lundi 28 octobre 2019

Trois films racontés

Laura raconte Le déjeuner (1988) de Teo Hernández :

Une belle maison cossue. Un peu comme celle du 7 bis rue du Nadir aux Pommes chez Rivette (Céline et Julie…). Il la situe dans la capitale alors qu’elle se trouve à Garches, au sud-ouest de Paris, entre Saint-Cloud et Vaucresson très exactement. Dans le film de Teo, nous ne savons rien de la localisation de cette maison. Je me surprends à rêver d’une banlieue rivettienne. 
Lorsque nous sommes invités à rejoindre les convives dans le jardin, ils sont tous autour de la table. Le repas a déjà commencé. 

Teo. L’a-t-on invité à manger ou à filmer ? 

Les grands moments : les radis, le taboulé, la grillade des merguez, le fromage puis le dessert. Son oeil - comme pris de fasciculations - semble s’affoler à la vue des deux tartes qui sont successivement posées sur la table. Elles sont superbes, quoique un peu difformes. Je m’en imagine la saveur, un goût d’enfance certainement. J’aime aussi m’imaginer leur assemblage. 

Un fond de tarte cuit à l’avance
Enduit d’une crème pâtissière jaune couleur beurre frais. 
Sur laquelle sont disposés irrégulièrement de gros fruits. Tellement brillants qu’ils en paraissent faux. La première tarte, kiwi-fraise. La seconde, fraise seulement. 

Cet œil sautillant qui scrute, qui perce, qui creuse des petits trous dans l’espace semble pourtant retomber de manière inévitable sur les mêmes éléments. 
Des nuques rougies par le soleil, les pieds et la bouche d’un enfant -la marche et la parole sont les premières acquisitions de l’enfant souvenons-nous-en, le motif fleuri d’une robe, un jeu de cuisses légèrement dénudé -la robe rouge déjà courte se fait timide lorsque sa propriétaire s’assied, un verre de vin rouge presque translucide -ce doit être le cépage, un étonnant ensemble féminin dont les motifs rejouent les dessins de Cocteau, visages un peu ridicules à bouche pincée. 

Et puis enfin, ce moment de papillonnement parfois interminable où tout le monde doit se dire au revoir. Les femmes montent au premier étage pour saluer à la fenêtre. Elles sont d’abord deux. Une troisième, montant l’escalier pour les rejoindre, se glisse entre les plans. Enfin, sa tête apparaît. Elles sont joyeuses et belles. Je trouve ce film très beau. J’aimerais le montrer à tous ceux que j’aime.


Arthur raconte Gemini Man (2019) de Ang Lee :

tous ces efforts pour rendre ces acteurs humains, et les restituer dans le monde des humains : des décors à la bonne taille (tous superbes, il faut insister dessus, c'est bien le seul truc jamais vu que propose le film), une variété impressionnante de cocktails et de boissons, et l'énumération que fait will smith à son clone de tous ses constituants, dont les allergies (coriandre, abeille) : un beau souci de la constitution, de la bonne santé (du corps, et de la technologie : le plaisir énumératif là aussi se fait sentir, entre les multiples viseurs, les écrans, la vision infrarouge...)

on est moins dans la dépense que dans l'hédonisme, beaucoup de couleurs chatoyantes, de tables rondes et de cafés ; l'herbe est très verte

on dirait qu'ils (les joyeux acteurs) sont encore à moitié dans la pause déjeuner à chaque prise, c'est très émouvant

une pensée de la légèreté intrigante, sans vélocité, sans beau raccord : ça se passe toujours dans le plan, qui reconnait la gravité et qui est très ouvert à toutes les strates du monde (cela me semble assez rare)

je n'ai pas saisi l'effet de la projection en 3D / 120 FPS, je ne sais pas du tout ce que ça accentue, encore moins si ça s'effrite sans ; j'ai cru mieux voir (si tant est que ça veuille bien dire quelque chose) l'espace, le contour des décors, le vide et l'air qui s'agite à l'intérieur ; les acteurs semblent transparents, pour de vrai

c'est grave ringard, pour de vrai

impossible de dire ce qui arrive aux visages, tantôt fétiches et grouillants, tantôt planes et raides : tant mieux, car au moins, ils ne sont pas l'univers, le cosmos

vaut mieux vanité qu'orgueil


Paul raconte To Sleep with Anger (1990) de Charles Burnett :

Pushing Hands
C’est l’histoire d’une maisonnée, d’un couple en retraite qui accueille un vieil ami venant d’on ne sait où.
Le couple a deux garçons, tous deux pères. L’un est responsable, le plus jeune ne l’est pas. On appelle encore le plus jeune Babe Brother. Il est paumé et sème la discorde dans un écrin familial ritualisé et pieux.
On parle beaucoup de pêcher, d’enfer et de paradis dans ce film. Sur le ton de la blague, de l’anecdote ou de l’allusion. Vieille tradition routinière où les évangiles sont prises dans des tours de langage pour commenter la vie et les comportements qu’on estime adéquats. Leçons de contradictions aussi.
Le film agite longtemps des cordes grotesques de « thriller psychologique », comme on dit. C’est fatiguant et malaisant. Le vieil ami, qui s’appelle Harry, semble cacher quelque chose, il est lourdement illustré que le diable l’habite, mais le couple lui fait part d’une bonté incompréhensible. On ne sait rien des liens qui les rattachent et qui semblent justifier une confiance sans borne. Tout semble aller vers la révélation d’un secret et une implosion de la famille empoisonnée par le sournois Harry. Harry sort son couteau de plus en plus souvent, il fouille, raconte des histoires étranges, d’anciennes connaissances lui parlent d’un meurtre. Sa conquête éhontée de la maison terrifie. Le père tombe malade, les fils se disputent, sous mauvaise influence le plus jeune devient indifférent à sa femme et à son fils. On étouffe : ces hommes si évidemment mystifiés, des jouets dont la vie doit être balayée ? Une mauvaise germe a gagné les esprits, va-t’on apprendre que cela est bien mérité ? et que les films doivent être justiciers ou vengeurs ?
L’impression que tout se nivelle pour la réception triomphale d’une révélation et d’un terrible drame. Je me dis qu’aujourd’hui pour un tel film on aurait entendu beaucoup de basses vrombissantes. Pour parler aux entrailles plutôt qu’au cœur comme le disait le critique. Ici il n’y a pas de grosses basses et on a l’humilité d’écouter plusieurs fois un jeune enfant du voisinage qui, sans proposer une note correcte, joue de la trompette. Dans sa chambre, abrité du récit inconfortable, envoyant modestement par sa fenêtre ouverte des nouvelles d’un souffle mal placé, de son ardeur vaine au travail du bruit. C’est déjà pas mal. Mais voilà tout de même les scènes collées pour le climax. Univocité qui n’ouvre à rien, trop occupée à réaliser son plan tout bête. Du nivellement (vrai reproche facile mais aussi vraie expérience de visionnage).
Ça attriste parce que dans ce film autour d’une grande maison il y a une observation délicate des corps dans l’espace intime. Rythmique des escaliers et des portes, cérémonial des constants entredeux d’espace-temps du foyer. Les gens qui vivent et se rencontrent dans la maison de ce film ne le font pas superficiellement. La caméra connaît les lieux, ils ont été élus. La diversité des corps et de leurs errances happée avec élégante souplesse. On a dit les personnages masculins usés par le récit. Puis il y a les femmes plus vagabondes, plus passives, décoratives peut-être. Nobles surtout, dans leur façon de prendre la parole ou de ne pas la prendre. Dans ce qu’elles gardent caché de leur visage, il n’y a pas d’auto-guide pour leur dignité. Il y a aussi un autre enfant (le fils de Babe Brother), qui observe et traîne.
Le drame arrive petit à petit, on sent que le père va mourir. Babe Brother devient fou, il s’aliène jusqu’à la rupture. Un soir de tempête, vers la fin du film, il vient chez ses parents prendre une valise pour partir avec Harry et de vieux amis. Depuis plusieurs jours Babe Brother ne vit plus avec son fils et sa femme. Plus tôt ce jour là, sa mère à renvoyé Harry de leur maison, une proche lui a fait comprendre qu’il était mauvais. Lorsque dans sa cuisine elle demande à Harry s’il est un ami, il lui dit qu’il est comme le jeune trompettiste de l’autre côté. Que s’il était un ami il aurait arrêté d’irriter son entourage, mais que pourtant s’il arrêtait de s’entraîner sans relâche il ne pourrait accomplir ce qu’il a de capacités. C’est un crève cœur pour elle de poser une telle question et de pousser quelqu’un hors de sa maison. Elle pleure en silence, la tête basse. La bouche fermée, les yeux ronds, avançant vers lui. Harry lui demande d’accrocher la photo de son fils, lui pose une main sur l’épaule et s’en va.
Le soir, donc, Babe Brother vient chercher sa valise. Lorsque dans la cuisine il en explique la raison à sa mère elle lui dit qu’elle a rarement entendu telle bêtise, qu’il ne devrait pas la pousser à lever sa main. Son calme et son humilité, déchirants. Elle s’éclipse vers sa chambre pour déplacer avec le reste de la famille le lit du patriarche malade, atteint par une infiltration d’eau. Avant de partir elle lui enjoint de les rejoindre, mais Babe Brother reste assis à jouer avec un couteau offert par Harry. Le lit est trop lourd, le grand frère explose quand il apprend la présence de son cadet au rez-dechaussée. Il descend furieux, les deux s’empoignent.
Le couteau est sorti, l’aîné va l’abattre. La mère et les femmes des deux frères accourent, elles s’agrippent à leurs corps. Les bras tendus, les mains et les visages crispés, immense effort. La scène est silencieuse. La lame s’arrête, serrée par la main de la mère.
L’attention de tous passe alors vers le membre martyre, il est a soigner. Le film se retourne. L’acte a contenu et réuni. La douceur irradie de toute part, rare impression. Aux urgences les deux frères échangent à l’abri de nos oreilles indiscrètes, ils rigolent.
Le groupe rentre le matin, un seul corps, se tenant la main. Harry est à la porte, il demande à récupérer ses affaires. Ignoré on le laisse au rez-de-chaussée alors qu’on se regroupe à l’étage autour du lit du père. Harry s’en va vers la cuisine, là il glisse sur des billes oubliées par le fils de Babe Brother. Il meurt d’un infarctus.
Le corps ne peut être emporté de suite. Les gens se pressent à la maison. Le père lui se réveille, un regain miraculeux. Le soir la famille se réunit dans le salon. On s’allonge les uns sur les autres, on se touche et se parle doucement. Feu d’amour de la veillée. La volonté va vers : écouter l’autre, rassurer les corps, gagner sur l’orgueil et le temps égoïste, blaguer avec une bienveillante sévérité (le père), dormir. A quelques mètres, à l’entrée de la cuisine sous un drap, il y a un mort.
Le lendemain matin autour de la table du salon il y a le père et la mère, et un révérend qui ronfle grassement. Le père raconte la blague d’un homme qui se rend au paradis puis en enfer pour se forger un avis sur l’un et l’autre. Sa femme mutique s’occupe de jeunes plantes, peut-être des boutures. Avec sa main valide elle coupe, de l’autre, bandée, elle manipule. Elle ne l’écoute pas. L’homme qui s’en va au paradis découvre que celui-ci est tout point semblable à son pays, les gens pris dans un même labeur quotidien. L’histoire se file mais on l’entend moins, le film revient vers ceux qui dorment, se lovent et chuchotent à côté. Il ne nivelle plus, les voix de l’allégorie et des caresses se mêlent, l’une et l’autre sans pompe. Arrivé au volet enfer de sa blague le conteur est coupé sèchement par sa femme, elle n’a aucune envie d’entendre une blague sur des personnes en enfer, aucune envie d’écouter une quelconque histoire. Sa main lui rappelle qu’il n’y a pas à en rire. C’est seulement une histoire lui dit-il.
Peu après il y a un tremblement de terre, sans conséquence. Une voisine entre dans la maison. Puisqu’il était impossible de faire à manger avec le mort sur le seuil de la cuisine un pique-nique a été préparé dans la rue.
A l’abri le jeune trompettiste pratique. Tout le monde sort tranquillement à son rythme dans la rue, un synthé s’ajoute à la trompette et aux joyeux bruits foisonnants (oiseaux et enfants). Belle lumière matinale, les visages sont sereins. Un plan de Harry sous son drap. Retour au trompettiste dans sa chambre. Le souffle est juste, les notes sortent harmonieuses, le film se clôt.

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En 1996, Charles Burnett, a réalisé NightJohn, un autre film beau à pleurer, moins énigmatique. Un téléfilm pour DisneyChannel en fait. Dans NightJohn les mains des esclaves servent à travailler le jour, à réconforter et se lier la nuit. Puis quelqu’un arrive et on découvre que sur ces même mains il y a des doigts grâce auxquels on peut compter, et avec lesquels on peut écrire son nom dans le sable. Notre nom qui n’appartient qu’à nous, même si on peut nous couper les doigts. Puis nos idées et nos gestes qui circulent, et nos histoires qui peut-être ne nous appartiennent pas.

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