vendredi 27 septembre 2019

Petit soldat sur nuancier

Au deux-tiers de Un baiser s'il vous plaît, le personnage joué par Emmanuel Mouret s'en va cueillir à l'aéroport une amante hôtesse de l'air. Dans un plan où tous deux discutent passe à l’arrière un militaire en patrouille. Cette apparition est brève et innocente, elle n'a aucune implication dans le récit pas plus que dans la sphère immédiate des personnages et n'est sans doute pas maîtrisée pour le film. Pourtant elle a eu pour celui qui écrit l'effet d'un éclair à la violence sourde. Comme si dans ce bref moment s'engouffrait tout ce que notre monde peut compter de noires passions, toutes les horreurs morbides des dominations politiques et idéologiques, incompréhensibles fracturations des intimités face auxquelles la douceur s'effondre. Tout ce que, à priori, le cinéma de Mouret ne saurait pas dire, encore moins accueillir.
Petite figure du soldat en arme qui fut une révélation : Emmanuel Mouret est un grand cinéaste. En effet : à quelle pointe extrême de la sensibilité faut-il avoir amené le spectateur et quel savant traitement de la fugacité des corps (c'est-à-dire du jeu évanescent des sentiments qui plient la figure) a pu être opéré pour trembler à cette chose si peu extraordinaire dans les images passantes de notre monde ?
C'est déjà dire une ou deux choses : l'expérience d'un film avec ses durées multiples peut conduire le spectateur à une forme d'appréhension des images unique à ce film, sans rapport avec ce que le récit semble proposer en direct. Le voilà placé sur une ligne de sensibilité qui procure un sentiment de monde à la pertinence si acérée que s’oublie son bagage visuel blasé. C’est dire qu’à un certain degré d'intuition, l'économie d'un film peut se transformer en alchimie : elle ouvre alors à des visions.
Une unique culpabilité pour ce soldat là : passer dans le fond. Ce qu’il faudrait démêler ici est une possibilité de l’arrière-champ comme zone recevant de façon détournée une formidable quantité d’énergie, ce que lui, le soldat, a révélé. On trouve dans le travail tout juste prégnant du fond un cœur de la poétique Mourettienne, inouï à d’autres terrains. Deux pôles se tracent grossièrement : d’un côté les œuvres d'intérieurs parisiens, de l’autre les œuvres méditerranéennes d’extérieurs solaires et populaires. Les premières déploient dans leur scénographie extérieure un jeu de la profondeur de champ que les films d’appartements ignorent (schéma opportuniste que chaque film dynamise sur divers points – en dernier lieu Mademoiselle de Joncquières). La platitude plastique est une condition esthétique de ces derniers et leur scène matricielle l’échange de mouvements devant un ruban d’aplats colorés entre deux acteurs – co-ordination sensuelle. Logique étendue aux scènes de rues pour lesquelles l’écriture architecturée est d’avantage un tissu de passage pour les travaux malicieux du corps qu’un réservoir d’espaces inexplorés.

Autre dualisme innervant vigoureusement ces films, sans lien visible avec le fond plastique. D’un côté la pantomime des désirs, de l’autre les vertiges du discours amoureux (mise en culture de jeux de langage et quiproquos persuasifs): les gestes et les mots, moteurs majeurs à la figuration de récits limpides. Puis derrière cette clarté prétendue vient s’exprimer (tel un citron) ce qui des mouvements du cœur cherche sa juste qualité et des histoires leur mesure d’abstraction-évasion colorée.
Aimantations, retraits, attaques, glissades, étreintes, vacillements, sorties de champ. Placés sur un espace gauche-droite les échanges d’énergies qui dynamisent la plupart des plans chez Mouret sont semblables à ceux d’un combat d’escrime, si ce n’est qu’ici le terrain est mobile et sans triomphe. Beaucoup d’approches profil et, de face, des pas chassés, micros et plus. Et derrière les escrimeurs de formidables peintres travaillent (on se souvient dans One Way Boogie Woogie de James Benning d’une semblable inventivité d’aplats colorés qui trouvait son origine chez Mondrian : on pourrait avec le cas Mouret produire un large catalogue d’influences fortuites).

Le ballet des sentiments joue dans une gamme décomposée si délicatement qu’il n’y a guère pour l’incarner - sans vertu d’enseignement - que les perpétuelles variations d’un fond sur lequel s’impriment toutes ses nuances. La condition de l’amoureux : vagabond (Mouret rejoint les grands burlesques) des matières enrubannées, où moulures de portes, façades, recoins sombres, décorum bourgeois et autres côtés du miroir sont aplanis après pliure. De petits phénomènes lumineux prennent une qualité d’expression exacerbée : un vase rouge, des nuances de blancs, un monochrome bleu, les complexes structurations colorées de n’importe quel espace : tout joue la doublure des émotions pudiques. Une retenue pour une meilleure extension. L’expansion vers le fond des états d’âmes en sensations, une abstraction de la rhétorique des corps acoquinés (luminosité sans référence de ce qu’ils ignorent jouer).
Le geste effacé de Mouret prend un chemin inverse de celui souvent ressenti ailleurs où une mise en couleur entrave la tranquille autonomie des sentiments et de leurs desseins. Un baiser s’il vous plaît et d’autres : des films comme de merveilleux nuanciers, à la beauté libre des albums d’échantillons de textiles. Si fins qu’en attrapant un petit soldat ils nous font trembler.

Paul Klee - Scheidung Abends

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