Me voilà parti en vacances sur l’île de Groix avec ma mère, ma sœur et mon frère. Hier nous nous sommes lancés en vélo dans un jeu de piste proposé par l’office de tourisme de l’île, dans lequel il s’agissait de parcourir ses différents lieux de patrimoine pour y résoudre quelques énigmes – rien de bien compliqué, le jeu était accessible à tout âge. Aux alentours de midi, nous nous sommes arrêtés sur une immense plage au sable chaud pour manger un bout, épuisés par le soleil et la fatigue après plusieurs heures d’aventure. Avec ma sœur, nous avons décidé de résoudre l’énigme qui était proposée ici avant de nous poser. La consigne était la suivante : depuis le bas des escaliers qui faisaient la transition entre le sentier et le sable, il fallait marcher un certain nombre de pas vers différentes directions afin de rejoindre un point précis près duquel se trouveraient des grenats sur les roches en bordure de plage. Nous étions lancés : les indications dans une main, une boussole dans l’autre, nous rejoignions les escaliers puis nous marchions quinze pas vers l’est, cinquante pas vers le nord puis trente-quatre pas vers l’ouest, avant de trouver ces fameux grenats que l’on distinguait à peine dans la pierre.
Au cours de cette courte quête – une affaire de deux ou trois minutes tout au plus –, la boussole aidant, je me suis totalement abandonné au jeu du pirate. Je me suis dit qu’il était même, en fait, assez facile d’en devenir un : il m’aurait alors suffi, sur cette plage, d’enlever mon T-shirt et de l’enrouler autour de mon crâne pour me protéger du soleil, et je me serais déjà retrouvé projeté dans une aventure de Tintin – entre Tintin et les pirates, ensuite, il aurait seulement fallu me faire pousser un poil de roublardise puis me faire appeler cap’tain (ou « mousse », car les mousses sont toujours les personnages les plus attachants chez les boucaniers).
Sensation très étrange de réaliser qu’entre voir un pirate marcher sur le sable en quête d’un trésor dans un film, et se sentir soi-même marcher sur le sable en quête d’un trésor, il n’y a pour seules différences que l’écran et les vêtements des protagonistes ; la différence est donc simplement physique, et ne se trouve absolument pas dans la confrontation entre réalité et fiction sur laquelle on insiste tant – la preuve, ma réalité est devenue, pendant quelques minutes, une pure fiction lorsque je me suis lancé dans cette quête aux grenats. Il m’est alors venue l’idée que plus tard, je ferai un film de pirates (toujours « plus tard » lorsqu’il me vient l’idée de faire un film), non pas pour leur quête ni pour leurs batailles navales, mais simplement pour pouvoir filmer un capitaine et son mousse, sur une plage, faisant cinquante pas vers l’est, deux cents vers le nord puis quelques centaines encore vers l’ouest à la recherche d’une fontaine de jouvence (les distances étant bien sûr agrandies par rapport à la réalité, car les pirates ne partent à l’aventure que si ses proportions dépassent tout ce qu’ils ont déjà vécu).
Faire un film de pirates, donc, pas pour raconter un énième récit que l’on connaît tous, mais pour le simple plaisir de filmer des pirates, puis de voir ensuite le film et de se dire « ça y est, j’ai fait un film de pirates ». Plaisir enfantin (plaisir de pirate, pour qui tout est un jeu d’enfant) de filmer une balade comme on filme l’aventure, et de se vanter d’avoir fait un film d’aventure ; de filmer un personnage portant des lunettes de soleil et en suivant un autre, et de se vanter d’avoir fait un film d’espionnage ; de filmer un échange de regards curieux entre deux inconnus, et de se vanter d’avoir fait un film d’amour. Plaisir à la Jackie Chan, aux méthodes très théâtrales, de se moquer de l’existence des « genres » de cinéma et, en se servant de la simple et miraculeuse apparition d’un geste ou d’un acteur dans le champ, de faire tout à coup surgir le drame d’une romance dans le drame d’une comédie, elle-même emboîtée dans un film d’action – remarquables scènes de May débarquant dans les vestiaires des hommes dans Police Story 2, ou de l’immense jeu de cache-cache chez la même Maggie Cheung dans Le Marin des mers de Chine 2 (petit aparté : il est assez amusant de constater que le traitement des femmes chez Jackie Chan est toujours emprunt d’une légère pointe de misogynie et que, malgré tout, toutes les meilleures scènes dans ses films sont celles dans lesquelles les femmes sont au cœur de l’attention et envahissent l’écran).
En pensant aux pirates, je pense tout de suite à Pirates des Caraïbes, puis au Peter Pan de Disney, à Assassin’s Creed, aux bandes-dessinées Ratafia – pas extraordinaire –, De Capes et de Crocs – assez fabuleuse dans mes souvenirs – et au terrorisant Peter Pan de Loisel. Des œuvres plus ou moins connues et plus ou moins intéressantes donc, mais qui donnent une image du pirate somme toute assez conventionnelle. Ma fascination, très conventionnelle elle aussi, l’est d’autant plus qu’elle provient entièrement d’une culture de masse qui loue les bienfaits de l’imaginaire et du fantastique comme divertissement. Il ne me semble pourtant pas très pertinent de rejeter cette fascination pour ses origines, car toute fascination tire ses sources, je crois, de son rapport aux conventions – d’où l’idée, vaguement sous-entendue plus tôt, de considérer les pirates non pour leurs aventures mais pour leur présence en tant que personnages : ce qui est intéressant chez le pirate, ce n’est pas son chemin vers la gloire ou la rédemption, ni ses motivations, ni son évolution narrative – on ne remarque ici que des idées qui relèvent essentiellement de la psychologie – mais bien son ancrage physique dans son environnement. Le pirate est pirate parce qu’il cherche un trésor sur une plage, ou parce qu’il porte un costume de pirate, ou parce qu’il mesure les distances d’une carte avec son compas dans la cabine de son navire, ou parce qu’il crie « Yo ho, vieilles canailles, trinquons à l’or et aux femmes ! » en vidant un baril de rhum (il s’agit cependant de ne pas sombrer dans le fétichisme et de considérer sa fascination comme possibilité de recul et de débordement vers un ailleurs, et non comme une fin en soi).
J’ai commencé à lire, hier soir, L’île au trésor de Stevenson, qui me captive justement pour cette raison. Dès la première page du livre :
« […] Le vieux marin basané, avec sa balafre de sabre, s’en vint loger sous notre toit. […] C’était un homme grand, fort, épais, brun noisette, sa queue de cheveux goudronnée pendait sur les épaules d’un habit bleu tout taché ; il avait les mains rudes et couturées, avec des ongles noirs et cassés ; et, en travers d’une joue, la balafre de sabre, d’un blanc sale et livide. Il examina, tout en sifflotant, les abords de la baie, puis entonna ce vieux refrain de mer qu’il chanta si souvent depuis :
« Quinze hommes sur le coffre de l’Homme mort,
Yo-ho-ho ! Et une bouteille de rhum ! » »
Et c’est tout. Un paragraphe à peine, aucune description psychologique ; simplement quelques indications physiques, une réplique, et le pirate est là. Il ne s’agit pas ici de rejeter la psychologie, mais de ramener au physique toute la force – force d’évocation, mais pas seulement – qu’on ne lui connaît plus. Pour témoigner de la présence physique des choses, il ne suffit pas de positionner ces choses dans le champ et de nous dire qu’elles sont là ; il faut aussi sentir le plaisir qu’ont ces choses d’être là, ou la façon dont elles investissent leur présence : les longues répliques de Long John Silver dans L’île au trésor ne nuancent en rien la psychologie du pirate, mais témoignent d’une extraordinaire croyance de Stevenson en son personnage, et on ressent dans chaque mot le plaisir d’écrire sur les pirates et de les faire vivre comme s’ils étaient là – et pas comme si on y était.
Croyance en la présence des choses, ambition magique : pour conclure ce texte, venons-en à Tourneur qui, lui aussi, se dit un jour « Je vais faire un film de pirates » - et quel film ! Rien n’est plus physique que chez Tourneur, quand même bien ces présences seraient invisibles ou n’apparaîtraient pas dans le champ – comme l’écrit Skorecki, les morts des deux innocents dans Wichita sont effrayantes justement parce que la mort les extirpe immédiatement hors du champ. Il suffit de croire à leur mort pour en être sûr, tout comme il suffit de croire aux pirates dans La Flibustière des Antilles pour s’attrister de la mort d’Anne Providence (son nom ne vient pas de nulle part!) qui, pourtant, restera hors-champ. Si demain, un vieux barbu vêtu d’un cache-œil de borgne et d’un chapeau en triangle débarquait brutalement chez vous et hurlait « À l’abordage ! » dans vos oreilles, conduisant à l’assaut de votre foyer tout un équipage de matelots dont l’un porterait le pavillon noir, vous vous figeriez pendant quelques instants, propulsé dans un monde qui n’est pas le vôtre, envahi par l’intrusion de la fiction dans votre quotidien, croyant d’ailleurs à une caméra cachée (importance fondamentale des caméras cachées : briser la frontière séparant fiction et réalité). Vous voilà vous, et voilà des pirates ; c’est la situation initiale de Jim Hawkins dans L’île au trésor. Et après ? Après, il faut se munir d’une carte, d’une boussole et d’une caméra : hissons les voiles !
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