lundi 25 mars 2019

Basic

Comme tout grand film américain, c'est une histoire de portes, de fenêtres, de chaises, de meurtrières. Où l'air et les corps passent-ils ? Pas au travers des surfaces, McTiernan n'y croit pas, il n'aime que les gros volumes (l'hélice de l'avion, un verre de whisky rempli un peu plus que de rigueur), et il faut que ça bouge, que ça fende. Quand on fume une cigarette, la fumée voluptueuse n'a pas droit de séjour, on la jette ou on tousse. Beaucoup de rejets, de crachats, (spill it out, cette sacrée vérité) et quelques coups de feu. Je pense qu'on n'a jamais aussi bien filmé le détail de la parole, pas depuis People will talk de Mankiewicz en tout cas, dans toutes ses variations (auditives, physionomiques) ; celui qui chuchote sera toujours entendu d'une façon ou d'une autre, pas de mystère là dessus, les voix sont perméables à toutes les cloisons, quelque soit la tonalité. Et le corps, bien sûr, qu'il n'est pas question de désenvelopper chez McTiernan, ce n'est pas une commodité dispensable.C'est le lieu où toutes les énergies passent et repassent : les éclairs, dont la lumière est chaotiquement distribuée sur tous les pores, l'air, la parole, la violence, la mémoire. Cependant, ce n'est pas lui qui sous tend l'espace, mais l'inverse, ce serait alors un « réflecteur » (James) du monde sensible, comme la pluie goutte, les feuilles giflent ; on connait bien dans l'oeuvre du cinéaste ces problèmes d'adaptation à l'environnement. Le problème épineux de la mort aussi se manifeste, car on sait depuis Hitchcock que c'est toujours une affaire encombrante. McTiernan le pose : Connie Nielsen raconte une petite histoire du canal de Panama : trop de morts, pas assez de place pour des cimetières, et un problème de «morale ». On les met dans des barils, et on les vend, pour les disséquer. Le corps mort devient alors source de profit : « You see, this place has always had a special way of dealing, with both profit, and death ». De plus, c'est le jour des morts. Or, dans un film de McTiernan, le corps ne peut être réduit à une marchandise, c'est un cinéma de résistance pure, au monde et à l'image. Le premier acte de résistance même, c'est de se dire mort, et de vivre sa mort. La mise en scène s'emploie alors, de manière extrêmement appliquée, à nous faire sentir le corps, à le rendre vivant, à la fois par de simples tours de scénario (le twist final) par la gymnastique des acteurs (c'est essentiel), et comment un plan de cinéma est à même de rivaliser avec le corps. « Lorsque l'on dit mort : mort, on pense : vie. Car si, en mourant, on étouffe et on a peur – ou – le contraire – […] tout cela : et l’étouffement et la peur et [...] – c'est la vie. La mort, c'est quand je ne suis pas là. Or je ne peux pas ressentir que je ne suis pas là. Donc ma mort n'existe pas. N'existe que la mort d'autrui : c'est-à-dire le vide d'un lieu, un lieu vidé (il est parti et vit quelque part) c'est à dire de nouveau la vie et pas la mort, impensable tant qu'on vit. ». Dans ce film en particulier, la mort semble impensable, parce que le corps est toujours présent (il y a des morts, mais ce sont les cyniques, ceux qui ne vivent pas, ou vivent pour/par). Marina Tsvetaeva, elle, ne croit pas au pouvoir du corps, elle l'envisage comme une robe qui ne sait que servir et obéir. McTiernan, évidemment, n'est pas d'accord, et même si l'espace prime, un corps inerte, un corps outil, un corps obéissant, ce n'est pas un corps. Le corps ajoute, manipule, fend, ouvre, ferme, porte la lumière, la décompose. Le corps se lit (le tatouage des Rangers , le 8 ), se décrypte (un rictus, un frottement au nez), est un danger, est capable de désobéir ; Il est aussi la condition de la parole, on ne peut pas parler en étant inerte chez McTiernan, et il faut le secours et du corps, et du plan, de la coupe, du raccord. Un panoramique, quel qu'il soit, est toujours sidérant chez ce cinéaste, parce qu'il a une idée très précise de ce qu'est une intuition, et à quel point un corps est aberrant, erratique, même lorsqu'il paraît en parfait contrôle, comme c'est toujours le cas ici, et surtout quand on fait plusieurs choses à la fois (l’enchâssement si souple des travellings aux panoramiques, ou la haute vélocité qu'ils charrient).
« ma vie?! : n'est pas un continuum ! », c'est Schmidt qui repense à Novalis, mais la lumière non plus n'en est pas un ; la complexité de la lumière (ces éclairs pourraient bien être ce « plein plateau de snapshots brillants » qu'évoque Schmidt, ou bien ces raccords, autant des détonateurs que des détonations), c'est la complexité de la vie, qui vient avec le coup de tonnerre : « la vie s'impose par son énergie brutale, tel un coup de tonnerre inarticulé ; au milieu du pire fracas de l'expérience, l'art attire l'oreille, telle une mélodie produite par un musicien discret » (Stevenson) McTiernan, musicien d'abord, cinéaste ensuite, sait aussi bien que le cinéma est aussi (surtout ?) une question d'écoute. A la fin on rigole, d'abord sournoisement, puis de bon cœur. Cette fin, festive, où tout tente de se recouper dans un flux reconstitué de souvenirs, de bribes, ce fameux continuum, avant de se perdre dans le tumulte du carnaval au présent, car c'est bien toujours lui qui gagne la partie, le présent. La joie de faire un film le jour des morts pour célébrer les vivants, et non pour gloser sur sa propre forme ; c'est un cinéaste qui sait oublier, et s'oublier, comme tous les grands américains ; le grand style alimente un plus grand effacement encore, plein d'amour et de joie. Un acteur a plus de degrés de vérité qu'une image, parce qu'il est bien en vie, au présent, voire même « in a bureaucratic absence of presence ». Et un réalisateur qui danse le sait plus que tout.

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