jeudi 25 juillet 2019

Toy Story 4 : indépendance du personnage

« Train de vie traficoté 
On m'a retrouvé j'étais cassé 
Y a quelques bricoles à faire 
La carapace est intacte, le cœur est accidenté » 


Alors que Disney recycle ses succès (dé)passés et que Peter Jackson s’amuse à faire de la première guerre mondiale un parc d’attraction, Pixar dégage dans le sombre paysage estival d’Hollywood quelques éclaircies. Toujours tiraillé entre une volonté consciencieuse de faire valoir aux enfants leur droit à un cinéma digne de leur curiosité, et un désir maladif de plaire au plus grand nombre qui ampoule parfois gravement ses films, le studio d’animation trouve avec Toy Story 4 un compromis pas trop contraignant et à peu près admissible, qui consiste à garder ses atouts publicitaires à distance du cœur de l’action, quitte à ce que l’ensemble paraisse moins séduisant. « Mais où se trouve alors le cœur de l’action ? » s’interroge l’enfant qui lit ces lignes. Je réponds, malicieux, que cela revient à se demander quel est le sujet du film, soit à chercher l’endroit d’où proviennent ses vibrations, et sur lequel le metteur en scène porte son attention. Cœur, vibrations… tout ça, bien sûr, tend vers la vie, et il ne me reste qu’à évoquer le corps et la voix (mais le film lui-même les évoque très bien) pour que tu commences à saisir où je veux en venir (l’enfant, perplexe, réfléchit) : Toy Story 4 repose à sa façon -simple et appliquée- la vieille question oubliée du personnage. 

Oubliée, parce que les rares qui y répondent encore avec pertinence feignent de ne pas la poser : Mes Provinciales ou Mademoiselle de Joncquières ou Green Book, avec les moyens qui leur sont propres, ont tous l’humilité de considérer spontanément leurs personnages comme des êtres vivants, vivants dans et pour la fiction, avec le film, et le film avec eux. Il y a chez eux une éthique instinctive du personnage (héritée de l’art « classique » de Hawks, Ford, Boetticher, McCarey…) qui repose sur l’idée du laisser-vivre. Il suffit de regarder quelques minutes des trois films cités (ou de Monkey Business, Donovan’s Reef, Comanche Station, La Route semée d’étoile...) pour s’apercevoir très vite que film et personnages marchent main dans la main, et que la position du metteur en scène est celle de quelqu’un qui croit suffisamment en ses characters pour leur confier la responsabilité de la fiction. Lorsque Mathias Valance trébuche sur le bord d’un trottoir dans Mes Provinciales, il s’en faut de peu pour que la caméra le rate, comme si l’espace d’expression accordé à son personnage était si vaste qu’il excédait celui du film. Quand, dans Mademoiselle de Joncquières, le marquis déboule de bon matin dans l’appartement de Madame de La Pommeraye, défroqué, déboussolé, chargé du poids de sa passion obsédante, on voit -c’est physique- que toute l’énergie de la scène est concentrée autour du bouillonnement du personnage, qui à lui seul rend ce moment vivant. Quant à Green Book, il est évident que tout le monde (équipe technique, acteurs, metteur en scène) s’affaire du début à la fin à être le plus transparent possible pour ne laisser émerger que l’épanouissement mutuel de Tony Vallelonga et Don Shirley, à tel point qu’apparaît par contraste un troisième beau personnage, que l’on voit peu mais qui est toujours là, veillant sur le film duquel il s’est émancipé : celui de Dolores. Mais, chaque fois, tout se passe avec un tel naturel qu’on évince d’emblée la question originelle : comment prend vie un personnage ?

La singularité de Toy Story 4 est de la poser telle quelle, cette question, avec la littéralité naïve commune aux créations Pixar (et aux « films pour enfants » en général -l’enfant qui lit ces lignes me regarde d’un mauvais œil-), en introduisant comme élément déclencheur de l’intrigue la création d’un être vivant, montrée de front, étape par étape (la modélisation du corps, l’instant du premier souffle, le début de la conscience). Ainsi naît sous nos yeux Fourchette, jouet qui s’anime après avoir été construit de toute pièce par une fille de 3 ans (Bonnie) à partir de détritus. L’avènement de Fourchette est très émouvant, d’une émotion enfantine, faite d’amusement et de curiosité. Déjà du beau cinéma. Évidemment, s’y ajoute presque aussitôt une nouvelle question, primitive autant que terminale (essentielle ?), celle du sens de la vie. Le film a la modestie d’éviter une réponse franche et définitive qui, quelle qu’elle soit, aurait sonné faux. Mieux, il autorise chaque personnage à trouver la solution qui lui convient, et montre même qu’il est possible d’en changer au cours du récit, en fonction des rencontres et des situations. 

Toy Story 4, tout en en faisant un enjeu narratif (Woody découvre l’existence des jouets perdus, affranchis de toute servitude auprès des humains), accorde donc à ses personnages une forme d’indépendance. Le personnage indépendant, celui qu'on pourrait imaginer vivre sa vie en-dehors du film dans lequel on le voit, celui qui n'appartient pas au film, ni même au cinéma, mais peut-être plus simplement au monde, et dont l'apparition le temps d’une histoire n'est au fond que la trace visible d'une vie plus large, ce personnage-là, eh bien force est de constater qu’il se fait rare aujourd’hui. La tendance est plutôt au personnage-pantin, instrument de l’œuvre qu'on est en train de faire, presque un passage un peu pénible mais obligé pour réussir un récit qui tienne la route. L’auteur tout puissant, grand patriarche à sa façon, assène sa vision du monde (pire : sa vision du cinéma) avec une terrible cruauté, prenant de haut son propre film afin d’intimider de son regard le spectateur impuissant. Parasite, la toute récente palme d’or, clinquante à souhait, est le parfait exemple d’un film qui se soucie peu de ses personnages, les soumettant sans vergogne au déroulement de sa démonstration. Ici le lecteur enfantin, qui a Moonfleet pour film préféré, ne peut s’empêcher de penser aux grands systèmes des derniers films de Lang, dans lesquels absolument tout est asservi à la pure logique du cinéaste, mais la logique langienne est si transparente, si entièrement réduite au squelette de la fiction, qu’elle comprend déjà, dans son processus fictionnel, une distance morale qui permet aux corps de s’en délivrer et de régner dans un plein mystère échappant à toute logique : il y a chez Lang, comme chez Straub, une conscience aiguë de ce que l’indépendance n’existe qu’en puissance, et qu’il tient à l’essence-même du cinéma d’en passer par l’abstraction d’un système pour rendre sensible la présence singulière des corps, affranchis dès lors. Dans Parasite, bien que Bong Joon-Ho donne l’illusion de leur ménager un champ d’expression en cartographiant avec virtuosité l’espace de la maison (dont on parcourt les coins et les recoins), les personnages n'ont en réalité presque aucune vie propre, à l'exception de quelques très rares moments d’ouverture (une amourette naissante dans une chambre, une soirée trop alcoolisée), très vite refermés par cette volonté de boucler la boucle du scénario qui étouffe toute l’œuvre du cinéaste coréen (là encore, il suffit de comparer avec le retournement final d’Invraisemblable vérité, et la dimension ludique qu’il induit, confiant au seul personnage de Dana Andrews les clés du grand jeu dont nous -spectateurs- avons été dupes, pour mesurer la frontière éthique qui sépare Lang de Bong). Petit maître sociologue, Bong Joon-Ho ne dispose et déplace ses marionnettes que pour défendre ou combattre telle ou telle grande idée générale, et les jette sans pitié à l’abattoir une fois la tâche accomplie (la façon dont est montrée la mort de certains personnages de Parasite, dans le cynisme et l’humiliation par le grotesque, montre bien le peu de considération du réalisateur à leur égard). 

Dans Toy Story 4, au contraire (film pourtant sans acteur -mais il s'agit d'autre chose), malgré un typage marqué, un déroulement narratif méticuleusement réglé et un rythme haletant (pas un seul temps mort), il se trouve que les personnages existent, et portent le film autant que le film les porte. Il est fort difficile de mesurer l’intensité énergétique d’un être de fiction, et plus ardu encore de trouver la source de cette vitalité, mais l’on peut toujours hasarder quelques hypothèses. Dans le cas du long-métrage de Pixar, il faut signaler que l'intrigue progresse grâce à leurs choix, leurs faux pas, leurs changements de direction... Et que c'est parce que les personnages tournent autour de ces problèmes-là (du choix, du faux-pas, du changement de direction) que le film, qui se place humblement à l'écoute, s’articule autour de ça et se met à tourner avec eux. Grand manège, donc, que ce Toy Story 4... Si l'on devait formuler son sujet en termes géométriques, ça ressemblerait probablement à quelque chose comme : "comment tracer un cercle tout en avançant ?". Beau programme, très enfantin, qui laisse place à une large part d’expérimentation et permet de tolérer quelques ratés, prenant le contre-pied du troisième volet, qui se présente peut-être davantage comme un film de métier, où tout s'enchaîne et se déroule avec une habilité remarquable, mais dans lequel les personnages suffoquent un peu, encore trop pris dans la vitesse du film, qui s'accorde assez peu à la leur. Si bien qu'il (me) laisse l'impression d'un objet très bien fait (au scénario implacable) mais manquant d'aspérités. Sans doute parce qu'il prend de la distance : c'est un film d'ensemble plus que d'individus, qui s'éloigne légèrement pour observer comment les différentes communautés se forment et se frottent au contact de leur environnement. Ce qu'on en retient, ce sont les moments de soudure collective (les plans d'évasion de la crèche, les mains jointes avant la mort à l'incinérateur) ou les belles idées morales et politiques (le passage à témoin entre ado et enfant à travers les jouets, l'utopie socialiste mise en place à la crèche), mais les enjeux plus directement personnels, eux, sont assez peu travaillés, ou alors avec emphase et grossièreté. Tandis que le 4 prend le risque de se rapprocher, de venir voir ce qui se joue à petite échelle, dans l'esprit, le cœur et le corps de ses jouets qui, s'ils sont jouets, sont aussi vivants (Fourchette encore). 

L’enfant, plus vif que moi, interrompt sa lecture et me signale à l’oreille que je n’ai pas encore parlé de la voix. « C’est ça, le sujet du film ! » grommelle-t-il. « Mince ! » lui dis-je. Tant pis, ce sera pour une autre fois... 

Malgré ses quelques fautes de goût (les très embarrassantes peluches du stand de tir, vraisemblablement destinées aux produits dérivés), il y a donc dans Toy Story 4, par rapport au précédent, un vrai gain d’attention et de confiance vis à vis des personnages. Alors que le méchant ours Lotso avait terminé le troisième film cloué au devant d'une voiture par la nécessité irresponsable du dénouement de la fiction, Gabby Gabby, antagoniste du 4, est soutenue jusque dans ses erreurs, et parvient même à trouver une fin paisible à son histoire après avoir essuyé un échec qui aurait pu sceller son triste sort. Tel est ce film : bourré de petites erreurs mais plein de (bonnes) résolutions. Il faut le temps, toujours, de trébucher et de réessayer, tel un nouveau-né qui apprend à marcher. Moment d'indépendance tragique et formidable : Woody vient de faire ses adieux à celle qu'il aime, dans le coffre d'une voiture. La voiture s'en va, lui reste seul, sous la pluie, gisant au sol, inerte comme le jouet qu'il est mais animé sans doute de profonds tourments qui, à ce moment-là, nous restent secrets, et nous invitent seulement à une tendre empathie. La liberté choisie par Woody à la fin de l'histoire (il se détourne de son rôle de serviteur d'enfant), après un long voyage intérieur jonché d'introspections et d'expériences, est contenue en germe ici, dans l'éclosion intime de sentiments qui n'appartiennent qu'à lui. Et le film, qui ne cesse de montrer que rien n'est donné d'emblée, que chaque situation difficile demande un travail de deuil, s'évertue à l'accompagner -lui comme les autres- jusqu'au bout du chemin, là où son indépendance est définitivement acquise, et où il peut de lui-même faire ses adieux au spectateur qui l'a vu vivre un film durant.

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