vendredi 5 juillet 2019

Quinze jours ailleurs - carnet de voyage américain (1/5)

16/06/19 

15h40 : 
Je suis dans le train pour Paris (l'avion pour New York, c'est demain matin), en compagnie de Kerouac (Les souterrains, pas Sur la route). Je me suis projeté pour la première fois tout à l'heure, dans le métro, avec le surgissement, comme un souvenir à venir, d'une image du métro new-yorkais, et moi à l'intérieur. Avant ça rien, pas d'impatience, pas de trépidation, pas de fantasme envahissant... Seulement un sentiment très agréable d'indifférence vis à vis du voyage à venir, mêlé à une pleine satisfaction du temps présent vécu jusque là. Peut-être est-ce un manque d'imagination ? Peut-être aussi, et je préfère cette hypothèse, que de plus en plus je parviens à vivre au jour le jour, sans me sentir parasité par la nostalgie d'un passé regretté ou la projection d'un avenir fantasmé. Pas un manque d'imagination mais un certain recul vis à vis de l'imaginaire : je lis Kerouac et je ne me sens pas plongé dans les tréfonds de cette Amérique poisseuse et bouillonnante. Je lis Kerouac et je me sens moi, Melaine, ici et maintenant, en plein dans le monde, ouvert à la pénétration des mots dans mon corps comme possibilité de mise en mouvement intérieure. Le vrai voyage se trouve là, dans ce qui bouge et vit en soi, dans le temps éprouvé par les battements du cœur. Alors pourquoi partir aux États-Unis ? Pourquoi un voyage à l'étranger quand l'étrangeté de lecture est suffisante ? Bonne question, à laquelle je n'ai pas de réponse sûre... Je crois qu'il y a quand même, pour moi, un besoin de vivre le voyage avec mes jambes et mes pieds. Jerry Lewis me permet d'éprouver la sensation physique de ma libre présence au monde ; Cézanne me montre la beauté franche, rugueuse et insaisissable de la Nature, mais le voyage, peut-être, y ajoute la solitude. Il n'y a plus de biais, plus de soutien extérieur : seulement moi, foulant de mes pieds le sol de la Terre. (Soudain surgit le désir de parcourir à nouveau les routes de France) 

L'Amérique, oui. Aller à la source de l'imaginaire, confronter les images toutes faites à mon regard ; me fabriquer mes propres images. Voilà la raison et la beauté du voyage, surtout en Amérique : découvrir ce qui se cache derrière la carte postale, balayer de ses yeux le cliché. Je n'y suis pas encore, je ne me projette pas. Je me méfie du fantasme, et subis de moins en moins les pièges de la séduction. New York, Los Angeles, la Nouvelle Orléans, je verrai. 


17/06/19 

02h35: 
Seul, dans une chambre d'hôtel. De ma vie j'ai toujours eu, je crois, une fascination très vive pour la chambre d'hôtel. Il faut dire que j'en suis toujours à me débattre avec la grande question de la Solitude, et que la chambre d'hôtel, avec le désert, est son lieu clé, privilégié. Le désert, c'est la solitude immense, terrible, angoissante, prospère et libre. C'est l'espace sans espace. C'est le ciel dans lequel volent les deux avions du dernier film de Sternberg, seuls dans un vide infini, liés seulement par l'amour. Le désert, c'est la solitude métaphysique. Tandis que la chambre d'hôtel est un espace clos, où réside la promesse d'une solitude très concrète. Le solitaire décide de s'y installer pour dormir, pour lire, pour écrire. Mais elle ne lui appartient pas, c'est un lieu de passage. La maison, l'appartement, ne sont pas, pour moi, des lieux de solitude, mais plutôt d'isolement. On a une maison ou un appartement lorsqu'on vit en société, et c'est l'endroit où l'on se retire à la fin de la journée. C'est comme le banc de touche d'un match de football. Même unique remplaçant, on n'est pas seul sur le banc, on s'y isole du terrain sur lequel le match se joue. D'où les suicides en appartement : l'isolement est mortifère. On ne se suicide pas dans une chambre d'hôtel, elle est le lieu du passager, du voyageur, de celui qui se recueille dans sa solitude. Celle-ci peut s'avérer profondément angoissante -quoi que la chambre d'hôtel a l'avantage sur le désert d'assurer le confort et la sécurité de quatre murs et d'un lit, artefacts premiers et rassurants de l'habitat-, mais l'angoisse est vie, non pas mort. L'angoisse, même terrible et déchirante, se situe toujours du côté du cri plutôt que du silence. Tourneur, L'Homme-léopard : surgissement de vie dans un cimetière, visage terrorisé, émotion sèche et intense. Ce gros plan saisissant dans ce film sublime est le dessin le plus vrai de l'angoisse. Bataille l'a écrit : angoisse, désir (cri de douleur, cri de joie), c'est la même chose. Une manifestation sensible et animale de la vie qui nous traverse. 

Regardons Psychose : lorsque la fille dans la maison, entendant Norman Bates revenir, hésite entre sortir pour se sauver et aller voir in extremis ce qui se cache dans la cave. La peur (ici plutôt que l'angoisse) et le désir marchent main dans la main et se lisent en même temps sur son visage. C'est que l'un comme l'autre sont les signes sensibles d'un avenir emprunt de mystère. Ils sont les deux faces d'une même pièce : le fantasme. Face au futur on se demande : que nous réserve-t-il ? Et l'on rêve, on délire, on désire, en même temps qu'on craint, on appréhende, on a peur. Tout cela va de pair. Et si l'on ne se soucie plus de ce qui adviendra, pouf ! désir et peur disparaissent ensemble. Hitchcock, maître de suspens. Qu'est-ce que cela veut dire sinon qu'il est celui qui a le mieux vu ce qui, profondément, suspendait le temps ? Ce qui émeut et tient en haleine dans ce fameux plan du visage hésitant, ce n'est pas le choix qui est en train de se faire, c'est la suspension du temps par la cohabitation déchirante de deux affects directement liés à l'avenir, pas tel qu'il adviendra mais en tant qu'il se forme en ce moment-même dans l'imaginaire. Hitchcock est l'un des seuls cinéastes à être parvenu à donner à l'affect une valeur proprement picturale, presque entièrement détachée de l'individu traversé par lui. Grâce, justement, à ce travail dont on le gratifie à raison, à cette façon de construire et d'organiser les plans en fonction d'intuitions sensibles, pour que tout coïncide à faire jaillir de l'écran le seul sentiment du suspens, c'est-à-dire celui, schizophrène, de la peur et du désir. Possible définition du suspens hitchcockien : ce moment où, suspendu au dessus du vide, en plein vertige, se forgent en vitesse deux images d'un même avenir. 

De l'hôtel au motel, je me suis bien écarté de mon point de départ... (Notons d'ailleurs que Norman Bates, isolé dans sa maison, attaque et tue la solitude -désirée, fantasmée- de la voyageuse, dans sa chambre de motel). Toujours est-il que je m'y sens bien, seul et bien, dans une délicieuse quiétude impersonnelle et passagère. 

19h15 (heure de New-York) : 
Première balade new-yorkaise. A Manhattan, dans les rues, au bord du fleuve... Frappé d'abord par la quantité d'odeurs et de bruits. Mais pas d'impression de bouillonnement ou de fourmillement pour autant. Ça n'est ni calme ni étouffant. Et pour que ça fourmille, encore faudrait-il qu'il y ait déplacements de masse, anonymes et dans la même direction. Il n'y a pas de masse à Manhattan, plutôt une multiplicité d'individus disparates. C'est un véritable espace cosmopolite. Pas d'anonymes non plus : chacun semble porter sur lui le poids de ce qu'il représente. Je l'avais déjà vu grâce aux films de Wiseman, j'en ai la confirmation ici : les américains ont la faculté extraordinaire de confondre aisément l'intime et le politique. Un individu new-yorkais, même pris seul, est déjà, toujours, en représentation : il fait de la pub pour ses valeurs, sa conduite ou sa communauté. Pour parler en termes deleuziens, je dirais qu'il y a, dans les rues de Manhattan, une profusion extraordinaire de devenirs-fiction, ce qui rend les errances stimulantes et vivifiantes. 

Je crois que si les américains sont si forts pour raconter des histoires à l'ampleur mythologiques à partir de petits destins particuliers, ça tient en grande partie à cela. Le sentiment personnel d'un individu américain laisse toujours apparaître, lorsqu'il se manifeste, ce qu'il a d'universel (d'où la forte présence du moralisme religieux, d'où le règne du slogan -voir le dernier film de Wiseman, Monrovia, Indiana). Et un geste en apparence banal peut dévoiler à lui seul un monde, peuplé d'histoires et tourné vers un ravissant horizon moral. C'est comme si la société entière était contenue en chacun de ses individus, chargés alors de la représenter à leur façon. Il n'y a pas ça en France, où l'intime a la part belle, pour le meilleur et pour le pire (Rohmer ne pouvait être que français ; Anthony Mann ne pouvait être qu'américain). 

Je m'amuse à remarquer que je fais ce constat après avoir revu Glass (le dernier film de Shyamalan) dans l'avion. Glass -bien que philadelphien et pas new-yorkais- est un grand film cosmopolite. Malgré une beauté et une force évidentes, je n'avais pas été pleinement convaincu lorsque je l'ai découvert au cinéma, trop perturbé peut-être par l'impossibilité de suivre une ligne claire que le film se refuse manifestement à tracer. Sa grandeur tient justement dans l'humilité avec laquelle il accueille en son sein quantité de résidus de fiction plus ou moins épanouis. Il y a plein de films dans Glass, et c'est une erreur de ne chercher à n'en définir qu'un. Ce serait aller dans le sens de la fameuse société secrète, qui souhaite effacer la singularité de chacun, faire disparaître tout devenir-fiction au nom d'une prétendue vérité scientifique (roublardise habituelle de Shyamalan : cette secte apparaît elle-même comme une petite histoire bien mystérieuse, un twist surréaliste qui rompt avec toute vraisemblance). Il a été difficile pour moi d'appréhender Glass à la première vision, car un souci de cohérence m'a amené, au fil des évènements et des révélations, à tenter d'assembler les morceaux disparates pour les réunir autour d'une trajectoire commune, qui m'a parue alors un peu brinquebalante. Mais c'était oublier de mettre un "s" à la fin d'"histoires", ne pas voir que les différents morceaux, s'ils se frottent parfois avec rugosité, voire brutalité, tiennent indépendamment. Et la trajectoire commune est au fond la seule idée, travaillée du début à la fin, du caractère multiple et foisonnant de la fiction (en tant qu'elle engage une croyance et met les choses en jeu), comme chant profond de résistance face à un ordre rigide et oppressant.


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