, presque tous souffriraient. Beaucoup de jeunes deviendraient meurtriers, pour les autres ou pour eux-mêmes, incapables de maîtriser leurs dons. Le protagoniste se retrouverait quant à lui capable de démultiplier son propre corps et d’être ainsi présent charnellement et sensiblement à plusieurs lieux à la fois. Tout le travail consisterait alors pour lui à faire coexister ses sens et ses pensées entre ses différents corps. Le problème serait encore celui des perceptions : comment des images multiples apparues simultanément à nos sens peuvent-elles cohabiter ? ou plutôt, comment peut-on éprouver une telle cohabitation, c’est-à-dire à quel point un tel effort est-il physiquement difficile à supporter pour l’individu ?
En écrivant, je réalise qu’on retrouve cet effort dans La bête lumineuse, film magnifique sur lequel je dois écrire un dossier pour les cours. Des citadins québecois partent chasser l’orignal en forêt, et l’un d’eux, poète marginal qui accompagne ses amis pour la première fois, projette dans cette expédition ses propres désirs (de rencontre avec la nature, de communion avec l’animal, de retrouvailles avec un ami d’enfance…) et se retrouve confronté à la difficulté d’éprouver physiquement de tels désirs dans un environnement où tout, même son propre corps, tend à les faire taire. On le retrouve ainsi en train de vomir face à un lapin mort, de se reposer contre un arbre car n’ayant pas la force de marcher pendant des heures, ou d’être moqué sans cesse par ses camarades ne prenant pas au sérieux une telle façon d’être.
C’est ce qu’on voit aussi dans The Addiction de Ferrara. Le personnage de Kathy, transformé en vampire et dévorant toute chose sur son passage, finit par en mourir, incapable de vivre ou de faire l’expérience d’une telle métamorphose : ce qui tue le vampire, ce n’est pas l’ennui de l’immortel, ni la marginalisation, mais le simple fait de se retrouver, par désir, à boire du sang humain jusqu’à saturation, le corps de la jeune femme étant incapable de supporter physiquement une telle transformation. C’est the addiction qui tue, c’est-à-dire la saturation ou le trop-plein de substances charnelles dont elle s’abreuve, et par là c’est le désir-même, et toutes les images que l’on projette par lui, qui deviennent meurtrier.
En cette période de confinement, rien ne me semble plus actuel que cette difficulté à se projeter dans son propre corps et dans son environnement. Il s’agit, pour beaucoup, de faire l’épreuve de l’isolement et, par cet isolement, d’éprouver notre absence du lieu sur lequel se déroule ce qu’on appelle l’actualité nationale ou mondiale. Autrement dit, « rester chez nous » signifie ne pas être sur le lieu où se trouve le danger, c’est-à-dire dans la rue, dans les hôpitaux… Ce qui nous est donc demandé (puisque nous ne pouvons, pour notre santé, être présents face au virus), c’est de cultiver cette absence et de garder du virus une image rêvée ou fantasmée, car l’idéal pour tout le monde est que nous ne le rencontrions jamais. De là naissent, je crois, les désirs documentaires de beaucoup de gens : on crée depuis chez soi (des musiques, des dessins, des films), encore plus que d’habitude pour certains, puis on partage les objets créés au monde grâce aux réseaux sociaux, et on répond ainsi à un besoin non seulement de participer à l’actualité là où tout nous empêche d’y être, mais également de nous ancrer dans le monde là où, incapables de sortir de chez nous, seules nous restent apparemment l’imagination et la fiction pour nous projeter en lui.
J’écris « apparemment » car cette déconnexion du monde n’est elle-même, bien sûr, qu’une image : d’abord le monde est réel même virtuellement ; ensuite nous gardons notre corps, nous gardons nos sens, nous gardons un environnement physique, nous continuons d’exister, tout continue de vivre autour de nous, alors toute déconnexion à la terre ne peut être qu’une illusion. Illusion vraie, illusion nécessaire pour certains, mais illusion tout de même, comme celle, tenace, qui nous procure le sentiment qu’en manifestant ainsi notre présence sur les réseaux sociaux, nous participons d’une certaine façon à une Histoire en train de s’écrire, celle d’un événement mondial hors du commun, une première pour beaucoup, sur lequel il s’agit de témoigner ou, plus encore que de créer du documentaire, il faut se faire document, c’est-à-dire livrer son propre geste comme archive par désir d’utilité publique. Illusion ou fiction pour laquelle nous aurions tous un rôle.
J’écris « apparemment » car cette déconnexion du monde n’est elle-même, bien sûr, qu’une image : d’abord le monde est réel même virtuellement ; ensuite nous gardons notre corps, nous gardons nos sens, nous gardons un environnement physique, nous continuons d’exister, tout continue de vivre autour de nous, alors toute déconnexion à la terre ne peut être qu’une illusion. Illusion vraie, illusion nécessaire pour certains, mais illusion tout de même, comme celle, tenace, qui nous procure le sentiment qu’en manifestant ainsi notre présence sur les réseaux sociaux, nous participons d’une certaine façon à une Histoire en train de s’écrire, celle d’un événement mondial hors du commun, une première pour beaucoup, sur lequel il s’agit de témoigner ou, plus encore que de créer du documentaire, il faut se faire document, c’est-à-dire livrer son propre geste comme archive par désir d’utilité publique. Illusion ou fiction pour laquelle nous aurions tous un rôle.
Je disais plus tôt que j’ai commencé à lire la Bible. J’ai adoré le passage durant lequel Jacob, rentrant sur sa terre natale après des années d’absence, craint de retrouver son frère Ésaü dont il s’est moqué quand ils étaient plus jeunes. Il commence par lui envoyer plusieurs troupeaux de bête en se disant que cela permettrait de signifier toute la honte qui le ronge ; mais viendra bien le moment où il devra se présenter lui-même. La veille de la rencontre, il se met en route avec ses femmes et ses enfants puis, se retrouvant seul après les avoir faits traverser un torrent, il fait soudain face à une silhouette qu’il affronte toute la nuit durant, au corps à corps, comme une incessante poursuite. L’aurore venue, la silhouette bénit Jacob et le nomme Israël, alors Jacob lui demande « Révèle-moi ton nom, je t’en prie », et la silhouette lui répond « Et pourquoi me demandes-tu mon nom ? », et Jacob est béni. Il reprend sa route, rencontre son frère Ésaü. Ésaü le prend dans ses bras, se jette à son cou et l’embrasse en pleurant.
La beauté de cette scène, en dehors du geste de l’homme se confrontant charnellement à ses propres désirs, tient aussi au fait qu’à la rencontre de cette silhouette nocturne, Jacob (et le lecteur) reconnaît Dieu en l’étranger, et Dieu, par sa bénédiction, se reconnaît en Jacob. Avant d’y avoir bénédiction il y a donc reconnaissance, et avant d’y avoir reconnaissance il y a confrontation à l’image de l’autre et à tout ce que cette image nous projette de nous-mêmes : ici de honte, de peur et finalement, bien sûr, de grandeur. Rencontrer l’autre c’est donc avant tout se confronter à la façon dont l’autre réfléchit notre propre image, c’est se reconnaître dans l’autre. Cela se joue au face à face, par exemple lorsqu’un inconnu nous regarde dans la rue et que des doutes nous submergent sur notre manière d’apparaître à lui ; mais je crois qu’on peut aussi l’appliquer à la façon dont, face à une menace trop grande pour nous (un virus), on décide de se recentrer sur soi-même et, de la même manière, on prend enfin le temps de regarder autour de nous, de voir des problèmes qu’on ne voyait pas avant, problèmes sociaux, problèmes économiques, problèmes environnementaux, problèmes personnels…
C’est ce qu’on voit dans 4:44 Last Day on Earth, le dernier Ferrara dont il fallait parler, film ultime du confinement : alors que la fin du monde a été annoncée à une heure précise dans le monde entier, un couple vit sa dernière journée dans son appartement à Manhattan. Ce qu’il y est montré, c’est que le confinement et l’image d’une menace surhumaine, aussi fictionnelle soit-elle, nous poussent à éprouver la difficulté d’exister seul dans un environnement et ainsi de nous reconnaître en lui, dans tout ce que nous avons de commun et de différent. On regarde les murs, on range, on dépoussière, on peint, on regarde des vidéos, on écoute le vent, on prend le temps de parler et d’écouter, même si ça se fait par visioconférence, on regarde par sa fenêtre, on applaudit à vingt heures, on pense beaucoup, on prête attention à ses propres besoins, on craint les addictions, on ressent le manque et on le comble avec ce qu’on a autour de soi. On commence à découvrir l’autre dans ses peurs, ses désirs, ses émotions, ses inquiétudes, ses contradictions toutes individuelles, et on oublie toute idéologie, toute position arrêtée, qui ne vibrent plus que par des sentiments de trouble et d’incertitude qui se rompent et se renouent sans cesse, bien plus profonds que n’importe quelle idée fixe.
La beauté de cette scène, en dehors du geste de l’homme se confrontant charnellement à ses propres désirs, tient aussi au fait qu’à la rencontre de cette silhouette nocturne, Jacob (et le lecteur) reconnaît Dieu en l’étranger, et Dieu, par sa bénédiction, se reconnaît en Jacob. Avant d’y avoir bénédiction il y a donc reconnaissance, et avant d’y avoir reconnaissance il y a confrontation à l’image de l’autre et à tout ce que cette image nous projette de nous-mêmes : ici de honte, de peur et finalement, bien sûr, de grandeur. Rencontrer l’autre c’est donc avant tout se confronter à la façon dont l’autre réfléchit notre propre image, c’est se reconnaître dans l’autre. Cela se joue au face à face, par exemple lorsqu’un inconnu nous regarde dans la rue et que des doutes nous submergent sur notre manière d’apparaître à lui ; mais je crois qu’on peut aussi l’appliquer à la façon dont, face à une menace trop grande pour nous (un virus), on décide de se recentrer sur soi-même et, de la même manière, on prend enfin le temps de regarder autour de nous, de voir des problèmes qu’on ne voyait pas avant, problèmes sociaux, problèmes économiques, problèmes environnementaux, problèmes personnels…
C’est ce qu’on voit dans 4:44 Last Day on Earth, le dernier Ferrara dont il fallait parler, film ultime du confinement : alors que la fin du monde a été annoncée à une heure précise dans le monde entier, un couple vit sa dernière journée dans son appartement à Manhattan. Ce qu’il y est montré, c’est que le confinement et l’image d’une menace surhumaine, aussi fictionnelle soit-elle, nous poussent à éprouver la difficulté d’exister seul dans un environnement et ainsi de nous reconnaître en lui, dans tout ce que nous avons de commun et de différent. On regarde les murs, on range, on dépoussière, on peint, on regarde des vidéos, on écoute le vent, on prend le temps de parler et d’écouter, même si ça se fait par visioconférence, on regarde par sa fenêtre, on applaudit à vingt heures, on pense beaucoup, on prête attention à ses propres besoins, on craint les addictions, on ressent le manque et on le comble avec ce qu’on a autour de soi. On commence à découvrir l’autre dans ses peurs, ses désirs, ses émotions, ses inquiétudes, ses contradictions toutes individuelles, et on oublie toute idéologie, toute position arrêtée, qui ne vibrent plus que par des sentiments de trouble et d’incertitude qui se rompent et se renouent sans cesse, bien plus profonds que n’importe quelle idée fixe.
Pour moi, c’est certainement l’une des choses les plus belles qu’il m’ait été donné de lire ces derniers temps. Ça fait du bien de voir d’une façon plus « pure » l’état actuel de la crise. Au final, le recentrement sur soi c’est la clé, l’aspect positif qui, je l’espère, va permettre à de nombreuses personnes de faire face à cette situation.
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