mercredi 6 mars 2019

Santiago, Italia : profession de Nanni Moretti

Après être allé voir Santiago, Italia, de Nanni Moretti -un beau film, louable pour sa modestie, sa partialité (« non sono imparziale ! ») et pour l’intelligence avec laquelle il confond Histoire et histoires (le rôle de l’ambassade italienne au Chili au moment du coup d’État militaire de 1973 raconté par une succession de témoignages de réfugiés)-, j’ai repensé à ma visite à la fondation Louis Vuitton il y a quelques semaines, à l’occasion d’une exposition Egon Schiele. Je me souviens d’un guide qui déballait verbalement une myriade de savoirs (des anecdotes sur la vie de l’artiste, la genèse de l’œuvre, le contexte historique…) et posait sur les œuvres des interprétations psychologisantes douteuses, leur faisant dire des choses qu’elles expriment peut-être partiellement mais par des voies bien différentes de celles, impudiques et intrusives, proposées par ce guide (problème du rapport ambigu de l’art au langage, de sa réduction au dire de la communication ou du discours -donc, par extension, enfermement de l’art dans la publicité, la propagande et l’idéologie). Ses interventions n’étaient donc pas seulement anecdotiques et inappropriées, elles s’avèrent aussi néfastes, dans la mesure où elles tendent à planter l’œuvre dans une sorte de place immuable qui nous empêche (nous, regardants potentiels, potentiellement innocents) de la regarder avec nos yeux et notre sensibilité propre. 

Elles m’ont semblé d’autant plus irrespectueuses que les dessins et tableaux de Schiele témoignent souvent d'une profonde solitude, qui se manifeste intensément dans ses portraits, notamment : on a l'impression de voir l'être dans sa singularité et dans sa nudité, avec ce que ça comporte de tortueux et de douloureux. Il y a quelque chose d'une intimité délicatement mise en lumière. Si bien que lorsque l’on regarde un portrait de Schiele, la rencontre se fait d’elle-même, il est évident qu’on se trouve face à un autre, et la profonde beauté qui émane vient peut-être du rapport entre le sentiment de solitude qui nous touche et la distance qui nous sépare du dessin, nous le rendant inévitablement inaccessible, de part sa différence essentielle (l’enjeu n’est pas le même avec ses autoportraits puisqu’il se présente toujours comme un être socialisé, dans une posture de séducteur, ne révélant surtout rien de lui en-dehors de sa jolie apparence). Le guide, donc, avec son petit bagage de certitudes, arrache ces êtres à leur solitude et les socialise de force. Il leur ôte toute part de mystère et les fait entrer dans le petit moule de la culture bourgeoise, auquel ils n'appartiennent vraisemblablement pas et qui leur fait violence. Son méfait est d’annuler par avance la rencontre possible en nous imposant une érudition qui se présente comme objectivante mais qui, au lieu de nous donner les clefs vers un non-lieu secret qu’il ne tient qu’à nous d’aller explorer (le lieu de l’expérience), nous pousse de force, nous aussi, dans la Culture, là où meurent les statues de cire et de savoir. 

Travail éminemment difficile que celui du guide, qui doit éclaircir tout en préservant le mystère (travail d’ombres et de lumières, donc ; travail nécessairement poétique). Le problème du guide, comme du professeur, est peut-être lié au public. On cible un public, on cherche à être public, on objective. Si bien qu’on en oublie de faire le lien, de jouer au passeur, d’aller de soi à l’autre. On ne va plus nulle part, on s’arrête dans une zone abstraite qu’on dit collective et objective, qui ne nous touche d’aucune façon, et qui ne peut pas toucher qui que ce soit, précisément parce qu’elle est abstraite, détachée du mouvement et de la vie des choses. Si un enfant s’ennuie profondément en cours d’Histoire, mais est toujours stimulé -disons même ému- par les histoires que lui racontent ses parents avant de se coucher, c’est car, dans le premier cas, le professeur se sera contenté de lui dispenser un savoir, qui ne le concerne pas et l’enfant non plus, qui ne concerne qu’une prétendue « mémoire collective » (à laquelle je ne crois pas), qui n’est même pas l’Histoire dans la mesure où celle-ci n’existe pas sans histoires, c’est-à-dire sans fiction, sans poésie, sans cet art de raconter qui fait toute la différence entre la transmission (communication) et la rencontre, moment de l’expérience, espace du lien et de la distance entre soi et l’autre, soi et le monde. Le bon professeur, en revanche, celui qui fait profession plutôt qu’éducation, tente de nous montrer cet espace, et ce vide mystérieux qui l’habite, dans ce qu’il a de joyeux et d’angoissant. Il ne cesse de faire circuler ludiquement la pensée, et de nous proposer, avec pudeur et dans le respect de notre intégrité, de jouer avec elle et lui. Pour le dire simplement, il met le monde en question, ou plutôt pose la question du monde, tandis que le guide de la fondation Louis Vuitton me donne d’emblée tout un tas de réponse, qui ne sont ni les siennes ni les miennes, et ne sont là que pour me rassurer et m’assurer que la Terre est bien plate. Et si elle était ronde ? 

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