mercredi 5 juin 2019

Considérations sur l'image cinématographique

Si on prend le cinéma dans ce qu’il a de plus élémentaire, je veux dire dans ce qu’il a de plus premier (ce qui passe dans la caméra et se projette ensuite sur l’écran); si on peut considérer la photographie comme constituant un morceau de moment, et effectivement elle est l’image d’un moment, on peut aussi voir qu’avec le cinéma, qui n’est jamais qu’un amoncellement de photographies, ce qu’est le cinéma n’est pas une chose simple, mais un composé, un composé de photos. C’est-à-dire que le cinéma n’est pas sans la photo, c’est sa substance. Le cinéma est un composé de photos, qui se succèdent en un temps déterminé, et ce cinéma n’a aucune existence en dehors de ce temps déterminé. Il est ce qui bouge entre chaque photo, ou plus précisément, cet espèce d’ordre temporel entre deux photos qui tisse l’image (ou récit) d’un mouvement photographié. Effectivement, prenons cette caméra qui tout en série photographie ce qu’il y a devant elle. Les photographies enregistrées, l’une après l’autre, tissent le récit d’un mouvement : c’est une main qui se plie, se déplie. Il suffirait d’un malheur pour que ces photographies se désordonnent. La première deviendrait alors, dans l’ordre de succession, la troisième, la dernière la première, et toutes alors en désordre formerait comme un amas de photos d’un récit désorganisé, le mouvement d’un geste à retrouver. C’est le mouvement photographié qui à ce moment là s’efface. Et que reste-t-il derrière cette désorganisation monstrueuse, qui, surgissant du désordre, projette un être déformé ? Le cinéma, ou la photographie du mouvement, c’est cet ordre temporel bienheureux, ce temps qui passe comme un long fleuve tranquille, enfin restitué, où le geste est retrouvé parmi un composé de photos. Il s’agit au travers du cinéma de chasser la monstruosité du chaos, que le désordre de l’atemporel cache. Alors les mystères du temps, toujours tranquille, à quelques pas de l’éternel, nous sont un peu communiqués.

Le cinéma ce serait donc la photographie du mouvement, mais non pas à l’inverse une photographie en mouvement. Une telle inversion (qu’on fait pourtant tous un peu inconsciemment, c’est comme ça, on ne le choisit pas) n’a pas de sens lorsque l’on sait que le propre d’une photo n’est jamais qu’être inerte. Elle ne vit pas d’elle-même, c’est une surface sur lequel le monde s’est figé, a été photographié. Une photographie en mouvement, à proprement parler, ça existe bel et bien cela dit. Mais c’est bien moins mystérieux, bien moins fantaisiste, c’est en fait tout con : c’est une photographie, posée sur une table, littéralement, qu’on prend entre les mains et qu’on bouge, qu’on plie, qu’on écrase, qu’on regarde. La photo en tant qu’objet aura toujours le loisir de bouger dans l’espace-temps, mais l’image qui y est contenue, elle, reste immobile, en lieu et en temps. Et c’est ce qui indique tout de même le profond mystère de la photo, car qu’est ce que c’est que cette chose immobile alors ? Elle semble comme en dehors de notre monde (bien seule la pauvre), cette image, qui n’est plus un objet et qui n’est pas non plus la vie, n’est pas un constituant de notre monde, mais comme inséré à l’intérieur de lui. Elle est dans le monde et non plus le monde lui-même. Un monde, il vit, il est fait de vent; le mouvement y passe de gens en gens, de chose en chose. Il y a un souffle commun qui n’exclut rien, c’est l’immanence. Mais alors… qu’est ce qu’une photographie ? Cet homme, en un jour parmi d’autres de ce monde, décide d’utiliser un bien étrange objet, théorisé, élaboré bien des années avant lui : la caméra. La caméra, elle est brute; il l’a dans les mains, bien présente… Et il regarde devant lui. Mais que lui vient-il a l’idée ? Il appuie ! Et qu’en sort-il ? De cet appareil, venu d’un monde en mouvement, naît un monde-jumeau inanimé, le frère parfait du monde à qui l’on aurait retiré le souffle… mais il ne meurt pas ! Car on semble aussi lui avoir retiré toute possibilité de dépérir. Il ne vit pas, ne meurt pas… ce petit homme est hors du monde. Il est son double figé, le morceau d’inanimé dans une nature animée. La brèche.

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