Au
deux-tiers de Un baiser s'il vous plaît, le
personnage joué par Emmanuel Mouret s'en va cueillir
à l'aéroport une amante hôtesse
de l'air. Dans un
plan
où tous
deux discutent passe à
l’arrière
un militaire en patrouille. Cette apparition est brève et innocente,
elle n'a aucune implication dans le récit pas plus que dans la
sphère immédiate des personnages et n'est sans doute pas maîtrisée
pour le film. Pourtant elle a eu pour celui qui écrit l'effet d'un
éclair à
la
violence sourde. Comme si dans ce bref moment s'engouffrait tout ce
que notre monde peut compter de noires passions, toutes les horreurs
morbides des dominations politiques et idéologiques,
incompréhensibles
fracturations
des intimités face auxquelles la douceur s'effondre. Tout ce que, à
priori, le cinéma de Mouret ne saurait
pas dire, encore moins accueillir.
Petite figure du soldat en arme qui fut une révélation :
Emmanuel Mouret est un grand cinéaste. En effet : à quelle
pointe extrême de la sensibilité faut-il avoir amené le spectateur
et quel savant traitement de la fugacité des corps (c'est-à-dire du
jeu évanescent des sentiments qui plient la figure) a pu être opéré
pour trembler à cette chose si peu extraordinaire dans les images
passantes de notre monde ?
C'est
déjà dire une ou deux choses : l'expérience d'un film avec
ses
durées multiples
peut conduire le spectateur à une forme d'appréhension des images
unique
à ce film, sans rapport
avec ce que
le récit semble
proposer
en direct.
Le
voilà placé
sur une ligne de sensibilité qui procure un sentiment de monde à la
pertinence si acérée que
s’oublie
son
bagage visuel blasé.
C’est
dire qu’à
un certain degré d'intuition, l'économie d'un film peut se
transformer en alchimie : elle ouvre alors à des visions.
Une unique culpabilité pour ce soldat là : passer dans le
fond. Ce qu’il faudrait démêler ici est une possibilité de
l’arrière-champ comme zone recevant de façon détournée une
formidable quantité d’énergie, ce que lui, le soldat, a révélé.
On trouve dans le travail tout juste prégnant du fond un cœur de la
poétique Mourettienne, inouï à d’autres terrains. Deux pôles se
tracent grossièrement : d’un côté les œuvres d'intérieurs
parisiens, de l’autre les œuvres méditerranéennes d’extérieurs
solaires et populaires. Les premières déploient dans leur
scénographie extérieure un jeu de la profondeur de champ que les
films d’appartements ignorent (schéma opportuniste que chaque film
dynamise sur divers points – en dernier lieu Mademoiselle
de Joncquières). La platitude plastique est une condition
esthétique de ces derniers et leur scène matricielle l’échange
de mouvements devant un ruban d’aplats colorés entre deux acteurs
– co-ordination sensuelle. Logique étendue aux scènes de rues
pour lesquelles l’écriture architecturée est d’avantage un
tissu de passage pour les travaux malicieux du corps qu’un
réservoir d’espaces inexplorés.
Autre dualisme innervant vigoureusement ces films, sans lien visible
avec le fond plastique. D’un côté la pantomime des désirs, de
l’autre les vertiges du discours amoureux (mise en culture de jeux
de langage et quiproquos persuasifs): les gestes et les mots, moteurs
majeurs à la figuration de récits limpides. Puis derrière cette
clarté prétendue vient s’exprimer (tel un citron) ce qui des
mouvements du cœur cherche sa juste qualité et des histoires leur
mesure d’abstraction-évasion colorée.
Aimantations, retraits, attaques, glissades, étreintes,
vacillements, sorties de champ. Placés sur un espace gauche-droite
les échanges d’énergies qui dynamisent la plupart des plans chez
Mouret sont semblables à ceux d’un combat d’escrime, si ce n’est
qu’ici le terrain est mobile et sans triomphe. Beaucoup d’approches
profil et, de face, des pas chassés, micros et plus. Et derrière
les escrimeurs de formidables peintres travaillent (on se souvient
dans One Way Boogie Woogie de James Benning d’une semblable
inventivité d’aplats colorés qui trouvait son origine chez
Mondrian : on pourrait avec le cas Mouret produire un large
catalogue d’influences fortuites).
Le ballet des sentiments joue dans une gamme décomposée si
délicatement qu’il n’y a guère pour l’incarner - sans vertu
d’enseignement - que les perpétuelles variations d’un fond sur
lequel s’impriment toutes ses nuances. La condition de l’amoureux :
vagabond (Mouret rejoint les grands burlesques) des matières
enrubannées, où moulures de portes, façades, recoins sombres,
décorum bourgeois et autres côtés du miroir sont aplanis après
pliure. De petits phénomènes lumineux prennent une qualité
d’expression exacerbée : un vase rouge, des nuances de
blancs, un monochrome bleu, les complexes structurations colorées de
n’importe quel espace : tout joue la doublure des émotions
pudiques. Une retenue pour une meilleure extension. L’expansion
vers le fond des états d’âmes en sensations, une abstraction de
la rhétorique des corps acoquinés (luminosité sans référence de
ce qu’ils ignorent jouer).
Le geste effacé de Mouret prend un chemin inverse de celui souvent
ressenti ailleurs où une mise en couleur entrave la tranquille
autonomie des sentiments et de leurs desseins. Un baiser
s’il vous plaît et d’autres : des films comme de
merveilleux nuanciers, à la beauté libre des albums d’échantillons
de textiles. Si fins qu’en attrapant un petit soldat ils nous font
trembler.
Paul
Klee - Scheidung Abends
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