mardi 23 juillet 2019

Sometimes a Great Notion

Commençons par une question simple, à laquelle j’invite le lecteur à tenter de répondre : comment reconnaît-on un cinéphile en société ? Possible solution équivalente en simplicité : le cinéphile est celui qui a un film pour tout. Un film pour s’amuser (Complot de famille), un autre pour pleurer (Gertrud). Un film de potes (Hatari !), et puis un pour soi-même (Jet Pilot). Un film immense (Blackhat), un tout petit film (Blackhat). Un film sur la communication (Playtime), la communauté (A l’ouest des rails), le travail (La terre des pharaons), les vacances (Maine Océan), la pornographie (La saveur de la pastèque) ou l’identité (Profession : reporter). Un film sur le cinéma (Vrai faux passeport) et sous le cinéma (L’Homme léopard). Ou une série, pourquoi pas (Buffy contre les vampires) ? Bref, mon sac est encore plein : donnez-moi un sujet, je vous donnerai un film ! Et puis, et puis… Il y a ceux qui semblent échapper à tout, dont il est difficile de parler mais qui frappent et marquent par leur extraordinaire puissance d’incarnation, la prodigieuse présence physique de chaque plan devenant un sujet en soi. Film de cinéphile s’il en est, où le cinéma se déploie dans sa force brute. Sometimes a Great Notion, de Paul Newman, est de ceux-là. Il brille par un sentiment vif de la matière, comme s’il était fait du même bois que la maison des bûcherons qu’il nous montre. Les plans sont solides et rugueux, les personnages aussi. Rien ne les fait bouger. Ce qu’on nomme communément l’intrigue pose pour point de départ une famille de bûcheron de l’Oregon qui continue à travailler coûte que coûte alors que tout le reste du village fait grève pour s’opposer à la crise économique. Puis le plus jeune des frères de la famille, un peu hippie, revient de la ville après une tragique histoire de cœur. Lorsqu’il arrive, donc, on pourrait croire qu'il va instaurer une nouvelle dynamique de récit et apporter du mouvement à ces blocs de matière compacte, mais il s’y fond au contraire presque instantanément, et participe pleinement d’une forme de suspension du récit qui s’avère de plus en plus éprouvante pour tout le monde (personnages comme spectateur) à mesure que le film progresse. 

C'est peut-être de ça qu'il s'agit, au fond -le « vrai » sujet du film (quelle prétention)- : une entreprise douloureusement vouée à l’échec d’arrêter le récit, et le temps. Si le travail est entendu comme une mise en action (c’est ainsi qu’on le voit dans les films de Hawks, Rozier ou Wang Bing), les personnages de Sometimes a Great Notion travaillent à faire l'inverse de ce qu'est le travail. Ici des efforts considérables sont livrés pour se mettre en inaction, ils y vont de leur corps et se donnent tout entier pour faire opposition à la coulée du temps. C’est déjà là en substance dans le scénario, et l’on en voit des signes dans les caractérisations et comportements des personnages (le patriarche Henry Fonda et son bras dans le plâtre, les rôles instaurés, installés et immuables dans la maison, la question récurrente des cheveux longs du jeune frère citadin -à laquelle il répond d’ailleurs chaque fois par un pragmatique « ça pousse », incompris des autres mais qui annonce pourtant l’inéluctable victoire du temps-…), mais la grande beauté du film tient en ce qu’il concentre toute son énergie à faire émerger l’idée de cette pensée réactionnaire dans son expérience la plus physique. Ainsi les séquences (de bûcheronnage surtout) durent, durent... et s’étirent par la simple résistance des personnages à l’épreuve de la durée du film. 

Il y a une scène sidérante, montrée en temps réel, où l’un des bûcherons, suite à un accident, se retrouve coincé sous un tronc d’arbre qui s’est abattu sur le fleuve. Seule sa tête sort de l’eau, mais la marée monte et le submerge peu à peu, tandis que son frère (interprété par Paul Newman) fait tout son possible pour essayer de le sauver -en vain. Trois motifs centraux : un homme, un arbre, le fleuve. Les deux premiers sont immobiles, bloqués, le second se laisse couler, et c'est lui qui l'emporte. Si nous jouions à trouver à tout film une morale résumable en quelques mots (c’est un jeu très amusant), nous pourrions formuler celle de Sometimes a Great Notion ainsi : lutter contre le temps mène indéniablement à la mort. Drôle, oui, satisfaisante, peut-être, mais surtout trop facile et trop bête. D’autant qu’il s’agit moins ici d’une morale que d’une forme de cohérence éthique : pour raconter cette histoire de la façon la plus juste et la plus vivante, il fallait montrer ça. Montrer ces corps qui se refusent à être consumés par le temps et qui cèdent donc violemment face aux forces de la Nature. 

La dernière séquence, bizarre et stupéfiante, pourrait laisser entendre que le film se retourne contre ce qu’il avait accompli jusque là. La vulgarité crasse du geste final est incontestable, mais je crois qu’il faut en laisser la seule responsabilité aux personnages, que le cinéaste ne fait qu’accompagner humblement jusqu’au bout, même dans leur extrême mauvais goût et leur obstination butée. C'est une forme précieuse de modestie que de ne soumettre les êtres filmés à aucune morale englobante, à aucun pli du récit. Ils ont leur libre existence, qui en elle-même invalide déjà leur prétention à l'enracinement forcené. 

Et puis il y a Lee Remick (jouant la femme de Paul Newman)... On la voit assez peu, notamment car elle se place d’elle-même en retrait, mais elle est le grand négatif du film, le corps absent qui transperce les zones d’ombre d’éclats de lumière. Elle est la seule à refuser explicitement l'obstination des autres, la seule à s'ouvrir au sentiment du temps qui passe, qui est déjà passé et qui reste à venir. Elle est la seule, aussi, ayant droit à des plans qui ne sont pas durs comme du bois ; à chacune de ses apparitions, elle finit par se fondre dans le paysage : fondus de son visage à la maison d'abord, deux fois, puis du visage au fleuve, juste avant l’accident, et enfin, au moment de son départ, plus de fondu, plus de paysage. Elle part sec, elle prend en main sa propre vie, qui ne se confond plus alors avec celle de son environnement. Elle voit la nécessité du mouvement pour mettre fin à la suspension mortifère du récit (de même que l’héroïne de Rachel, Rachel, bloquée entre deux âges, choisit de s'en aller pour vivre). 

La vie, la mort, les racines, le fleuve, la durée éprouvée... Il semblerait que ce soit de tout ça, de ces éléments bruts, que vient cette impression si vive de matière et d'incarnation à la vue de Sometimes a Great Notion. Puis le son, ce bruit incessant des tronçonneuses et des engins, qui bourdonne encore dans les oreilles du spectateur même une fois le calme revenu, telle une présence fantomatique de la machine derrière la tranquillité sourde du fleuve. Le temps est là, toujours, et poursuit son travail : il fallait bien un film pour ça !

1 commentaire:

  1. Par ailleurs, il y aurait un rapprochement à faire avec Hawks. Hawks, c'est la terreur de la mort, et le travail pour la retarder du mieux qu'on peut, pour surtout rester sans cesse en mouvement (quitte à se brûler les ailes et à mourir quand même : Seuls les anges ont des ailes, Red Line 7000...). D'où la vitesse extraordinaire de ses films, qui fonctionnent tous sur un principe d'oubli du temps (via un détachement de l’idée de suspens dans la narration -Monkey Business, Hatari !-, via un tempo ultra-rapide qui ne laisse pas l'occasion de regarder sa montre -L'impossible Mr Bébé, La Dame du vendredi- ou via des ellipses si vertigineuses qu'elles tordent la continuité temporelle au profit d'une seule logique spatiale, ou scénique -The Crowd Roars, Red Line 7000-). D'où, aussi, l'importance du motif de la marque, ou de la cicatrice, toujours signe d'une peur chronique de voir le temps laisser une empreinte et s'arrêter à vif sur le corps. Surtout, que rien ne demeure, que le monde entier se meuve en permanence et fasse disparaître dans son mouvement toute trace d'immobilité. JuL : "Je cours, je cours, j'essaie d'rattraper le temps". Le travail, pour Hawks, c'est ça ; c'est la vie (comme pour Rozier, au fond, mais Rozier me semble nettement moins angoissé, et plus apaisé, à cette idée).

    Tandis que dans Sometimes a Great Notion, c'est l'inverse. Tout est mis en œuvre pour conserver un sentiment illusoire d'immobilité. On travaille à tuer le temps, littéralement. Mais il est évident que le temps ne se laisse pas mourir, et finit par tout emporter. Du coup, entre ceux qui meurent par refus de vivre (Newman), et ceux qui meurent par excès de vie (Hawks), que reste-il ? Peut-être l'homme sans nom de Wang Bing, qui vit et travaille au rythme juste, dans la plus parfaite quiétude vis à vis du temps qui s'écoule.

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