La première difficulté pour celui qui souhaite lire le premier numéro de Trafic, c’est d’abord de l’obtenir : il est impossible à acheter, si ce n’est d’occasion, à des prix très élevés (internet) ou très bas (marché aux puces – si on a la chance de tomber dessus !). Certaines bibliothèques l’ont, mais pas toutes, finalement assez peu ; sans doute est-il souvent volé. Aucune copie numérique complète ne semble exister (en tout cas, je ne suis pas tombé dessus). On m’a donc prêté ce numéro, et je remercie[1] son propriétaire de m’avoir laissé transporter ce petit objet dans un sac bien rempli pendant plusieurs semaines.
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Avoir l’objet dans les mains, donc. Difficile. On peut le décrire : 141 pages, l’inoubliable papier kraft, un grand « TRAFIC », des noms, des titres, une date, un éditeur, bien sûr un immense « 1 », et sur la couverture, une photo de famille de Rossellini, comme une évidence de connaisseurs (« nous savons tous pourquoi il est là »). Au dos, une étiquette effacée, un prix illisible, une date approximative (« 03/92 »), et bien sûr « FLAMMARION ». La couverture kraft est cornée, mais l’encre noire est bien nette. En bas de chaque page, une bande noire, qui se laisse voir quand la revue est fermée. On tourne la première page : des vers d’Ezra Pound, et un prix barré puis remplacé. 3€, et non, 1€50. Ça doit être l’inflation. Des euros, donc : ça, c’est bien lisible. Je lis ce numéro à des milliers de kilomètres de la France, au Québec, mais il fût bien acheté en Europe.
L’objet a quelque chose de solennel, je crois. Il me semble plus grand (plus haut et plus large) que les autres numéros de la revue que j’ai tenu dans mes mains : est-ce parce que ce « 1 » fondateur m’intimide et fait de cet objet voulu trivial (répétons-nous en citant Daney : « pour tout emballage, un simple papier kraft ») une relique sacrée ? En tout cas, ce numéro semble moins épais que les autres numéros que j’ai pu consulter : est-ce parce que je l’ai dévoré en quelques jours, dans l’espoir naïf d’y découvrir une vérité que l’on m’avait cachée, une réponse magique à une énigme cinéphile qui m’a maladroitement et inutilement été transmise, comme une erreur de destinataire qu’enfin je pourrais résoudre ? Relique, énigme, réponse, et la délicieuse déception qui s’ensuit : c’est ce dont je voudrais parler, car c’est l’effet que m’ont fait ces pages publiées il y a presque 30 ans.
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Je l’ai lu en entier, même les textes qui ne m’intéressaient franchement pas, même ceux auxquels je ne comprends toujours rien (le jargon de Schefer). Je ne suis pas lecteur, et je ne sais pas comment j’ai pu lire ces 144 pages en quelques jours ; c’est toujours comme ça, les obsessions. J’ai parfois été très surpris par la beauté d’articles dont je n’avais a priori pas grand-chose à faire : le texte de Sylvie Pierre sur la peinture, en particulier. Je remarque aussi comme ces textes commencent à dater. Ils sont pleins de références dont plus personne ne parle, ou qui ne parlent plus à personne : Gance, Pelechian… D’ailleurs, les amours de ce numéro vieillissent plus que les haines (quoique les œuvres télévisuelles de Rossellini – que je n’ai pas vues – reviennent en force depuis quelques temps). Et puis disons-le : la grande attraction de ce numéro, ce qui pousse quelqu’un comme moi à le lire, c’est ce texte inaugural de Serge Daney, « Journal de l’an passé ».
Ce texte aussi est traversé par des références étranges et datées : Wenders et Carax, que Daney associe. Aujourd’hui, chez les cinéphiles, on prétend que leur question est dépassée, mais en réalité le rejet me semble toujours vif, avec un anti-snobisme très snob, du genre « ah non pas de ça chez moi ». Je suis le premier à lâcher un petit crachat sur Carax (plus que sur Wenders, d’ailleurs) à l’occasion, mais le faut-il vraiment ? Peut-être que ces deux cinéastes gênent aussi parce qu’ils poussent la posture critique dans ses retranchements et ses contradictions. Une enquête est à faire (elle serait sans doute vite close). Daney, sans cacher ses réserves, se modère, pose des questions. D’ailleurs, il les compare, les met ensemble : les cinéphiles d’aujourd’hui les regroupent aussi, ils sont dans la même mauvaise case, le cinéma filmé. Le texte de Daney est globalement passionnant, très beau (« elle est unique, alors qu’ils ne sont qu’immortels »), parfois très drôle (« Ce qui est beau dans le nœud, c’est que ça prend deux secondes à dénouer, que ça ne laisse pas de traces et que ça sert à s’évader »), et on aime imaginer Daney, au fond d’un fauteuil, se dire « mais pourquoi ? » devant TF1, alors qu’il connaît déjà la réponse, il aime juste bavarder.
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Les mots qui ouvrent son texte, sur les « questions que l’on pensait ne plus devoir se poser » (je cite de mémoire), hantent aussi ce numéro. Plusieurs fois, en lisant plusieurs textes, je repensais à cette question : le cinéma est-il un art ? C’est une question refoulée, on aimerait ne plus avoir à se la poser. C’est une question qui m’a occupé plus jeune, une question d’adolescent, qui s’est posée quand je découvrais le cinéma, avec tous les malentendus et les bêtises que cela implique. La question est en effet sans intérêt, ou plutôt la réponse est sans importance. Et pourtant je crois que cette question est au centre de ce numéro, et que les réponses se partagent entre celles et ceux qui disent « c’est bel et bien un art » et les autres qui souhaiteraient que ce ne soit pas le cas. D’ailleurs, l’un des sujets privilégiés de ce numéro est à mon grand étonnement la peinture, comme si on pouvait au moins se raccrocher à celle-ci… Peut-être que cela s’explique par l’actualité, car La Belle Noiseuse de Rivette et le Cézanne de Straub et Huillet sont parmi les films les plus cités ! Je m’amuse de cette proximité de sortie.
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Je partage l’avis de Daney sur les films de François Truffaut : ses films mineurs sont ses plus grands. Il pense à deux films que j’ai vu au Québec : L’amour en fuite, vu dans une salle de cinéma pleine et très émue (j’imagine que les petits vieux de la cinémathèque l’avaient vu à sa sortie en salle il y a 40 ans), et La chambre verte, vu la même soirée dans le confort de mon appartement. Deux grands films, très romanesques, maladroits, à la frontière du mauvais goût (en particulier L’amour en fuite), mais qui frôlent ce que j’imagine être un cinéma pur, c’est-à-dire justement le plus impur, laid, enfin le plus marqué par le reste du monde qui s’y est infiltré avec violence.
Mais Daney ajoute autre chose, ce sur quoi je le rejoins aussi – je redouble même son propos. Parlant du jeu de Truffaut dans La chambre verte, Daney parle de sa voix, « blanche, un peu trop haute, inoubliable », et ajoute ces mots auxquels je pense très souvent : « je crois qu’elle nous manque ». Et en effet, je repense sans cesse à la voix de Truffaut, sa voix seule, sans même me rappeler de ce qu’elle peut bien dire (en fait, quand je pense à une déclaration de Truffaut, je pense plutôt à cette phrase qui me fait tellement rire, dans une interview sur le personnage d’Antoine Doinel, où il dit « il est un peu anachronique, puisqu’il est un peu XIXè siècle »). Mais quand je repense à ces mots de Daney, j’entends aussi sa voix, la sienne, comme si je l’entendais en lisant ce qu’il a écrit. Il disait, au moment où Trafic commençait (et donc, comme cela fût souvent répété, au moment où il savait qu’il lui restait peu de temps à vivre) que la revue venait prolonger une tradition orale cinéphilique : rien d’étonnant, donc. Mais là où je veux en venir, c’est que ce « je crois que sa voix nous manque » prend comme un double sens pour moi, qui aime tellement entendre la voix grave, la voix de fumeur, la voix inarrêtable de Daney, qui communique ses théories délirantes (les « chromo-croutes » dont il parle dans le film de Maria Koleva), ses souvenirs émus (son enfance, le cinéma de quartier, dont il a parlé maintes fois). Moi, c’est la voix de Daney qui me manque – et qui, je crois, nous manque.
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Ces textes sont tristes. Ils sont souvent déçus, ce sont des récits d’échecs, personnels ou collectifs. L’ombre de Godard plane, donc, puisqu’il est le cinéaste de la déception et de l’échec. Et elle ne fait pas que planer : « La paroisse morte », un petit poème, apparait plusieurs fois dans le numéro, aux détours des pages... On parle de la mort (Raymond Bellour), on a honte de ce que l’on pense (Sylvie Pierre), on revient sur ses naïvetés (Jean-Claude Biette). Je repense à l’entretien entre Daney et Biette dans l’émission Microfilms, où ils rient ensemble d’être « passés du communisme à l’anticommunisme ». Force est de constater que la révolution est loin, et que le temps est à l’humilité, au simple papier kraft et à l’entre-soi forcé. On me trouvera peut-être pessimiste, mais je crois qu’aucun participant à ce numéro n’est dupe : quelque chose s’est brisé, et ce n’est pas eux qui le répareront.
Mais alors, qui le fera ? Je me suis amusé, dans une lettre publiée ici même, de l’intérêt des jeunes cinéphiles pour les vieux textes de la critique (confirmée par la lecture des Textes critiques de Jacques Rivette publiés l’année dernière, sur laquelle plusieurs se sont jetés – moi y compris). En effet nous lisions Daney, Biette, leurs prédécesseurs, disons depuis Bazin. Critiques, écrivains de cinéma. Je dis « nous » comme j’utilisais « nous » plus haut, mais je n’ose pas plus le définir… Trop de pudeur et d’angoisse. Mais il y a bien un nous, des jeunes et moins jeunes cinéphiles qui cherchent (avec une loupe, ou bien un marteau) quelque chose chez ces auteurs, des confirmations ou d’autres questionnements. Où ces textes existent-ils aujourd’hui ? Chez qui les trouve-t-on ? Sur internet, peut-être ? Nul doute que Débordements est la seule revue de cinéma qui ait de la valeur (avec peut-être Critikat, même si j’ai beaucoup de doutes). On me répondra que sur internet, le pire côtoie le meilleur ; dans les revues aussi.
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Je pense que personne ne résoudra son énigme en lisant ce numéro, au fond centré sur soi, refoulant page après page l’idée de grand bilan du cinéma. On tente d’y parler d’un seul moment du cinéma, celui où on écrit ; c’est peut-être d’ailleurs ça la grande idée de Trafic. Les cinéphiles, dont je ne sais pas bien si je fais partie ou non, sont toujours coincés dans le manque d’innocence, dans les tics de l’œil et dans l’auteurisme maladif, ils sont toujours coupables de quelque chose (ça ne sert à rien de lutter contre, ou alors il ne faut faire que ça ; Skorecki). Daney le dit bien : la cinéphilie, ce n’est pas que cette perversité trop facile à nier, ça peut aussi être l’écriture, ou bien la parole (en fait le mélange des deux) c’est-à-dire non seulement aimer les films, mais aimer en parler, aimer écrire dessus. Lisant le premier numéro de Trafic, j’ai moi-même envie d’écrire un peu : j’ai d’abord écrit sur cette écriture.
Mais ces écrivains de cinéma, je comprends aussi leur amertume, car le rapport que le cinéma entretient à la mort pourrit forcément la pensée. Sur internet, les gens parlent « des cinéphiles » comme de connards prétentieux adorant Tarkovski. C’est faux : ils sont bien prétentieux, mais seulement entre eux, et en silence, ou en hurlant dans des crises de folie. Les cinéphiles aiment parler de cinéma, mais pas avec ceux qu’ils excluent. Mais encore une fois, est ce que c’est bien vrai ? Non, encore une fois je simplifie, je théorise outrancièrement. Je crois que le jeu de langage nous aidera mieux que quoi que ce soit d’autre : les cinéphiles sont ceux qu’on appelle comme ça, les disputes ne servent à rien. Les cinéphiles ne sont rien de plus que ceux qu’on qualifie ainsi, rien de plus, rien de moins, et l’un n’est pas plus authentique que l’autre. Les cinéphiles, ils font ce qu’ils veulent. Pas de sophisme ici.
Alors, avec Trafic dans les mains, qu’est ce que je peux dire ? Que je repense à un photogramme d’un film de Werner Herzog, cinéaste qu’il est de bon goût de critiquer avec ardeur, un photogramme que j’avais capturé par hasard mais auquel je pense très souvent : dans The White Diamond, un scientifique passionné de dirigeables raconte la mort d’un ami, tragédie dont il se sent responsable, et déclare « Je n’ai jamais pu trouver de réponse » tandis que Herzog coupe vers le fleuve qui coule.
[1] Mais dois-je vraiment le remercier ? Je ne dis pas ça pour heurter ledit propriétaire (André Habib, pour ne pas le citer), mais peut-être qu’entre « nous », entre ces « nous » dont je vais parler un peu plus tard, prêter un numéro de Trafic, cela relève du bon sens, quasiment de l’obligation. Si je dois le remercier, c’est plutôt pour m’avoir inclus dans cette obligation, et donc parmi les siens, et donc parmi les nôtres ; « vrais reconnaissent vrais ».
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