lundi 28 octobre 2019

Trois films racontés

Laura raconte Le déjeuner (1988) de Teo Hernández :

Une belle maison cossue. Un peu comme celle du 7 bis rue du Nadir aux Pommes chez Rivette (Céline et Julie…). Il la situe dans la capitale alors qu’elle se trouve à Garches, au sud-ouest de Paris, entre Saint-Cloud et Vaucresson très exactement. Dans le film de Teo, nous ne savons rien de la localisation de cette maison. Je me surprends à rêver d’une banlieue rivettienne. 
Lorsque nous sommes invités à rejoindre les convives dans le jardin, ils sont tous autour de la table. Le repas a déjà commencé. 

Teo. L’a-t-on invité à manger ou à filmer ? 

Les grands moments : les radis, le taboulé, la grillade des merguez, le fromage puis le dessert. Son oeil - comme pris de fasciculations - semble s’affoler à la vue des deux tartes qui sont successivement posées sur la table. Elles sont superbes, quoique un peu difformes. Je m’en imagine la saveur, un goût d’enfance certainement. J’aime aussi m’imaginer leur assemblage. 

Un fond de tarte cuit à l’avance
Enduit d’une crème pâtissière jaune couleur beurre frais. 
Sur laquelle sont disposés irrégulièrement de gros fruits. Tellement brillants qu’ils en paraissent faux. La première tarte, kiwi-fraise. La seconde, fraise seulement. 

Cet œil sautillant qui scrute, qui perce, qui creuse des petits trous dans l’espace semble pourtant retomber de manière inévitable sur les mêmes éléments. 
Des nuques rougies par le soleil, les pieds et la bouche d’un enfant -la marche et la parole sont les premières acquisitions de l’enfant souvenons-nous-en, le motif fleuri d’une robe, un jeu de cuisses légèrement dénudé -la robe rouge déjà courte se fait timide lorsque sa propriétaire s’assied, un verre de vin rouge presque translucide -ce doit être le cépage, un étonnant ensemble féminin dont les motifs rejouent les dessins de Cocteau, visages un peu ridicules à bouche pincée. 

Et puis enfin, ce moment de papillonnement parfois interminable où tout le monde doit se dire au revoir. Les femmes montent au premier étage pour saluer à la fenêtre. Elles sont d’abord deux. Une troisième, montant l’escalier pour les rejoindre, se glisse entre les plans. Enfin, sa tête apparaît. Elles sont joyeuses et belles. Je trouve ce film très beau. J’aimerais le montrer à tous ceux que j’aime.


Arthur raconte Gemini Man (2019) de Ang Lee :

tous ces efforts pour rendre ces acteurs humains, et les restituer dans le monde des humains : des décors à la bonne taille (tous superbes, il faut insister dessus, c'est bien le seul truc jamais vu que propose le film), une variété impressionnante de cocktails et de boissons, et l'énumération que fait will smith à son clone de tous ses constituants, dont les allergies (coriandre, abeille) : un beau souci de la constitution, de la bonne santé (du corps, et de la technologie : le plaisir énumératif là aussi se fait sentir, entre les multiples viseurs, les écrans, la vision infrarouge...)

on est moins dans la dépense que dans l'hédonisme, beaucoup de couleurs chatoyantes, de tables rondes et de cafés ; l'herbe est très verte

on dirait qu'ils (les joyeux acteurs) sont encore à moitié dans la pause déjeuner à chaque prise, c'est très émouvant

une pensée de la légèreté intrigante, sans vélocité, sans beau raccord : ça se passe toujours dans le plan, qui reconnait la gravité et qui est très ouvert à toutes les strates du monde (cela me semble assez rare)

je n'ai pas saisi l'effet de la projection en 3D / 120 FPS, je ne sais pas du tout ce que ça accentue, encore moins si ça s'effrite sans ; j'ai cru mieux voir (si tant est que ça veuille bien dire quelque chose) l'espace, le contour des décors, le vide et l'air qui s'agite à l'intérieur ; les acteurs semblent transparents, pour de vrai

c'est grave ringard, pour de vrai

impossible de dire ce qui arrive aux visages, tantôt fétiches et grouillants, tantôt planes et raides : tant mieux, car au moins, ils ne sont pas l'univers, le cosmos

vaut mieux vanité qu'orgueil


Paul raconte To Sleep with Anger (1990) de Charles Burnett :

Pushing Hands
C’est l’histoire d’une maisonnée, d’un couple en retraite qui accueille un vieil ami venant d’on ne sait où.
Le couple a deux garçons, tous deux pères. L’un est responsable, le plus jeune ne l’est pas. On appelle encore le plus jeune Babe Brother. Il est paumé et sème la discorde dans un écrin familial ritualisé et pieux.
On parle beaucoup de pêcher, d’enfer et de paradis dans ce film. Sur le ton de la blague, de l’anecdote ou de l’allusion. Vieille tradition routinière où les évangiles sont prises dans des tours de langage pour commenter la vie et les comportements qu’on estime adéquats. Leçons de contradictions aussi.
Le film agite longtemps des cordes grotesques de « thriller psychologique », comme on dit. C’est fatiguant et malaisant. Le vieil ami, qui s’appelle Harry, semble cacher quelque chose, il est lourdement illustré que le diable l’habite, mais le couple lui fait part d’une bonté incompréhensible. On ne sait rien des liens qui les rattachent et qui semblent justifier une confiance sans borne. Tout semble aller vers la révélation d’un secret et une implosion de la famille empoisonnée par le sournois Harry. Harry sort son couteau de plus en plus souvent, il fouille, raconte des histoires étranges, d’anciennes connaissances lui parlent d’un meurtre. Sa conquête éhontée de la maison terrifie. Le père tombe malade, les fils se disputent, sous mauvaise influence le plus jeune devient indifférent à sa femme et à son fils. On étouffe : ces hommes si évidemment mystifiés, des jouets dont la vie doit être balayée ? Une mauvaise germe a gagné les esprits, va-t’on apprendre que cela est bien mérité ? et que les films doivent être justiciers ou vengeurs ?
L’impression que tout se nivelle pour la réception triomphale d’une révélation et d’un terrible drame. Je me dis qu’aujourd’hui pour un tel film on aurait entendu beaucoup de basses vrombissantes. Pour parler aux entrailles plutôt qu’au cœur comme le disait le critique. Ici il n’y a pas de grosses basses et on a l’humilité d’écouter plusieurs fois un jeune enfant du voisinage qui, sans proposer une note correcte, joue de la trompette. Dans sa chambre, abrité du récit inconfortable, envoyant modestement par sa fenêtre ouverte des nouvelles d’un souffle mal placé, de son ardeur vaine au travail du bruit. C’est déjà pas mal. Mais voilà tout de même les scènes collées pour le climax. Univocité qui n’ouvre à rien, trop occupée à réaliser son plan tout bête. Du nivellement (vrai reproche facile mais aussi vraie expérience de visionnage).
Ça attriste parce que dans ce film autour d’une grande maison il y a une observation délicate des corps dans l’espace intime. Rythmique des escaliers et des portes, cérémonial des constants entredeux d’espace-temps du foyer. Les gens qui vivent et se rencontrent dans la maison de ce film ne le font pas superficiellement. La caméra connaît les lieux, ils ont été élus. La diversité des corps et de leurs errances happée avec élégante souplesse. On a dit les personnages masculins usés par le récit. Puis il y a les femmes plus vagabondes, plus passives, décoratives peut-être. Nobles surtout, dans leur façon de prendre la parole ou de ne pas la prendre. Dans ce qu’elles gardent caché de leur visage, il n’y a pas d’auto-guide pour leur dignité. Il y a aussi un autre enfant (le fils de Babe Brother), qui observe et traîne.
Le drame arrive petit à petit, on sent que le père va mourir. Babe Brother devient fou, il s’aliène jusqu’à la rupture. Un soir de tempête, vers la fin du film, il vient chez ses parents prendre une valise pour partir avec Harry et de vieux amis. Depuis plusieurs jours Babe Brother ne vit plus avec son fils et sa femme. Plus tôt ce jour là, sa mère à renvoyé Harry de leur maison, une proche lui a fait comprendre qu’il était mauvais. Lorsque dans sa cuisine elle demande à Harry s’il est un ami, il lui dit qu’il est comme le jeune trompettiste de l’autre côté. Que s’il était un ami il aurait arrêté d’irriter son entourage, mais que pourtant s’il arrêtait de s’entraîner sans relâche il ne pourrait accomplir ce qu’il a de capacités. C’est un crève cœur pour elle de poser une telle question et de pousser quelqu’un hors de sa maison. Elle pleure en silence, la tête basse. La bouche fermée, les yeux ronds, avançant vers lui. Harry lui demande d’accrocher la photo de son fils, lui pose une main sur l’épaule et s’en va.
Le soir, donc, Babe Brother vient chercher sa valise. Lorsque dans la cuisine il en explique la raison à sa mère elle lui dit qu’elle a rarement entendu telle bêtise, qu’il ne devrait pas la pousser à lever sa main. Son calme et son humilité, déchirants. Elle s’éclipse vers sa chambre pour déplacer avec le reste de la famille le lit du patriarche malade, atteint par une infiltration d’eau. Avant de partir elle lui enjoint de les rejoindre, mais Babe Brother reste assis à jouer avec un couteau offert par Harry. Le lit est trop lourd, le grand frère explose quand il apprend la présence de son cadet au rez-dechaussée. Il descend furieux, les deux s’empoignent.
Le couteau est sorti, l’aîné va l’abattre. La mère et les femmes des deux frères accourent, elles s’agrippent à leurs corps. Les bras tendus, les mains et les visages crispés, immense effort. La scène est silencieuse. La lame s’arrête, serrée par la main de la mère.
L’attention de tous passe alors vers le membre martyre, il est a soigner. Le film se retourne. L’acte a contenu et réuni. La douceur irradie de toute part, rare impression. Aux urgences les deux frères échangent à l’abri de nos oreilles indiscrètes, ils rigolent.
Le groupe rentre le matin, un seul corps, se tenant la main. Harry est à la porte, il demande à récupérer ses affaires. Ignoré on le laisse au rez-de-chaussée alors qu’on se regroupe à l’étage autour du lit du père. Harry s’en va vers la cuisine, là il glisse sur des billes oubliées par le fils de Babe Brother. Il meurt d’un infarctus.
Le corps ne peut être emporté de suite. Les gens se pressent à la maison. Le père lui se réveille, un regain miraculeux. Le soir la famille se réunit dans le salon. On s’allonge les uns sur les autres, on se touche et se parle doucement. Feu d’amour de la veillée. La volonté va vers : écouter l’autre, rassurer les corps, gagner sur l’orgueil et le temps égoïste, blaguer avec une bienveillante sévérité (le père), dormir. A quelques mètres, à l’entrée de la cuisine sous un drap, il y a un mort.
Le lendemain matin autour de la table du salon il y a le père et la mère, et un révérend qui ronfle grassement. Le père raconte la blague d’un homme qui se rend au paradis puis en enfer pour se forger un avis sur l’un et l’autre. Sa femme mutique s’occupe de jeunes plantes, peut-être des boutures. Avec sa main valide elle coupe, de l’autre, bandée, elle manipule. Elle ne l’écoute pas. L’homme qui s’en va au paradis découvre que celui-ci est tout point semblable à son pays, les gens pris dans un même labeur quotidien. L’histoire se file mais on l’entend moins, le film revient vers ceux qui dorment, se lovent et chuchotent à côté. Il ne nivelle plus, les voix de l’allégorie et des caresses se mêlent, l’une et l’autre sans pompe. Arrivé au volet enfer de sa blague le conteur est coupé sèchement par sa femme, elle n’a aucune envie d’entendre une blague sur des personnes en enfer, aucune envie d’écouter une quelconque histoire. Sa main lui rappelle qu’il n’y a pas à en rire. C’est seulement une histoire lui dit-il.
Peu après il y a un tremblement de terre, sans conséquence. Une voisine entre dans la maison. Puisqu’il était impossible de faire à manger avec le mort sur le seuil de la cuisine un pique-nique a été préparé dans la rue.
A l’abri le jeune trompettiste pratique. Tout le monde sort tranquillement à son rythme dans la rue, un synthé s’ajoute à la trompette et aux joyeux bruits foisonnants (oiseaux et enfants). Belle lumière matinale, les visages sont sereins. Un plan de Harry sous son drap. Retour au trompettiste dans sa chambre. Le souffle est juste, les notes sortent harmonieuses, le film se clôt.

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En 1996, Charles Burnett, a réalisé NightJohn, un autre film beau à pleurer, moins énigmatique. Un téléfilm pour DisneyChannel en fait. Dans NightJohn les mains des esclaves servent à travailler le jour, à réconforter et se lier la nuit. Puis quelqu’un arrive et on découvre que sur ces même mains il y a des doigts grâce auxquels on peut compter, et avec lesquels on peut écrire son nom dans le sable. Notre nom qui n’appartient qu’à nous, même si on peut nous couper les doigts. Puis nos idées et nos gestes qui circulent, et nos histoires qui peut-être ne nous appartiennent pas.

jeudi 17 octobre 2019

Autour de La femme d'à côté

Melaine : Parlons de La femme d’à côté de Truffaut. Daney, qui comprend toujours tout du premier coup, a dit à sa sortie que c'était le film de la formation d'un compromis entre sa part Jekyll (les films consensuels, pour le public : La nuit américaine, Le dernier métro...) et sa part Hyde (les films dérangés, pulsions privées : La peau douce, La chambre verte...). Il a raison bien sûr : c'est complètement schizo La femme d'à côté. Je trouve le film très beau pendant une bonne heure, pour cette raison-là. Parce qu'il reste courtois et respectable mais menace de déborder de tous les côtés. Depardieu est sublime : corps burlesque, voix satinée, gêne enfantine, tendresse brute, violence contenue à la Bruno Cremer (le film m'évoque d'ailleurs Noce Blanche). Plus qu'à un beau personnage, c'est à un bel acteur que nous avons à faire. Les personnages, eux, sont sans intérêt. Ce sont des gens qui ne vivent pas, des bourgeois moyens, des jouets dans leurs maisons bien faites. Ce qui est beau, c'est que la passion ardente qui débarque dans le film (annoncée dès le départ et très vite arrivée) ne change rien, en apparence, à cette existence bien rangée. Elle habite le décor et les corps en toute discrétion. C'est le compromis dont parle Daney : déco Jekyll, intérieur Hyde. Et les deux font la paire : la courtoisie de façade est délicieuse dès lors que l'on sait qu'elle n'est qu'un jeu de cache-cache d'une maison à l'autre, la pulsion bouillonnante est d'autant plus dangereuse et troublante qu'elle reste réprimée. Film de pervers bien habillé. Sauf que, sauf que... vient un moment où le film se retrouve à poil. Depardieu craque en public, les corps se touchent, tout le monde voit tout, et puis fondu au noir ; rideau. Reste un peu plus d'une trentaine de minutes à tenir, et le film, tout honteux, se rhabille en vitesse et sauve les meubles comme il peut : secret avoué, mari et femme déboussolés mais prêts à pardonner, passion qui prend à nouveau le dessus jusqu'à tout exploser : mort des amants, le corbillard s'en va, les maisons sont intactes, fin du film. Tout ça, hélas, me semble trop bien sapé. Le dernier plan sous forme de fait divers aurait pu contenir en creux un final scandaleux, mais Truffaut a tout rendu public trop tôt, comme s'il avait eu peur de sa propre mise à nu. Tout le dernier acte n'est qu'un rafistolage pour faire croire à tout le monde que Jekyll a le contrôle. Évidemment, personne n'est dupe. On a tous vu Hyde sortir de ses gonds et courir à travers la maison de la voisine (Truffaut malin a fait endosser le personnage à Depardieu). Scène splendide, évidemment. Promesse insensée de déséquilibre, de transformation du compromis en une lutte bestiale entre perversion et bienséance. Promesse non tenue, hélas : la bête est rangée. Reste ce bout de film schizo, déjà un gros morceau, qui à lui seul donne envie d'y revenir... 


Ange Kowalski : Je partage le même sentiment d'un très beau film sur la première heure, avec de formidables comédiens, puis qui part en vrille à la fin. Pour ma part je n'arrive plus à passer cette première heure. La dernière fois que le film a été diffusé sur Arte (il y a peu de temps), il m'a fallu éteindre. La fin m'est devenue insupportable. 

C'est en général le moment chez Chabrol où la société rattrape les déviants, ceux qui sont allés trop loin, où tout bascule dans une sorte de pantalonnade finale, souvent traitée sèchement, où l'étroitesse d'esprit des gens de la haute apparaît au grand jour et sidère le spectateur de gauche des années 60/70. 

Le milieu social chez Chabrol reste déterminant jusqu'au bout. Il a beau être sclérosant, putréfiant, puant, on ne le quitte pas. Jamais. C'est la grande tautologie d'un cadavre qui bouge mais qui ne bouge que par l'action des forces qui le rongent de l'intérieur. Ici, au contraire, les personnages choisissent d'échapper. En sachant qu'en s'échappant ils se perdent. 

Ce sentiment d'une brutale bascule, à ce moment crucial où Depardieu craque en public, où l'on quitte ce compromis dont tu parles, et comme le dit Daney, "entre Hyde et Jekyll", il renvoie pour moi à un choix suicidaire -- non pas tant celui du personnage que celui du cinéaste. 

On sait l'influence de son scénariste, Jean Gruault, sur la dernière période de Truffaut. Ce scénariste avait été celui de Resnais sur Mon oncle d'Amérique, paru l'année précédente, en 1980. On peut voir La Femme d'à côté comme l'antithèse de cette sorte de déterminisme social que démontrait superbement le film de Resnais. 

Truffaut sortait d'un énorme succès avec Le Dernier métro, exaltation du triangle amoureux, et je me demande dans quelle mesure il n'a pas souhaité ou eu besoin de prendre le contre-pied du public et de la critique, en sacrifiant cette fois les acteurs de cette passion dévorante. 

On s'attend à ce que la fleur de la passion bourgeoise se referme sur elle-même et reste confinée dans son "intérieur", comme anesthésiée, pétrifiée, vitrifiée, mais le cinéaste-démiurge choisit de rompre le déterminisme, en coupant la fleur et en la jetant. Plutôt mourir que de voir sécher sur place cet amour. 

Leur monde peut sauver les amants superbes. Veut les sauver. Leur passion est magnifique. Valorisable par le milieu où elle se déploie. Mais Caesar, derrière sa caméra, retourne son pouce vers le bas et les condamne à une fin tragique. Plutôt trahir les attentes que de filer deux fois le même écheveau. 

Ces deux amants ne sont pas chabroliens pourtant. Ils ne sont pas désabusés, n'évoluent pas dans un monde cynique et froid, on s'identifie volontiers à eux. Ils sont modernes, "discrets et courtois", aimables, presque sympathiques. Et personnifiés par deux grands acteurs qui à l'époque sont au faîte de leur art et de leur gloire. Mais ils doivent mourir. 

Car leur passion est tragique. Ce film est une tragédie. Un dieu éteint la bougie. Décrète la fin. Sans raison apparente. C'est immotivé, brutal, inattendu... Injuste ? Peut-être, comme dans Match Point ce type antipathique à qui la chance sourit et qui échappe au sort qui lui est promis, qu'on voudrait lui voir subir. 

Et ce tragique de La Femme d'à côté, c'est ce qui me rend ce film si douloureux. 


Melaine : Pour ma part je n'aime pas beaucoup Le dernier métro, je trouve que c'est un film rance, vieille France... Pour le coup, c'est le côté Jekyll du début à la fin, film public, pour le public, comme Dubosc dirait "pour toi, public". A l'inverse, La Chambre verte, film presque complètement Hyde, c'est très beau (c'est, parmi les six ou sept Truffaut que j'ai vus, celui que je préfère), parce que c'est complètement dérangé. Et Truffaut n'y va pas de main morte ce coup-ci : il joue lui-même l'un des personnages les plus monomaniaques de toute l'histoire du cinéma. Obnubilé par l'autel des morts qu'il veut constituer, il ne parle que de ça, ne vit que de ça. Grâce à la matière littéraire de H. James, il recrée en quelque sorte le Scottie de Vertigo qui l'a tant fasciné, en poussant à l'extrême son obsession morbide, déjà nettement troublante chez Hitchcock. Il n'y a pas plus cinéphile que La Chambre verte (l'image comme mémoire des morts, c'est l'enjeu), mais ce n'est pas de la cinéphilie cynique et complaisante à la Tarantino, il ne s'agit pas de célébrer le triomphe du cinéma en exaltant ses grandes figures. C'est au contraire le portrait le plus vif, le plus cru d'un cinéphile -Truffaut lui-même. Là il y a mise à nu. Le film entier est à poil, c'est le coming-out de sa nécrophilie. 

Alors oui, la mort, le tragique dans La femme d'à côté, peut-être que c'est ça aussi. Mais je ne crois pas. C'est déjà plus démiurge, comme tu dis, donc plus Tarantino, ou Woody Allen. Des gens qui ont la main mise et s'en lavent les mains. La Chambre verte, il y va de son corps, il fonce tête baissée. La première heure de La femme d'à côté, comme déjà dit, c'est le compromis. Foncer mais la tête haute, avec élégance. Soigner les contours mais écourter tout ce qui aurait pu constituer un petit suspense sur le dos des sentiments (comme c'est le cas, et de façon assez perfide, dans Le dernier métro). Le film met très vite les pieds dans le plat : ce qui brûle brûle, on laisse les petits secrets à d'autres. Il y a d'ailleurs, dans la façon qu'ont les deux amants de se parler (eux qui ont des voix si particulières), comme une franchise nimbée d'étrangeté. Ils s'inventent un langage à rebours de la courtoisie. Les non-dits sont dits, le passé resurgit, et c'est à la fois trop et pas assez. Comme ces corps qui se désirent, ce jeu très physique des deux acteurs (Depardieu bien sûr mais Ardant tout autant), qui semblent lourdement chargés d'un mystère très léger (ce qui n'a rien à voir avec le bouillonnement émotif paralysant d'un Grémillon, qu'on retrouve plutôt chez Straub ou chez Guédiguian. Dans le film de Truffaut il y a déplacement possible, investissement corporel d'un espace, et d'ailleurs le film se montre très joueur à cet égard durant toute la première heure).

Mais alors pourquoi le tragique ici ne fonctionne pas ? Il n'est pas tant question de l'idée de deux amants qui doivent mourir, sinon je n'aimerais pas si follement They Live by night (Ray), Colorado Territory (Walsh), Les amants crucifiés (Mizoguchi) ou Marie-Jo et ses deux amours (Guédiguian), qui tirent la corde jusqu'au bout sur une seule note sublime. Non, il s'agit d'autre chose. Courtoisie là encore, politesse pas exactement sincère (clin d’œil au public ?) de boucler la tragédie. Ils doivent mourir, non pas dans la fiction mais dans la tête du public qui n'accepterait pas d'autre issue. Ils meurent non pas scandaleusement (Ray, Walsh, Mizoguchi) ni d'un tragique déchirant la toile du réel (Guédiguian) mais bien parce qu'ils avaient dévoilé un peu trop, et trop crûment, de leur intimité. Truffaut, les faisant mourir, s'associe donc à cette "société normale" qu'il dépeint, il assassine les amants sacrilèges et maquille ça derrière un fait divers. Mizoguchi, on le sait, était de l'autre côté : il regardait s'éloigner, plein de honte, d'amour et de colère, le cortège en direction de la mort -sans la montrer. Walsh finissait sur les deux mains liées dans le sable pour l'éternité. Mais Truffaut, lui, en bon Jekyll, consomme le meurtre et observe tranquillement les cadavres se faire emporter. C'est ça qui me gêne, au fond : moins le tragique que sa préparation trop lisse et minutieuse, trop sûre de ses effets, lavée à la fois de l'étrangeté bestiale et de la maniaquerie joueuse de la première heure. La mort, peut-être, aurait dû rester à l'endroit du désir, c'est-à-dire comme la femme du titre : à côté. 


Michaël : Je trouve que dans ce que tu reproches au film, Melaine, tu éludes ce qui en fait justement autre chose qu'une simple tragédie en demi-teinte, qui n'aurait pas le courage de ses transgressions. À mon avis la clé de cette dernière demi-heure se trouve dans un autre film de Truffaut, L'argent de poche. Une courte scène énigmatique nous y montre l'arrestation de la mère de l'enfant battu que nous suivons depuis le début du film, sans connaître le détail de ses malheurs. Cela tient en un long plan cahoteux, secoué, qui mime clairement l’affairement des journalistes TV présents. Il y a quelque chose de déchirant à ce que ce soit notre seul accès de spectateur au malheur en question. Notre curiosité perverse aurait aimé voir ce qui se passait réellement entre les murs de cette grande bicoque (que je trouvais charmante avant de constater sa misère), aurait aimé une fine analyse, un pot-au-feu de psychologie tragique. Mais non, on a le fait, et l’impuissance ressentie à le voir se présenter à nous par le petit bout de la lorgnette, et au travers de la plus vulgaire des lentilles. À la fin de La femme d'à côté, c'est un communiqué de police qui résume le sommet de tragédie du film, lui confère un accablement de convenance, nous fait baisser les yeux en supprimant tout effroi. Notre seul angle de vue sur ce qui touche l’intime familial, c’est celui du fait divers, déjà présent dans les conversations (« t’as entendu ce qui s’est passé ? sa mère s’est faite coffrer parce qu’elle le battait » « ils se sont flingués parce qu’ils s’aimaient ») ; pour Truffaut, il serait malséant que le cinéma en feigne l’absence. Je ne crois donc pas trop à cette histoire de Jekyll et de Hyde, mais plutôt à une sorte de "fidélité" du cinéaste à la façon dont nous sommes capables de percevoir les choses, qui est rarement celle du mélodrame.

samedi 12 octobre 2019

lettre à mon père

envoyée le 07/10/2019, à 01h53

Merci pour ton retour sur mon précédent texte, et tes retours en général, qui me touchent toujours beaucoup... Je suis heureux aussi du lien que nous avons créé tous les deux depuis que je suis à Rennes. Il m'a beaucoup libéré, je crois, d'une certaine "peur du père", parfois tétanisante, qui me restait et de laquelle je ne parvenais pas à me dépêtrer. Je crois que la relation que nous entretenons un midi par semaine depuis deux ans, de personne à personne, est très adoucissante, elle apaise cette peur de petit garçon, et lui donne confiance pour accompagner l'adulte que je travaille à devenir. Je t'en remercie.

Je tenais à t'envoyer ce mail, au départ, dans l'idée d'écrire quelques mots à partir de ma lecture de Franny et Zooey de Salinger, en faisant, pourquoi pas, un parallèle avec le film Sixième sens de Shyamalan, découvert vendredi soir (film, d'ailleurs, sur une peur enfantine qui trouve un apaisement par un rapport très doux à la filialité). Mais il se trouve que d'autres émotions, plus intenses et plus vives, sont venues se mettre en travers de mon chemin. J'ai donc cheminé avec elles. D'abord un tableau de Cézanne aperçu en "zappant" sur twitter depuis mon téléphone, samedi soir. J'ai cliqué sur la photo en miniature, je l'ai regardé, et j'ai pleuré. Presque chaque rencontre avec Cézanne, aujourd'hui, m'émeut profondément. Même par hasard sur twitter, c'est un bouleversement. Ici c'est un homme aux larges épaules, assis sur une chaise, les bras croisés. Un visage oblique, les yeux de travers, et le regard portant vers un ailleurs inconnu, comme appelé par un chant d'oiseau en provenance d'une lucarne que l'on imaginerait. L'homme semble s'être bien habillé mais revêt une forme d'inélégance. De toute évidence, il se trouve en marge de la "bonne tenue", et son trait, son caractère, son allure, se refusent à toute convenance par l'expression intuitive d'une profonde franchise. La franchise du marron ; ce marron sublime cher aux paysans de Cézanne. Je dis "de Cézanne", mais ici Cézanne n'existe plus. Il s'est dévoué entièrement à restituer par la peinture une présence. Seul existe ce tableau, et cet homme. C'est le plus beau des hommes.

Puis l'émotion, toute aussi forte, à la vue de Bacurau cet après-midi. Pas des larmes mais des tremblements cette fois, et une profonde tristesse mêlée de colère. Face au portrait de Cézanne, je me suis senti vivant, vivant dans le monde, et devant l'autre, vivant aussi. Au contact de la Terre, de l’espace, appelé à l'épreuve d'une profonde humilité. A la sortie de Bacurau, je me suis senti seul et désespéré. Je ne raconterai pas le film : il est infâme, tyrannique, irresponsable. On s’y amuse à assassiner un enfant qui joue à l’aventure. C’est un film criminel -et tout le monde l’applaudit. Récompensé à Cannes, encensé par la presse. Où suis-je alors, moi ? Quelle place dans ce monde-là ? Vertiges et tremblements, colère contre les autres, tristesse pour moi, puis pour les autres, aussi. Ayant vu la veille la modeste beauté d’une toile de Cézanne, comment supporter cela ? Je ne peux pas, je n’y arrive pas, ça m’est insupportable.

Puis j’ai appelé ma mère. Nous avons parlé une heure au téléphone. Apaisement. Sentiment rassurant d’un lien retrouvé. Promenade dans les rues pavées de Rennes, et ses murs lumineux, sous le soleil léger de la fin d’après-midi. Je ne suis pas seul à vivre. Le monde est là ; j’y suis, je le suis. Je fais corps avec lui. A l’écoute d’un "devenir-paysan", qui demande un travail. Bacurau, Bolsonaro, le festival de Cannes, l’incendie de l’Amazonie…. Toutes ces horreurs sont là, mais la beauté aussi. La Terre existe. Ces derniers temps, accompagné de loin par l’esprit du cinéma de Guédiguian, je me remémore régulièrement, comme un mantras, le titre d’un film de Ford : le soleil brille pour tout le monde. J’y crois très fort, religieusement. Cela dissout un peu les abominations, pour moi si douloureuses, commises par Bacurau, par la culture, par les autorités. Le soleil brille pour tout le monde. Depuis l’obscurantisme de la salle obscure peuvent encore jaillir des points de lumière, qui "éclairent le monde pour nos yeux qui ne voient rien". France Gall confie ce rôle à Cézanne, dans cette chanson si belle qu’elle lui dédie.

C’est aussi ce que fait Salinger à la toute fin de Franny and Zooey. Il laisse un rayon de soleil pénétrer dans la maison de la famille Glass, se poser sur les joues de Franny, et illuminer le livre entier. Après de très longues conversations intimes, étalées presque impudiquement pendant plus de 200 pages, des personnages souffrant d’un repli sur soi quasi-misanthrope discutant stérilement sans ne jamais s’entendre, et moi lecteur, pris de l’étrange impression de n’avoir rien à faire là ; après ces 200 pages passées auprès de personnages se refusant à l’autre, apparaît tendrement une ouverture. Le ciel se dégage, le jour se lève, et enfin je vois la douleur de la solitude, au moment même où, dorénavant écoutée, elle se transforme en un sourire apaisé. La porte est ouverte, je ne suis plus un intrus. Les Glass enfin se déplient, et s’offrent humblement à mon empathie, grâce à la patience de Salinger qui a pris le temps de les préparer, et de me préparer, pour ménager l’espace d’une rencontre la plus douce et la moins douloureuse possible. Lui non plus, à la fin, n’existe plus. Il n’y a plus qu’eux et moi, et le soleil brille.




                                                   

lundi 7 octobre 2019

Marie Rivière dans La vie comme ça de Brisseau (1978) et Le rayon vert de Rohmer (1986)



Des Rohmériennes * — Marie Rivière, Pascale Ogier et Rosette — à l’épreuve du système Brisseau. Marie Rivière m’a semblé, de prime abord, débouler tout droit du Rayon vert. Performance en puissance avec huit ans d’avance. Il me semble maintenant, avec un revisionnage dans les pattes, avoir mal évalué un caractère. Mal vu, mal… vu, tout simplement. Quelque chose a trompé mon oeil. Mon sentiment d’il y a quelques mois, désormais se précise, s’ajuste à la manière d’une boussole. La malveillance dont l’affublera Brisseau, n’existe pas chez Rohmer. Elle n’est pas hautaine ou insupportable, elle est seule et les autres sont idiots. Ce dédain, qui n’est pas exactement de l’arrogance — « je veux passer des vraies vacances, pas aller en Irlande »— dissimule beaucoup de sensibilité. Rivière a beaucoup de choses pour elle. Elle est d’une beauté confondante -fugacité d’une manche qui glisse et lui dénude l’épaule- mais, elle se trouve privée d’éloquence. Petite sirène à laquelle on a presque coupé la langue, la voir tenter de s’exprimer est un vrai supplice. 

De Rohmer, on se chamaille à propos de la question de la parole, de son artificialité prétendue, si bien qu’il est obligé de s'en justifier en 1971 dans la Nouvelle revue française — « Mon cinéma, dites-vous est littéraire…. » — Ici en 1986, Marie Rivière a du mal à aligner deux mots sans bégayer. Revenu à un mode de travail plus modeste, il s’agit de comprendre que toute l’attention que Rohmer porte à la parole, prend justement en charge toutes les difficultés d’expression, de manifestation de cette même parole. Trouver les mots justes, c’est le travail de toute une vie.

Personne ne comprend ; le respect de la flore, le refus de manger les animaux, la solitude, les manies. Lorsqu’elle parle, elle est seule, se passe péniblement la main dans les cheveux, en appelle au bon sens de chacun ou plus simplement, se fait discrète dans l’espoir de passer inaperçue. On lui rétorque qu’elle est mal élevée (vilaine Béatrice Romand) ou qu’elle fait la difficile (les cousins hippies de Rosette). Ça me fait pleurer. Chez Brisseau, sa situation sociale (fille chérie d’un pdg, leur relation est très oedipienne) lui permet d’acquérir un langage tout autre dont elle joue avec malignité - terrible scène dans laquelle elle berne Lisa Hérédia. Jouant sur le « tu ne sais pas que je sais ce que tu tiens à me cacher », elle humilie de la pire manière qui soit. Elle lui tourne autour comme un vautour autour de sa proie, à ce moment là quelque chose se casse, le destin d’Hérédia est condamné.

La vie comme ça s’ouvre sur un travelling terrifiant sur une salle de classe qui chahute. Lisa Hérédia est une jeune fille qui arrête l’école au bout de deux minutes de film. L’école, on ne la reverra plus, d’autres films s’en chargeront jusqu’au dynamitage final de l’an 2000 : investir une école sans y être invité, Raphaëlle Godin et Stanislas Merhar -rendu analphabète- dans les Savates du bon Dieu. Dans La vie comme ça -sorti trois ans après Surveiller et punir de Foucault- il est question d’un autre lieu où s’exerce le pouvoir, où l’on tend à rendre le corps docile et efficace : le bureau. Par tous les moyens, les patrons d’Hérédia tenteront de la faire taire. Jamais elle ne flanchera de sa ligne morale, jusqu’à. 


Aimer la vérité signifie supporter le vide, et par suite accepter la mort. La vérité est du côté de la mort.

Pour atteindre le détachement total, le malheur ne suffit pas. Il faut un malheur sans consolation. Il ne faut pas avoir de consolation. Aucune consolation représentable. La consolation ineffable descend alors.

Remettre les dettes. Accepter le passé, sans demander de compensation à l'avenir. Arrêter le temps à l'instant. C'est aussi l'acceptation de la mort.

« Il s'est vidé de sa divinité. » Se vider du monde. Revêtir la nature d'un esclave. Se réduire au point qu'on occupe dans l'espace et dans le temps. À rien.

Se dépouiller de la royauté imaginaire du monde. Solitude absolue. Alors on a la vérité du monde. S.W ** 







* Mais pas que. Je crois avoir reconnu le sublime profil d'Ingrid Bourgoin (ce nez..!) de manière très furtive. Son nom n'est cependant pas mentionné au générique. J'aime à croire que c'est bien elle. 

** Très beau plan sur Lisa et Marie, lisant à quatre mains La pesanteur et la grâce. Brisseau est un habitué de Simone, on se souvient de la thèse — La philosophie mystique de Simone Weil — virtuellement écrite par Bruno Cremer dans Noce blanche, et de manière plus effective par Gaston Kempfner.