vendredi 5 juillet 2019

Quinze jours ailleurs - carnet de voyage américain (2/5)

18/06/19 

15h40 (heure de Los Angeles) : 
En arrivant au-dessus de LA en avion, et en regardant se déployer devant mes yeux son immensité de plus en plus impressionnante (avec ses lots de maison à perte de vue), je suis touché par l'intuition du règne d'un anonymat tragique dans cette ville où "being someone" est le maître mot. J'imagine qu'il y a, comme à New York, la contraction très américaine de l'individu avec ce qu'il représente, mais se manifestant ici sous une forme beaucoup plus violente. C'est le penchant publicitaire qui l'emporte, on se montre, on se vend, et l'on court toujours le risque de se fondre dans son image jusqu'à y disparaître corps et âme (bien que le corps et l'âme ne se laisseront jamais faire, voir Spring Breakers), pour n'être plus qu’extériorité pure. Je crois qu'un habitant de LA est invité à vivre le péril de la perte, perdu au monde, perdu à soi. 

Mais ce ne sont là encore que des pensées ne se basant sur rien ou presque -sur le mélange de cette première vue du ciel et d'une représentation pré-conçue de la ville, nourrie de films et de fantasmes. Je crois que j'aurai bien du mal à prendre des photos de Los Angeles, car c'est un tel vivier d'imaginaires, un tel réservoir à clichés, qu'il me semble difficile d'éviter l'image publicitaire autrement qu'en venant chercher l'énergie vitale de la ville au plus profond de ses entrailles, comme le fait le splendide Showgirls de Verhoeven. Moi, je ne suis là que pour quelques jours, et j'ai bien peur de n'en voir encore qu'un idéal de touriste. Je ne me sens pas en mesure d'exprimer en images mon expérience personnelle de ce lieu si profondément plongé lui-même dans le vide infini de sa propre image. Il suffit de dire "LA" pour consentir tacitement à en faire la promotion -et déjà la foire aux fantasmes est ouverte. 

16h35 : 
Après quelques kilomètres en Uber, je commence à éprouver le sentiment de l'espace propre à Los Angeles. Je comprends la réussite architecturale de Die Hard 3 dans New York ; je partage, à la vue des buildings, le désir du film de passer entre, d'arpenter à l'horizontal les rues de cette ville si fondamentalement verticale. Plaisir ludique de se frayer un chemin. Los Angeles, en revanche, n'appelle jamais la verticalité (d'ailleurs le premier Die Hard, depuis sa tour californienne, n'est pas un film sur LA, tandis qu'on pourrait dire sans mentir que le troisième capte quelque chose de l'énergie de New York). Ce n'est pas non plus une ville qui s'arpente, c'est une ville immensément large, à la circulation lente et aérée, non pas un circuit mais un grand terrain de jeu. Bref une ville qui se parcourt et s'explore. Mon esprit d'aventurier nomade s'y sent d'emblée à son aise. 

17h01 : 
Étrange lieu où tout est séduisant (même les camions de pompiers brillent de mille feux !). C'est comme dans les films, me dis-je. On traverse une allée depuis laquelle on voit les palmiers défiler à droite à gauche et pointer vers le ciel. Comme dans Mulholland Drive. Depuis la fenêtre de la voiture, je vois trois gamins noirs courir sur le trottoir devant une ribambelle de résidences ; l'un tombe et se fait mal. Comme dans Boy'z n the Hood. On s'arrête à un feu, un homme traverse le passage piéton, un sandwich à la main, et jette un bref regard sur nous. Comme dans Pulp Fiction. L'usine à rêves carbure plein gaz. C'est à la fois terrifiant et très amusant. Véritable petit plaisir pervers de touriste cinéphilisé. 

19/06/19 

13h51 : 
Premières explorations de Los Angeles. Comme je le présageais, "explorer" est le bon mot. Il y a, en se promenant dans les rues, un véritable appétit de découverte qui supplante le plaisir simple de la balade new-yorkaise. Très concrètement d'abord, avec ces studios, ces noms, ces images... qu'on s'amuse à reconnaître, comme les stars du Hollywood Boulevard ("oh, Jerry Lewis ! Joel McCrea ! Ida Lupino !"). Et puis, plus mystérieusement, cette ville où tout est pure surface appelle en creux une exploration souterraine. L'espace du visible est tellement saturé qu'il laisse imaginer qu'il y a derrière tout ça un petit secret très bien gardé. Explorer LA revient donc à partir à la recherche d'un trésor introuvable. C'est une opération pirate. 

Je rêve d'un film, ou d'un jeu vidéo, ou les deux à la fois, voué tout entier à cette exploration. Je ne suis pas le premier à avoir l'intuition de ce petit secret, de cette "image dans le tapis" de Los Angeles, mais il me semble que personne n'a jamais abordé la question d'un point de vue enfantin, en dissolvant les dimensions sombres et tragiques récurrentes dans la stimulation d'un jeu de cours de récré. Refaire Le Pont du Nord à LA en somme, c'est-à-dire prendre deux actrices ou acteurs théâtraux, leur donner un objectif imprécis, puis investir différents lieux clé de la ville comme des cases d'un jeu de l'oie. Avec un travail spatial plus étalé que dans le film de Rivette peut-être, pour rendre plus sensibles les distances parcourues (reculer de trois cases, à LA, ce n'est pas rien !). Le récit d'une troupe d'aventuriers impétueux, donc, qui se déplaceraient à pied ou à vélo sur les larges trottoirs, et soulèveraient les étoiles pour voir si ça brille aussi par en-dessous. Évidemment, tout le plaisir se trouverait dans la recherche, le jeu-même, et le mystère resterait entièrement préservé. Qui sommes-nous, après tout pour prétendre montrer l'envers du décor de LA ? Mais rien ne nous empêche de nous y amuser ! 

16h56 : 
Pourquoi les films, le cinéma ? Pourquoi New York, Los Angeles ou même une chambre d'hôtel me renvoient si rapidement à Glass, Die Hard, Showgirls, Rivette, Hitchcock... ? C'est que mon imaginaire déglingué de cinéphile m'amène à penser le monde en cinéma, et très vite ce que je vois me renvoie par assimilation à ce que j'ai vu. Pourquoi pas, après tout ? Mais je me doute bien que, pour celui qui me lit ou m'écoute, ça peut devenir un peu lassant... Et puis, tout de même, je ne pense pas qu'en cinéma ! En ce moment même, par exemple, je déguste une tranche de pain de mie tartinée de beurre de cacahuète à la confiture de fraise sur un toit de Los Angeles. Eh bien c'est un moment absolument délicieux durant lequel je ne songe pas une seconde au cinéma ! Même les fameuses lettres HOLLYWOOD que je vois au loin sur la colline ne m'évoquent rien, sinon une scène médiocre du film Sexe entre amis, duquel je ne vais pas parler sous peine de retomber dans mes travers (de toute façon, il n'y a rien à dire de ce navet !)... Moment délicieux, disais-je, qui pourrait se suffire à lui-même et qui pourtant semble déjà se transformer en souvenir paradisiaque, à se remémorer avec une nostalgie tout à fait agréable dans les semaines, mois et années à venir. C'est le lot du touriste que de vivre chaque instant comme un souvenir en devenir. Attention tout de même à cette pente dangereuse sur laquelle le plaisir momentané glisse et s'éloigne trop vite pour devenir une évocation du passé idéale et figée avant même d'avoir pris le temps d'en faire véritablement l'expérience. Pour ma part, j'aime trop ce beurre de cacahuète à la confiture pour le laisser s'échapper. D'ailleurs, je préfère en reprendre une bonne cuillère dès maintenant avant que ce goût merveilleux ne se perde dans les couloirs obscurs dans ma mémoire. 


20/06/19 

15h09 : 
Visite au Griffith Observatory de Los Angeles aujourd'hui. Très peu touché par ces histoires de planètes. Ce n'est pas nouveau, l'astronomie m'a toujours passablement ennuyé. Je ne partage pas cette fascination courante pour le ciel, les étoiles, le système solaire... Je vois bien, ne serait-ce que via l'émerveillement des enfants dans le planétarium, qu'il s'y joue pour beaucoup de choses très importantes, mais je passe à côté. En revanche, la balade pour grimper en haut de la colline où se trouve l'observatoire fut vivifiante ! Le sentier sablonneux, l'effort serein, l'horizon se dégageant à mesure que nous avancions... Une promenade des plus agréables, qui me permet d'affirmer tranquillement que je me suis senti nettement plus affecté par la poussière se déposant sur mes chaussures en marchant que par la découverte de ma masse potentielle sur Mars ou de la taille de Vénus. C'est que le contact physique avec le sol est pour moi beaucoup plus troublant et émouvant que la représentation virtuelle d'un ailleurs si excessivement lointain que j'ai depuis longtemps renoncé à l'imaginer. 

Hölderlin, Cézanne, Brecht, Boetticher, Straub... sont des compagnons de route, tandis que des gens comme Kubrick ou Orwell, prenant le monde du dessus, vu du ciel, m'ont toujours paru très éloignés de l'idée que je me faisais de la vie sur Terre (sensuelle, charnelle, franche et concrète). De même que le train, le mouvement du train -ses rails, ses roues, ses turbulences- est pour moi source d'excitation bien plus grande que celui de l'avion. J'ai besoin de sentir le monde bouger sous mes pieds, que mon énergie vitale provienne du sol, non du ciel. Plutôt vagabond que pilote ; paysan qu'astro-physicien. À Griffith, fondateur de l'observatoire de Los Angeles, je préfère donc Griffith, cinéaste, David Wark de son prénom, mobilisant les puissances telluriques pour en faire jaillir quelques uns des plus beaux moments qu'il m'ait été donné de voir -et d'éprouver. 

20h11 : 
Dernier soir à LA. Je repense, curieux et songeur, à ce fameux secret que j'ai déliré. Je me dis : et si le mystère profond de la ville était là, devant nos yeux, éblouissant à force d'évidence ? Je parle bien sûr de la misère, de ces tentes, de ces clochards à tous les coins de rue, ne regardant même plus le rêve déchu que l'on peut voir scintiller au loin sur les collines. Mais non, je me rétracte : ce serait trop obscène. Et puis, ça n'est un secret pour personne. La misère est établie, on sait que les étoiles ne brillent pas pour tout le monde. On l'oublie parfois, mais on le sait. De même que la distance qui sépare les riches des pauvres est trop honteusement visible pour faire l'objet d'une dissimulation clandestine qu'il s'agirait de révéler. Il arrive même, et de plus en plus fréquemment, qu'elle soit mise en spectacle. Cynisme répugnant de l'industrie culturelle. 

Non, ce qui se cache, c'est le point de suture. Les différences, on les nomme, on les énumère, on les porte au pinacle jusqu'à la nausée. La vraie question n'est pas celle de ce qui sépare le riche du pauvre, mais celle de leur cohabitation au sein d'une même cité si rayonnante. Plus encore, celle de l'indignation impuissante provoquée par une telle cohabitation. Si les uns et les autres vivaient chacun dans leur coin sans n'avoir de rendre de compte à personne, on n'en ferait pas tout un foin. Mais quelque chose les lie, qui est insupportable (aux riches comme aux pauvres -et à nous, regardants). Quelque chose fait que les uns n'existent pas sans les autres, et alors l'inégalité flagrante du rapport entretenu nous saute aux yeux, insoutenable. Quel est donc ce scandaleux mystère qui se loge dans la distance même, à la frontière ? Il parcourt les rues, des tentes aux villas, et nous reste cependant invisible et insaisissable. Il est le cœur et le pouls de la ville, source de son rayonnement et moteur de sa grande violence. 

Je lui hasarde un nom : le rêve. Ce rêve sur lequel s'est bâti tout l'empire de Los Angeles serait aussi son talon d'Achille. L'objet façonné et distribué à travers le monde par la plus puissante des industries est peut-être dans le même temps le carburant de son usine. C'est parce que l'enfant pauvre joue dans la rue avec un t-shirt Disney que Disney prospère ; c'est parce que Disney prospère que l'enfant reste pauvre. Et si l'imaginaire est à tel point dévasté, conquis et envahi par Disney, que reste-il d'autre à l'enfant pour rêver ? Rien, ou presque. Il est pris, déjà, dans l'usinage. Le lien est là, toujours invisible et insaisissable, toujours sublime et dégueulasse. Un rêve, un seul, parcourt tout LA, il se faufile tel un virus, de sa grâce à sa crasse. Et chacun assiste, des étoiles plein les yeux, à l'avènement de la maladie. La solution pour percer le mystère, et mettre ainsi fin à cette partie interminable, serait peut-être de sortir de ce commerce vicieux, de ne plus nourrir cette machine infernale. D'inventer de nouvelles façons de raconter les histoires, de nouveaux motifs pour les t-shirts des enfants pauvres. De faire le choix de la tente plutôt que la villa, de la rue au lieu de la colline. En d'autres termes, l'empire tombera quand les pauvres, conscients de leur richesse, façonneront eux-mêmes leurs propres rêves. 

Alors le secret sera autre, le mystère ira se nicher ailleurs, en imprégnant l'air de la ville, toujours, mais d'une façon nouvelle, plus respirable peut-être, et moins sordide -espérons-le.


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