samedi 12 octobre 2019

lettre à mon père

envoyée le 07/10/2019, à 01h53

Merci pour ton retour sur mon précédent texte, et tes retours en général, qui me touchent toujours beaucoup... Je suis heureux aussi du lien que nous avons créé tous les deux depuis que je suis à Rennes. Il m'a beaucoup libéré, je crois, d'une certaine "peur du père", parfois tétanisante, qui me restait et de laquelle je ne parvenais pas à me dépêtrer. Je crois que la relation que nous entretenons un midi par semaine depuis deux ans, de personne à personne, est très adoucissante, elle apaise cette peur de petit garçon, et lui donne confiance pour accompagner l'adulte que je travaille à devenir. Je t'en remercie.

Je tenais à t'envoyer ce mail, au départ, dans l'idée d'écrire quelques mots à partir de ma lecture de Franny et Zooey de Salinger, en faisant, pourquoi pas, un parallèle avec le film Sixième sens de Shyamalan, découvert vendredi soir (film, d'ailleurs, sur une peur enfantine qui trouve un apaisement par un rapport très doux à la filialité). Mais il se trouve que d'autres émotions, plus intenses et plus vives, sont venues se mettre en travers de mon chemin. J'ai donc cheminé avec elles. D'abord un tableau de Cézanne aperçu en "zappant" sur twitter depuis mon téléphone, samedi soir. J'ai cliqué sur la photo en miniature, je l'ai regardé, et j'ai pleuré. Presque chaque rencontre avec Cézanne, aujourd'hui, m'émeut profondément. Même par hasard sur twitter, c'est un bouleversement. Ici c'est un homme aux larges épaules, assis sur une chaise, les bras croisés. Un visage oblique, les yeux de travers, et le regard portant vers un ailleurs inconnu, comme appelé par un chant d'oiseau en provenance d'une lucarne que l'on imaginerait. L'homme semble s'être bien habillé mais revêt une forme d'inélégance. De toute évidence, il se trouve en marge de la "bonne tenue", et son trait, son caractère, son allure, se refusent à toute convenance par l'expression intuitive d'une profonde franchise. La franchise du marron ; ce marron sublime cher aux paysans de Cézanne. Je dis "de Cézanne", mais ici Cézanne n'existe plus. Il s'est dévoué entièrement à restituer par la peinture une présence. Seul existe ce tableau, et cet homme. C'est le plus beau des hommes.

Puis l'émotion, toute aussi forte, à la vue de Bacurau cet après-midi. Pas des larmes mais des tremblements cette fois, et une profonde tristesse mêlée de colère. Face au portrait de Cézanne, je me suis senti vivant, vivant dans le monde, et devant l'autre, vivant aussi. Au contact de la Terre, de l’espace, appelé à l'épreuve d'une profonde humilité. A la sortie de Bacurau, je me suis senti seul et désespéré. Je ne raconterai pas le film : il est infâme, tyrannique, irresponsable. On s’y amuse à assassiner un enfant qui joue à l’aventure. C’est un film criminel -et tout le monde l’applaudit. Récompensé à Cannes, encensé par la presse. Où suis-je alors, moi ? Quelle place dans ce monde-là ? Vertiges et tremblements, colère contre les autres, tristesse pour moi, puis pour les autres, aussi. Ayant vu la veille la modeste beauté d’une toile de Cézanne, comment supporter cela ? Je ne peux pas, je n’y arrive pas, ça m’est insupportable.

Puis j’ai appelé ma mère. Nous avons parlé une heure au téléphone. Apaisement. Sentiment rassurant d’un lien retrouvé. Promenade dans les rues pavées de Rennes, et ses murs lumineux, sous le soleil léger de la fin d’après-midi. Je ne suis pas seul à vivre. Le monde est là ; j’y suis, je le suis. Je fais corps avec lui. A l’écoute d’un "devenir-paysan", qui demande un travail. Bacurau, Bolsonaro, le festival de Cannes, l’incendie de l’Amazonie…. Toutes ces horreurs sont là, mais la beauté aussi. La Terre existe. Ces derniers temps, accompagné de loin par l’esprit du cinéma de Guédiguian, je me remémore régulièrement, comme un mantras, le titre d’un film de Ford : le soleil brille pour tout le monde. J’y crois très fort, religieusement. Cela dissout un peu les abominations, pour moi si douloureuses, commises par Bacurau, par la culture, par les autorités. Le soleil brille pour tout le monde. Depuis l’obscurantisme de la salle obscure peuvent encore jaillir des points de lumière, qui "éclairent le monde pour nos yeux qui ne voient rien". France Gall confie ce rôle à Cézanne, dans cette chanson si belle qu’elle lui dédie.

C’est aussi ce que fait Salinger à la toute fin de Franny and Zooey. Il laisse un rayon de soleil pénétrer dans la maison de la famille Glass, se poser sur les joues de Franny, et illuminer le livre entier. Après de très longues conversations intimes, étalées presque impudiquement pendant plus de 200 pages, des personnages souffrant d’un repli sur soi quasi-misanthrope discutant stérilement sans ne jamais s’entendre, et moi lecteur, pris de l’étrange impression de n’avoir rien à faire là ; après ces 200 pages passées auprès de personnages se refusant à l’autre, apparaît tendrement une ouverture. Le ciel se dégage, le jour se lève, et enfin je vois la douleur de la solitude, au moment même où, dorénavant écoutée, elle se transforme en un sourire apaisé. La porte est ouverte, je ne suis plus un intrus. Les Glass enfin se déplient, et s’offrent humblement à mon empathie, grâce à la patience de Salinger qui a pris le temps de les préparer, et de me préparer, pour ménager l’espace d’une rencontre la plus douce et la moins douloureuse possible. Lui non plus, à la fin, n’existe plus. Il n’y a plus qu’eux et moi, et le soleil brille.




                                                   

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