mercredi 12 juin 2019

Question posée à tous (2)

Paul : J'aimerais savoir quelles sont vos pratiques de revisionnage. Est-ce que vous revoyez les films ou non ? Intensément ou très rarement, pour une poignée de films de chevet ou pas mal de films. Qu'est-ce que ça implique pour vous de revoir les films ou au contraire pourquoi ne pas le faire, qu'est-ce que vous cherchez dans un revisionnage ? Revisionnage complet ou séquences, ou plans ? Tout ce qui tourne autour de cette question en fait.


Melaine : Pour ma part je revois des films de temps en temps. De plus en plus fréquemment, puisqu’il y a de plus en plus de films que j’ai déjà vus, et aussi parce que le temps passe et que mon souvenir de certains films aimés s’estompe, si bien que j’éprouve le désir de les revoir. Cela-dit, je crois que voir et revoir un film ne se limite pas au moment où on le regarde et l’écoute devant notre écran. C’est un travail qui se fait sur la durée, avant et après le visionnage. On ne cesse de voir et revoir les films. Je ne me suis pas déplacé en salle pour le dernier film de Gaspar Noé, mais je crois l’avoir un peu vu. Rien que dire « le dernier film de Gaspar Noé » plutôt que Climax, c’est déjà le témoignage d’une certaine façon de le voir. Et puis les bandes annonces, les affiches, le titre, les différents retours… Tout ça me l’a partiellement montré (ça m’a suffit, d’ailleurs). Récemment j’ai revu Collateral en salle, trois ou quatre ans après l’avoir découvert, et ça a été l’occasion d’une certaine mise au point, ce qu’on appelle une redécouverte. Si cette redécouverte était nécessaire, ce n’est pas parce que je ne l’avais pas aimé la première fois, mais bien parce que du temps a passé depuis, j’ai changé, et ma perception du film a changé avec moi. C’est bien que j’ai continué à voir le film, au travers de souvenirs, de discussions, de lectures, etc. 

Il y a un exemple très marquant pour moi, c’est celui de Paterson, de Jim Jarmusch. C’est un film que j’ai vu à sa sortie, fin 2016, et que j’ai plutôt rejeté alors. Sauf que, très vite, j’ai été confronté à tout un tas d’arguments très convaincants qui m’ont montré des choses que je n’avais pas vues du tout au cinéma. Mes souvenirs du film étant encore très vifs, j’y ai vu alors toutes ces belles choses, et ai découvert le film sous un tout nouveau jour, sans même avoir senti le besoin de me prêter au jeu du revisionnage. Aujourd’hui, je ne l’ai toujours pas revu -au sens commun-, mais c’est un film que je tiens en haute estime. J’ai fait l’expérience de sa beauté par voies détournées, découvrant le film en confrontant mes souvenirs aux souvenirs des autres. A l’inverse, il y a énormément d’œuvres que j’aimais avant et que je déteste aujourd’hui, sans les avoir revisionnées. La découverte de Mommy en salle en 2014 a été l’un des événements déclencheurs de mon intérêt pour le cinéma. Je l’ai revu deux fois en 2015, j’adorais ce film. Maintenant, je sais que je ne le supporte plus. Je m’en doutais depuis quelques temps déjà, mais je suis quand même allé voir Ma vie avec John F. Donovan, le dernier film de Dolan, pour mettre au clair ma relation avec son cinéma. J’ai trouvé ça abominable. Il est possible, bien sûr, qu’un réalisateur fasse un bon film puis un mauvais, c’est même plus fréquemment le cas que ce que veulent nous faire croire les partisans de la politique des auteurs -qui sont encore nombreux-, mais dans le cas présent ce qu’il y a de hideux dans Ma vie avec John F. Donovan était déjà là, tout aussi hideusement, dans Mommy. En voyant le premier, je revoyais donc le second. 

Je crois que se souvenir, oublier, imaginer… font partie intégrante du voir. Et ça concerne tous les films, tout le cinéma. Même au moment de regarder une séquence au beau milieu d’un film, la précédente est déjà un souvenir en train d’être oublié. Le nier, c’est nier le temps qui passe, nier le cinéma. On revoit sans cesse des films, des séquences, on refait le cinéma, et du même coup on refait le monde. Tout ça, ça ne s’arrête pas, ça ne se quantifie pas. Sur des outils comme Senscritique, j’aime bien mettre « revu », ou « + 1 », ou « - 1 »… Mais tout ça c’est du vent, c’est juste pour s’amuser, par défi contre le temps. Et je finis toujours par perdre, évidemment. Heureusement. On me dit « tu as baissé ta note à tel film sans le revoir ! », et je réponds « si, je l’ai revu, je le revois tous les jours. Et si j’étais un peu sérieux dans mon petit jeu, je changerais de notes vingt ou trente fois par jours ! ». Du reste voir et regarder ce n’est pas tout à fait pareil, dans voir il y a l’idée du témoignage. Je l’entends comme faire l’expérience de quelque chose par la vue, tandis que regarder, on peut faire ça des heures sans ne rien voir. Pour moi, regarder est un chemin possible vers le voir, mais on peut voir sans regarder. Je repense -et je conclurai là-dessus- à la fameuse réponse que donne Djibril Diop Mambéty à chaque fois qu’on lui demande comment faire un film : il faut fermer les yeux, mais les fermer très très très fort… Alors on voit des éclats de lumière dans le noir. La lumière se précise, la vie se crée… Puis on ouvre les yeux, et c’est le cinéma. 


Michaël : J’ai l’impression que la plupart des gens n’aiment pas beaucoup revoir des films. On a vu telle chose, donc on en a fini avec elle, qu’on s’en souvienne bien ou non, peu importe, on était là pour y assister, n’est-ce pas ? Comme un correcteur lassé, un sobre signataire qui ne dit pas son enthousiasme ou son apathie, on applique la mention « vu », forte de son caractère indéniable. J’ai spontanément tendance à partager ce point de vue. Autre chose à faire, autre chose à voir, toujours autre chose… grand vice cinéphile, qui préfère l’avoir-vu au voir. Pourtant, et peut-être même à cause de cette petite paresse, j’éprouve toujours une petite joie lorsque je constate, en regardant un film qui me plaît beaucoup, que je viens d’en louper un passage (par endormissement ou par simple inattention), promesse de la nécessité d’une seconde vision, ou plutôt prétexte idéal. Je me dis que ça fera des surprises pour la prochaine fois, qui sera forcément encore meilleure. Et je jubile dans le mystère de ce fragment loupé, j’y repense et l’imagine régulièrement, manifestant ainsi une autre manie de film buff, le besoin d’avoir saisi le film dans son entier, qu’on pourrait reparcourir d’un bout à l’autre par une projection toute mentale, le « maîtriser ». Ce qui mène parfois à une prise de conscience dont la dimension honteuse a quelque chose de comique : ce film que j’ai tant aimé, dit avoir tant aimé, en ai-je le moindre souvenir ? Dans le même ordre d’idée, l’anticipation d’une re-vision (révision ?) est souvent source d’un plaisir très singulier. Je m’accroche pendant des mois à quelques images d’un film adoré, ayant de fait l’impression de le revivre sans cesse alors qu’il ne m’en reste déjà plus que quelques lambeaux, sans doute les plus grossièrement jolis. Quand je le reverrai, il n’aura sans doute plus rien à voir, et ce n’est pas plus mal comme ça. L’idéal reste souvent le retour à un film par hasard, en victimes complices de circonstances qui nous privent de la confortable horlogerie du choix des films qui toujours nous plairont le mieux. Il passe à la télé, on le montre à des amis… Pour une louche d’intentionnalité en moins, quelques pincées d’étonnement en plus. Car il y a aussi le risque que le film « s’use », que même sans que notre regard ait profondément changé, il perde de son pouvoir sur nous, après quatre, cinq tours de manège, et qu’on ne regarde plus le film mais son défilement sur l'écran. Dans ce cas, rien de tel que d’attendre un peu avant d’y revenir. Il est intéressant que dans la plupart des cas où l’on « change d’avis » sur un film — là aussi, l’expression est assez rigolote —, ce n’est pas après l’avoir revu, comme dit Melaine. Il a simplement suivi un chemin mental qui l’asséché et assailli de bouts d’idéologies nouvelles et antagonistes, qui veulent en découdre avec ce qu’on tenait pour sûr. On passe de « L’Avventura chef-d’oeuvre absolu, meilleur film du monde !!! » à « bof, le film-étendard du "cinéma moderne" dans toute sa crypto-misogynie, ça ira merci ». Dans ces cas-là, je préfère ne pas m’en remettre à une option définitive, et continuer à faire vibrer en moi la corde première (voyez-vous ça !), en tirer ce que je peux, quand bien même elle aurait semble-t-il perdu de sa pertinence.


spilman : En revoyant récemment Détective, je me suis aperçu que je ne l’avais en réalité jamais vu. 
C’est-à-dire que, non seulement j’en gardais un souvenir si infime que chaque plan m’arrivait comme pour la première fois, mais en plus il m’a semblé je ne l’avais jamais vraiment vu. 
C’est que, entre temps, j’ai appris, un peu, à voir ; que le spectateur que je fus n’est pas celui que je suis. Voir, par exemple, chez Godard, la lumière (les deux premiers plans de Pierrot le fou), y entendre la musique, etc. Comprendre, aussi, ce qui est à l’oeuvre, formellement, et en sentir les tensions (Le Mépris). 
Et puis, le film lui-même se décale. Si les films de Griffith sont si surprenants, c’est parce qu’ils viennent, littéralement, d’un autre monde – et l’on peut supposer que tous les films sont sujet à ce glissement là (le temps passe, le film devient étranger). 
Il y a aussi que la mémoire fait défaut. J’oublie presque tout des films que je vois (même des bons), à quelques exceptions près. Ne me restent souvent que quelques plans, une vague musique et un semblant d’articulation narrative. Pour m’en souvenir bien, il faudrait probablement que j’y repense souvent – je ne le fais pas, et puis, de toute façon, le souvenir n’est pas la présence. 
J’aime bien revoir des films, souvent les mêmes. Quand j’en trouve un qui est vraiment bon, je le revois deux, trois fois dans le même mois. Je constate dès lors qu’il change de vitesse. L’histoire disparaît et laisse place aux éléments plus directement sensibles. Puis enfin, à force de voir les mêmes choses, l’attention ne s’accroche plus à rien et on regarde le film sans y être. 
Alors, il faut le laisser reposer quelques temps. 
Et ça repart.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire