Suite à un échange que Laura et moi avons eu en nous promenant dans la rue, nous avons jugé intéressant de le transcrire et de le remanier quelque peu, dans une forme qui tenterait de retrouver le naturel de la discussion que nous avons eue (ce but n'étant évidemment pas une fin en soi). Tout est parti d'une discussion sur l'escroquerie manifeste de Drake, ce qui nous a amené à parler d'un film retors et sur lequel nous avons des points de désaccord : Aloha, de Cameron Crowe.
Arthur : Aloha, donc. Bradley Cooper, ancien militaire, revient à Hawaii, afin d'organiser la bénédiction d'une porte, et négocier auprès du chef de la population native la main-mise sur une partie du ciel, dans l'optique de pouvoir y lancer un satellite. Il recroise un amour de jeunesse (Rachel McAdams), et tombe peu à peu amoureux de son officier de liaison (Emma Stone), elle même d'origine hawaïenne. Dès lors, le film se déroule sous une forme d'insouciance qui me plaît beaucoup, et qui est récurrente chez le cinéaste : plaisir de trimballer ses valises comme on trimballe ses souvenirs, d'écouter aux portes, de prendre des personnages dans des zones tardives et troubles de leurs vies, comme pour les aider, par une croyance au cinéma monstrueuse, sans doute trop généreuse... Plus généralement, dire que tout est affaire de gravité, mais que la gravité est au même niveau partout : il filme la gravité d'un flashback traumatique comme il filme la gravité d'un chapeau trop grand, d'un père Noël trop brillant, d'un sixième doigt de pied ou d'un satellite qui contiendrait toute la pop culture. Tout cela culmine dans la fin du film, absolument merveilleuse : le silence pesant de la révélation, les larmes qui s'ensuivent et la vitre séparatrice ne viennent pas entacher la précision et la légèreté d'un mouvement de danse, tout se transforme dans une logique cyclique. L'affect devient parfaitement léger, insouciant.
Laura : Je comprends, mais cette insouciance là me semble être mieux pensée chez un cinéaste comme Ford, dans un film comme Mogambo. Les deux films se ressemblent en tant qu'ils montrent des expatriés douteux sur une nouvelle terre d'accueil. Mais, le film de Ford, pourtant plus vieux d'une soixantaine d'années, permet, il me semble, de sentir l'existence des populations locales. C'est-à-dire que même si elles sont sous domination coloniale, c'est un fait, elles n'existent pas que dans un rapport de tension qui passerait par la parole ou des échanges. Ce qui est déplacé dans le film de Crowe, c'est sa volonté de créer des ponts entre des cultures qui ne sont pas montrées comme équivalentes. Et même si les panoramiques de Mogambo démarrent sur ces populations et se terminent sur les personnages principaux (américains donc), il y a possibilité de résistance par l'affirmation de pratiques et de gestes desquelles les autres sont exclus. Chez Crowe, ils s'en approprient les fondements (ici vertu morale et mysticisme), déplaçant ainsi l'attention sur les américains.
Arthur : C'est évident que Crowe manque singulièrement de considération, ou alors elle est tronquée, pour d'autres personnages que ceux qui l'intéressent. Je ne pense pas qu'il s'agisse d'autre chose, mais je ne suis pas sûr que ce soit foncièrement préjudiciable, dans le sens où justement il se colle à ses personnages, comme Hawks peut le faire dans Hatari! : suffisamment ouvert pour avoir une certaine conscience de l'espace et des corps, suffisamment fermé pour qu'on ne puisse finalement voir que cela.
Laura : Les deux films semblent partir d'une même évidence, en tant que les choses vont de soi, pourtant les défauts d'attention de l'un (Aloha et sa représentation douteuse de la communauté hawaïenne, de l'espace hawaïen, et sa prééminence d'acteurs américains) ne se retrouvent pas chez Ford, ou du moins pas de manière aussi exacerbée.
Arthur : Cela m'évoque indirectement deux films aussi très proches, de deux cinéastes très éloignés : Air Mail, de John Ford (encore lui), et Only angels have wings, de Howard Hawks (décidément) . Sept ans les séparent, exactement la même chose est racontée (le quotidien de pilotes transporteurs de courrier), mais la mise en scène diffère totalement : Ford a une conscience davantage pragmatique des rapports humains, là où Hawks est plus romantique. Les hommes sont devant les femmes chez Ford (les positions sont déjà très claires), chez Hawks elles gravitent autour d'eux (rapports de séduction, de jeu, de transit). On pourrait continuer longtemps comme ça, c'est toujours amusant de jouer... Mais voilà un exemple où les différences ne sont pas des manques, des défauts, mais alimentent chacun un esprit et une manière de saisir un corps de métier et les personnes qui l'habitent. Je trouve amusant que ce soient ces deux films là chez ces deux cinéastes, surtout que celui de Ford est quasiment inconnu, tandis que le Hawks a la réputation que l'on sait.
Laura : Mais pour revenir sur Aloha, la question que je me pose est surtout pourquoi faire ce film là, maintenant, aujourd'hui ?
Arthur : A mon sens, on voit très rarement ce genre de tension, où le personnage (ici, à peu près tous) a un but très discutable, ou un comportement étrange, et il s'agit de le filmer sans en tenir compte ; Emma Stone dit de Bradley Cooper qu'il est "morally bankrupt". Ce n'est pas vraiment une question de maintenant, de pourquoi, mais de faire comme si. Dans Jerry Maguire, c'est tout à fait parlant : c'est une ordure, mais que Crowe filme malgré tout avec une foi, une confiance aveugle, une obstination à le faire paraître meilleur qu'il ne l'est. L'insouciance est parfaitement illusoire et perverse, sans jamais mettre de côté la joie (fausse ou vraie, ça ne compte pas, et c'est encore plus retors) vécue par ces personnages, notamment dans les moments de montage musicaux, dont Crowe est très friand : ils me frappent toujours, dans ses deux derniers films surtout, avec ce groupe, Jonsi, qui est une copie carbone de Sigur Ros, musique ahurie et ahurissante (abrutissante peut-être), souvent traduction littérale de ce qui est vécu à l'écran, vraiment conçue pour mettre le spectateur dans la poche ; c'est une constante dans sa filmographie. L'expérience n'est pas ce qui prévaut ici, plutôt la croyance immédiate à une parole, un prêche, notamment celle ce celui qui est prêt à tout lâcher pour une seconde chance, une chance zéro, un nouveau départ. Ce rapport à une certaine forme d'escroquerie (celui qui peut tout faire avec quelques tours de langue) me fascine, surtout quand elle reste suffisamment en surface pour ne pas parasiter le reste du film. La présence au monde des personnages se construit par une déconnexion manifeste à celui-ci (les appels d'air des portes entrouvertes, sortes d'impulsions mystiques, de "bons bols d'air"), pour façonner quelque chose comme un cocon. C'est d'ailleurs très beau que ce soit le personnage du petit garçon (comme toujours, l'enfant est roi) qui ait l’œil, la présence d'esprit de saisir les irrégularités du monde qui l'entoure, devenant alors un aiguilleur : lorsqu'il voit le camion d'équipement militaire passer ,la caméra s'attarde alors sur son regard, et plus tard, on apprend qu'il a suivi et filmé le camion jusqu'à sa destination, évidemment un hangar top secret. Le hasard veut alors qu'Emma Stone passe à ce moment là et regarde le footage, ce qui bouleverse son rapport avec Bradley Cooper (on lui montre ce qu'il ne dit pas).
Laura : Il me semble que cette présence au monde est totalement artificielle, fabriquée, comme les origines hawaïennes d'Emma Stone. Il y a quelque chose d'un inconscience totale du dispositif, qui n'est pas loin de l'immoralité. En ce sens, un cinéaste - qui me parle autant qu'à toi - me semble aux antipodes du travail moral entrepris par Crowe, et il s'agit de Rohmer.
La moralité chez Rohmer n'est pas seulement un concept abstrait. La moralité, c'est ce qui est avant tout vécu par les personnages. En ce sens, cela s'oppose totalement à ce qui semble régir les personnages d'Aloha, qui ne semblent pas se soucier de grand chose - si ce n'est leur petit confort. Ils sont bourgeois et c'est ce qui les constitue, tandis que cette bourgeoisie que l'on peut retrouver à certains égards chez des personnages rohmériens (Pascal Greggory et Arielle Dombasle dans L'arbre, Jessica Forde dans Quatre aventures, etc.) n'et pas le garant ou le propre de chacun d'eux. Il me semble aussi important de souligner, chez Rohmer, une absence totale de jugement de valeur. L'arbre, le maire et la médiathèque en est peut-être l'exemple le plus éclatant. Il s'agit de penser à toutes les divergences de point de vue que vont susciter un événement (la construction d'une médiathèque dans un petit village de Vendée); ce n'est pas que tout se vaut - les choses sont toujours complexes - mais tous, ceux que cela concerne (de plus ou moins loin), ont un droit de parole, tout le monde a ses raisons, et qui plus est, elles peuvent être compréhensibles pour le spectateur. On s'essaie, par la langue, à l'appréhension du monde et cela passe par une apprentissage de son architecture foncièrement morale. En ce sens, un segment de Quatre aventures de Reinette et Mirabelle, est construit en trois scènes, autour de trois types d'espaces. D'abord, la rue et le supermarché : Mirabelle va vivre l'expérience d'un choix moral (une kleptomane dans un supermarché est suivie par des agents de sécurité, Mirabelle - s'en étant rendue compte - va décider de lui prendre son sac pour lui sauver la mise). Puis, l'appartement ou la confrontation de deux types de discours : Reinette, usant de son bon sens, n'approuve pas le choix de Mirabelle (il faudrait mettre les personnes fautives face à leurs erreurs). Enfin, la gare, où l'expérience du choix moral est cette fois-ci éprouvée par Reinette, et avec, la révélation d'une certaine complexité des choses. C'est-à-dire que chez Rohmer, le choix moral importe finalement tout autant que la discussion autour de celui-ci
Arthur : Oui, je suis d'accord, et du coup cela me refait penser à cette idée d'insouciance, qui chez Crowe mènerait inévitablement à la brisure : "I go deep, I go hard, and sometimes I break things", comme si cette réplique de Bradley Cooper enroulait totalement le film, qui serait une réponse à un cynisme ambiant, sporadique : la brisure, l'anomalie caractérise le cinéma de Crowe, en ce que les scènes sont toujours des agencements brinquebalents, des morceaux d'un vase brisé qu'il faudrait recoller à l'adhésif (la rigueur du scénario, même quand James L. Brooks s'y colle, n'est jamais un facteur déterminant ; les scènes, le montage, semblent suivre la dynamique aberrante des personnages, qui évoluent par à-coups brutaux, des émotions perpétuellement intenses). La maladresse apparente construit des glissements vers autre choses : les effets, il me semble, ne sont pas réduits à leur simple condition de performance, mais, par la répétition, la force, (Crowe aime forcer le trait, avoir le contrôle, qui à chaque fois lui échappe, la pâte à modeler est trop glissante, trop instable, ce n'est pas du Brooks, plutôt de la farce et attrapes), à chaque fois se renouvellent : ainsi le problème de la communication, gros problème, concentré dans une idée très naïve somme toute, que le silence est bien plus parlant que les mots ; la première fois, c'est explicatif, la deuxième, c'est littéral et redoublé (sous-titrage), la troisième, l'effet éclate et conclut le film. C'est cette dissémination (différentes strates, différentes couches qui font parvenir au bonheur parfait, idéal, construit, utopique / l'utopie chez Crowe trouve toujours les moyens de sa fin) vers laquelle l'idéalisme forcené de Crowe aspire. Je trouve également assez admirable que, sous la béatitude ambiante du filmage, il y ait une telle dissonance entre ce qui est présent à l'écran (l'acteur), et ce qui est voulu, recherché dans l'image (une beauté cachée, secrète, obsédante).
Laura : Je préfère choisir, dans ces cas-là, la finesse et la rigueur de la forme d'un Brooks (dans Spanglish par exemple, non exempt de défauts) face aux inconsistances de la représentation de l'Autre chez Crowe. Il me semble que ce dernier se complaît dans une vision quelque peu caricaturale du monde, tandis que Brooks cherche par tous les moyens à appréhender cette complexité (et tu l'auras compris, cela passe par une rigueur d'écriture).
Mais plus largement, ce que cela semble dire (et c'est ce qui me dérange absolument), c'est que toute hétérogénéité, toute bizarrerie va d'abord être remarquée, parfois saluée sans que cela ne vienne faire intervenir un questionnement moral préalable, extérieur au film. Le dit film prévaut sur le reste. C'est donc dans le caractère hébété et déficient du film que tu y trouves de l'intérêt, là où c'est précisément cela qui me freine.
C'est une position qui me semble persister, et dont aujourd'hui l'exemple le plus parlant serait peut-être la réception de Mektoub, my love. Tout le monde a un avis dessus, mais se distinguent deux points de vue irréconciliables : ceux qui n'accordent pas d'importance, ou de manière amoindrie à ce qui existerait hors de la sphère de la mise en scène, et ceux qui s'interrogent (de manière légitime) sur ce qui est réellement donné à voir, c'est-à-dire des corps de personnes, d'individus avant d'être rattachés à de simples positions ou autres concepts. En ce sens, il est parfois problématique de lire que l'on prête à Kechiche des intentions totalement déconnectées du monde, soulignées par une grammaire abstraite et théorique. Cette position tend évidemment à s'éloigner de la réactions "à chaud" -accentuée par l'atmosphère du festival (pour Intermezzo) avec toutes les digressions que cela comprend, sur ce qui a entouré la projection du film par exemple. Comme si tout ce qui touchait à la réaction émotionnelle ou de simple bon sens n'avait pas sa place dans la critique, et qu'en parler intelligemment voudrait qu'il ne faille l'appréhender que par une seule voie : celle de l'analyse théorique. Pour parler de Mektoub, évoquer l'Histoire de l'Art semble suffire. Cependant, et c'est cela qui est gênant, cette même Histoire de l'Art, qui n'est pas forcément questionnée par son auteur (reprise de codes classiques de représentation, et non-actualisation de ceux-ci) ne va pas susciter l'intérêt du critique. Le caractère potentiellement réactionnaire de Kechiche (en ce qu'il continue des modes représentation anciens) n'est pas questionné (le comble pour le critique, qui pourtant aime rarement la réaction).
Arthur : Et je sais très bien que, malgré toute cela, tu aimes beaucoup le film. En soi, il ne m'intéresse pas, même m'irrite, mais ce qu'il se passe autour de sa réception est assez passionnant, et nous en avons beaucoup discuté depuis, et nous en discutons toujours. J'irai voir Intermezzo, car je sens qu'il se passe quelque chose qui dépasse la qualité propre du film : la sensation de prendre part à un événement qui vaille réellement le coup d'investir une salle de cinéma, chose rare de nos jours. Enfin, par rapport à ce que tu viens de dire, il s'agit aussi de faire la part des choses : ce que tu soulèves sur le film est très vrai et mérité d'être questionné, et avoir conscience de cela ne m'empêche pas pour autant d'aimer passionnément le film, aussi difficile, gênant ou problématique puisse-t-il être. Ne pas mettre de côté ou oblitérer ce qui pose problème (ce serait un déni dangereux, comme tu le soulèves, et ici nier le problème moral, c'est nier cet en dehors du film, Aloha en l’occurrence), mais accepter la cohabitation de ces différents éléments, voir comment cela alimente les scènes et les réalise malgré tout, et donc embrasser la complexité de ce qui est en jeu.
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