vendredi 5 juillet 2019

Quinze jours ailleurs - carnet de voyage américain (5/5)

27/06/19 

9h18 : 
Le soleil brille avec une grande douceur ce matin. Je n'ai pas très bien dormi (d'autant que j'ai fait un affreux cauchemar) mais je sens mon esprit reposé. Le retour à New York sonne comme le début de la fin de mon voyage. Encore trois jours et bye bye America. Pas de nostalgie. Plutôt le mélange entre un désir de découvrir une partie de New York (Ellis Island, Central Park) et une certaine hâte à retrouver la quiétude familière de mon chez-moi. Par chance, il s'agit d'aspirations qui sont à ma portée. J'invite donc ma curiosité et ma fatigue à marcher main dans la main. 

10h07 : 
Je regrette de ne pas être très à l'aise avec l'anglais, j'aurais aimé pouvoir comparer les habitudes des français avec celles des américains dans leur utilisation respective de la langue courante. J'ai remarqué, par exemple, qu'ils utilisaient principalement "I think" quand nous oscillons (maladroitement) entre "je pense" et "je crois" (voilà qui doit beaucoup embêter M. Shyamalan).
14h13 (heure de New York) : 
Dans l'avion, j'écoute la studio session de Sunshine Tomorrow des Beach Boys. Comme toujours lorsque j'entends ce groupe, il me suffit de quelques notes pour m'élever instantanément dans une espèce de stase où s'épanouit une certaine idée du bonheur. C'est une musique qui a la particularité d'accorder une attention méticuleuse au ménagement d'un espace pour celui qui l'écoute, qui serait un lieu de plaisirs évanescents, une bulle placide de jaune et de bleu, de mer et de lumière. Musique vague et solaire, donc, point de jonction entre Vivaldi et JuL, à la différence que ces deux-là entretiennent un rapport plus directement temporel à la question du plaisir. Il s'agit pour eux de jouer sur la ritournelle, de faire tourner le temps sur lui-même pour activer le mouvement propre à l'instant musical, en fabricant, à partir de quelques motifs récurrents, une multitude de variations qui se succèdent rapidement dans l'effort et restituent le sentiment du présent, perpétuellement neuf donc toujours agréable. Pour les Beach Boys, le travail collectif amène à se poser la question de la place occupée par chacun : comment faire entendre un ensemble, où tout le monde a son rôle à jouer en même temps (sans passer par une série de relais) ? Ainsi les petites touches et nuances s'étalent-elles sur un territoire inventé pour l'occasion, à la manière des vacanciers posant consciencieusement leurs serviettes sur le sable chaud pour délimiter un espace commun dans lequel il est possible de bronzer, de lire, de construire un château, d'aller se baigner... C'est, en ce sens, la musique de plage idéale. Ça l'est aussi parce que, en bons boys en maillot de bain, ils ont l'audace de se croire séduisants jusque dans la ringardise la plus radicale. Ils poussent l'art du ridicule à son extrémité, là où, face à l'épaisse obscurité de la honte, il apparaît comme une étoile scintillante de liberté. Tout cela, bien sûr, sans autre dessein que celui, simple et nécessaire, de passer du bon temps. 

16h31 : 
De retour à New York, et déjà je retrouve ce qui m'avait frappé il y a dix jours. Autour de moi, dans le métro, trois hommes, chacun dans leur coin, adoptent la même attitude : écouteurs dans les oreilles, sac aux pieds, téléphone à la main, jambes légèrement écartées, regard dans le vide. Malgré cette posture commune, qui, s'il s'agissait de statues, les rendraient presque identiques, ces trois hommes témoignent chacun d'une grande force individuelle, qui tient moins à ce qu'ils montrent à première vue qu'à l'évidence de ce qu'ils dégagent : une vie qui leur est propre et dont la singularité est si éclatante qu'elle finit par sortir d'elle-même pour se transformer en image. Chacun, en somme, se balade tranquillement avec son background sur le dos, comme un bagage, ou plutôt un drapeau, dont les couleurs et les motifs sont affichés fièrement mais sans vanité aux yeux de tous. Autrement dit, le new-yorkais est une variété humanoïde d'escargot. 


28/06/19 

16h27 : 
Sur le pont du bateau nous conduisant à la statue de la Liberté puis à Ellis Island, il y avait devant nous un homme qui brandissait son appareil photo comme un cow-boy brandit son flingue, prenant cliché sur cliché plus vite que son ombre. Il photographiait tout ce qui passait sous son regard, traquant le moindre détail, le moindre geste susceptible de faire une "belle image". Drôle de personnage... Rêve-t-il d'imprimer de ses yeux un monde qui ne soit plus qu'image ? 

Je me méfie un peu de l'acte de prendre des photos touristiques, car il y a toujours le risque du basculement : il se peut que, emporté par la frénésie du souvenir à construire, on en vienne à photographier une chose avant même de l'avoir vue. Si bien qu'à la fin du voyage, on revient avec un sac rempli d'images de paysages dont on n'a même pas fait l'expérience. Aujourd'hui que je complète chaque jour ce carnet, je suis atteint par l'inquiétude de reproduire cet écueil par l'écrit. La fatigue commence à prendre de la place, et écrire ici me demande de plus en plus d'efforts. L'inspiration est moins impulsive, et je crains d'en arriver à me forcer à toujours avoir mon mot à dire. J'ai peur de parler d'une rencontre avant même que la rencontre ait lieu, de ne plus témoigner de ce que je vois dans le monde mais de rabattre le monde sur un témoignage pré-écrit, fait de clichés. Peut-être est-il temps de mettre un point final à ce carnet de notes : se promener à Central Park demain mais ne rien en dire, puis prendre l'avion et le train du retour, avant de m'allonger sur mon lit, lessivé, et m'endormir d'un sommeil lourd et sans rêves. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire