vendredi 5 juillet 2019

Quinze jours ailleurs - carnet de voyage américain (4/5)

24/06/19 

13h45 : 
Premier jour à la Nouvelle Orléans, mais grande fatigue. Hier soir, j'ai eu du mal à m'endormir, me sentant oppressé par la moiteur de l'air venue peser lourdement sur mon corps. C'est donc ce corps qui me pèse aujourd'hui, et que je ne parviens pas à vivre autrement que comme une contrainte. Je crois que le phénomène physique de la fatigue provient de la fin d'un conflit entre abandon et résistance qui, las de lutter, font corps. C'est un moment où les tensions s'épuisent et se délitent, et où l'on est invité à éprouver le sentiment troublant d'une parfaite unité. Il n'est plus de dehors et de dedans, plus de social et d'intime, plus de corps et d'esprit, seulement un tout, soi-même, en passe de n'être plus rien. L'homme fatigué est un être à bout de forces qui s'approche, titubant, au bord du précipice. La fatigue, parce qu'elle est ce sentiment d'une proximité de la mort, entraîne toujours une lutte inquiète, primitive, pour maintenir tant bien que mal les frontières essentielles qui font de soi un être vivant. Elle s'évertue à concentrer en un seul point toutes les forces restantes dans l'idée de constituer un îlot de vie au milieu du néant. Mais pour que la vie persiste, pour que la fatigue ne consume pas entièrement le corps qu'elle a décidé d'occuper, il lui faut un contrepoint. Pas l'effort, ni l'endurance, ni même la persévérance, qui n'existent encore que parce que la fatigue existe, en réaction, et ne font toujours que la perpétuer par la fausse résistance exténuante et vaine qu'ils revendiquent. Non, ce qu'il est nécessaire de trouver -de chercher, de sentir : c'est en soi et autour-, c'est le grand négatif de la fatigue, le revers de la pièce qui, parce qu'il est revers (c'est-à-dire vit dans son dos, de la même vie mais indépendamment) refuse la grande absorption totalisante de la fatigue. Un étranger, un frère, une force pareille et contraire. Une force qui serait le point de jonction, le jaillissement de la vie de chaque conflit, l'étincelle des frottements, le feu brûlant des rapports ; ce qui ne tend pas vers un centre compact et unifié s'épuisant dans sa propre plénitude -c'est la fatigue- mais au contraire vers la dualité, la relation, la circulation. Bref, l'énergie, jumeau vivant de la fatigue, qui, lorsqu'il est accueilli, permet à sa sœur ne pas être mortifère, soit d'être elle-même vivante et vécue, sans avoir à passer par la contrainte terrifiante d'un combat physique et toujours perdant contre la mort. 

Ceci m'évoque la fenêtre regardée un instant par Mrs Dalloway à la fin du roman de Virginia Woolf. Tentée un temps d'y sauter après avoir entendu le récit d'un homme s'étant suicidé de cette façon, elle fait le choix de revenir dans le salon pour donner sa fameuse réception et conclure ainsi le livre. Voyant cette fenêtre, elle voit d'abord la possibilité d'une mort facile mais audacieuse, d'un saut dans le vide mettant fin à des jours de fatigue de plus en plus noirs et morbides, où le sens disparaît peu à peu. Mais la fenêtre est aussi la preuve que la mort se trouve au-dehors, ainsi qu'il y a tout de même de la vie à l'intérieur, de la lumière et du mouvement dans ce monde oppressant qu'elle croyait définitivement arrêté, fini, tout entier refermé sur lui-même. La fenêtre de Mrs Dalloway est à la fois le signe d'un suicide possible et la naissance d'une conscience de vivre, plus encore : d'un choix de vivre, qui prend pour point de départ le désir brûlant de connaître la mort. 

Il s'agit donc pour moi, en ce jour de fatigue, de l'éprouver en tant qu'elle contient déjà de l'énergie, soit accueille en son sein son négatif, qui est son autre en même temps qu'elle-même, et lui permet d'exister non comme pente vers la mort mais comme la manifestation d'un élan de vie. 

16h13 : 
Pas de remarque pour le moment sur la Nouvelle Orléans. Visite des quartiers typiques, achat de souvenirs, goûter de beignets traditionnels, écoute du band qui jouait de la musique dans la rue, vue des impressionnants Steamboats du Mississippi... Tout ça fût très plaisant, mais je n'ai rien à en dire qui ne sorte de l'impression commune et rabâchée du touriste. 


25/06/19 

11h24 : 
Je reviens en pensées à ma journée d'hier, et m'interroge sur mon incapacité à dire mes premières impressions de la Nouvelle Orléans. Il y a bien sûr le côté impersonnel et trop commun de la promenade touristique dans les quartiers typiques, si tranquillement conventionnelle (bien que jamais pénible ni ennuyeuse) que je ne vois rien de neuf et d'étonnant à raconter. Mais cette raison ne suffit pas, car ce chemin, bien que balisé, reste un chemin vécu, sur lequel se sont trouvées tout un tas de petites émotions véritables, ainsi que mille et une promesses d'égarement qu'il eût été possible d'imaginer. 

Outre la fatigue et, peut-être, le début d'une lassitude à force d'écrire chaque jour (quoique c'est toujours très exaltant de déposer ici les mots de mes journées), j’aperçois la silhouette d'une autre explication possible. Cela tiendrait en une idée, très imprécise encore : il y avait, à New York puis à Los Angeles, quelque chose d'une ultra-contemporanéité, comme une volonté tenace et nettement perceptible d'appartenir au monde tel qu'il se présente en 2019. Cette course à l'actualité presque névrotique, mêlée à un ancrage très fort de l'imaginaire dans ce qu'il a de plus inerte, m'a particulièrement stimulé (je suis curieux, d'ailleurs, de retrouver New York dans quelques jours). J'y ai vu l'occasion de défricher, d'éclaircir, de jouer avec mes propres représentations... La Nouvelle Orléans, quant à elle, me semble au contraire paisiblement inactuelle. C'est une ville du passé, une ville qui a été, et qui semble l'accepter avec une grande sérénité. Il y a une maturité calme de la Nouvelle Orléans, qui s'oppose sans résistance à l'agitation de New York et à l'ampleur de Los Angeles. C'est un climat agréable, confortable, même, d'un confort qui n'a rien de touristique mais qui s'apparente plutôt au confort du chez-soi. Je me demande si c'est lié à l'influence de la culture française sur la ville... Mais je ne pense pas, cela ne se ressent pas. Peut-être est-ce plutôt parce que j'ai longtemps fantasmé cet endroit comme mon lieu de vie idéal ? Toujours est-il que l'atmosphère d'ici a quelque chose de familier, qui rend plus difficile la prise de recul nécessaire au façonnage d'une image qui soit digne d'être commentée. 

11h38 : 
... Cependant quelques indices montrent qu'il vaut mieux prendre garde à ne pas trop se reposer sur l'apparente commodité de la ville. La pesanteur de l'air, le spectre encore présent de l'ouragan Katrina, ou la circulation dangereuse et imprudente des voitures (après que nous avons remarqué dans la journée, ma sœur et moi, un problème récurent de conduite sur la route, il y a eu hier soir un grave accident dans la rue même où nous logeons), sont comme les premiers signes que tout n'est pas si détendu à la Nouvelle Orléans, et qu'il convient de rester attentif à ce que la désuétude assumée de la ville peut receler de troubles et de mystères. 

16h11 : 
Alors que nous avions prévu d'aller voir une nouvelle partie du centre-ville, nous nous sommes trompé de bus et avons rencontré par inadvertance le doux plaisir de l'égarement. En marge du centre, donc, il y a le City Park, sur lequel nous sommes tombés par hasard et qui a été le lieu improvisé de notre promenade quotidienne. Puis, plus précisément, le jardin botanique, dont la visite est paisible et agréable, même sous l'oppression de la chaleur humide du jour. Pour nous reposer, nous nous asseyons deux minutes sur un banc, à l'ombre d'un arbre, une statue devant nous. Je me demande comment elle arrive à tenir sur une main et à l'envers toute la journée. Je me refuse à refermer la question sous le prétexte que je suis un être vivant et pas elle, car elle dégage une extraordinaire vitalité qui n'a rien à envier à la mienne ni à celle de n'importe quel autre humain. Non, la raison véritable de la rigueur tenace dont fait preuve cette statue dans l'exercice de sa gymnastique tient dans un rapport tout à fait différent au temps. Le temps n'agit pas sur elle comme un épuisement de l'effort, puisque sa posture lui est parfaitement naturelle et semble ne lui demander aucun effort (tandis que moi, même dans un monde où j'aurais été capable de réaliser une telle figure, je me serais très vite écroulé sous le poids dégoulinant de ma transpiration). Tout comme nous, elle éprouve le temps, mais d'une façon beaucoup plus patiente, et essentiellement organique. Ainsi la beauté de son attitude se consume-t-elle avec une extrême lenteur et nous laisse tout le temps de la regarder, de l'admirer, de la prendre pour modèle, d'apprendre à l'imiter, de s'entraîner, de participer à des concours, de les remporter, de la remercier, de vieillir, puis de mourir. Toute une vie contenue dans un seul geste. Pour le moment, contentons-nous de la regarder, et si possible de l'admirer. Pour le reste, on a encore le temps d'y songer… 

16h22 : 
Plus loin dans le même parc, un grand circuit de petit train, qui éveille instantanément chez moi un émerveillement enfantin. Il est fermé, hélas. Je repense alors, pour me consoler, à Cary Grant jouant au petit train dans People Will Talk de Mankiewicz, et faisant dérailler par ses "bip-biiiip" à répétition la cadence excessivement régulée du flux de paroles propre aux films du cinéaste. Jubilation contenue. 

16h29 : 
Envie d'utiliser l'adjectif "compassé", mais ne sais pas où le mettre. 

17h20 : 
Bonheur de cette promenade imprévue dans les vieilles allées bourgeoises de la ville. Sous l'ombre des grands arbres, qui atténue à peine la chaleur étouffante, nous marchons à côté des maisons traditionnelles, bâties de bois peint et exposant orgueilleusement leurs belles devantures. Une femme lit tranquillement sur un balcon tandis que la musique incertaine d'un saxophone nous provient depuis la fenêtre entrouverte. Je songe alors "c'est ici que court la rumeur de la Nouvelle Orléans". 


26/06/19
10h37 : :
Étrange façon qu'a le temps de passer. Hier soir, je me replongeais dans les notes que j'ai écrites jusqu'ici, et déjà celles de Los Angeles m'ont parues très lointaines. Le voyage, avec ses souvenirs en pagaille, prend souvent beaucoup d'espace dans la mémoire, si bien que celle-ci s'organise de telle manière qu'un moment vécu il y a quatre ou cinq jours peut donner l'impression de dater de plusieurs semaines, puisqu'une grande quantité d'événements archivés passent encore avant lui. Ainsi mon tour de l'Espagne en auto-stop en 2014, s'étalant sur vingt-cinq jours riches chacun de nombreuses rencontres, m'avait semblé avoir duré des mois. Et à mon retour, alors que j'ai accueilli mes proches avec un sentiment très vif de Grandes Retrouvailles, comme un marin qui reviendrait d'un long voyage en mer, eux ont vécu ces quatre semaines routinières sans trop se rendre compte qu'il y avait du temps qui passait. Le paradoxe, c'est qu'au moment où l'on voyage, on se dit souvent que le temps passe trop vite, qu'on aimerait avoir cinq, dix, quinze jours de plus. Mais c'est peut-être précisément parce que le sentiment de la durée est plus ardent que les souvenirs s'en vont si vite et si loin, pris de la peur d'être brûlés par la flamme resplendissante et chaleureuse du présent. 

17h17 : 
Après un petit tour dans un tramway archaïque et pourtant tout à fait fonctionnel (une espèce de grosse boîte pleine de trous qui fait un boucan d'enfer), petite balade à Garden District, le quartier des vieilles maisons riches, avec ma sœur pour guide. "Cette bâtisse-là a servi de modèle pour une maison hantée de Disneyland. Dans celle-ci, on a tourné des scènes de Django Unchained. Oh et juste devant nous c'est la demeure de Sandra Bullock !". Ceci, et puis des commentaires davantage portés sur le contexte historique de leur construction. Sans aller jusqu'à dire que j'ai été envahi d'un "sentiment de l'Histoire" (à la manière de l'instituteur allemand de Colette Baudoche, qui, dans les bois près de Nancy, se trouve submergé de ce que Barrès appelle le "sentiment lorrain", qui provient du sol et remonte jusqu'à son esprit, débarrassé brusquement de toute volonté colonisatrice, et persuadé alors que l'atmosphère de ce pays est si libre et indomptable qu'il est vain de tenter d'y imposer les mœurs germaniques), je dois bien avouer que quelque chose m'a touché à la découverte du passé, encore si récent, de ces maisons et de leurs anciens propriétaires. D'autant que la Nouvelle Orléans, où la population que nous croisons est très majoritairement noire de peau, s'est dotée en peu de temps d'une Histoire dense et sensible. Pourtant, tout se passe comme si les évènements térébrants et les marques qu'ils ont pu laisser étaient déjà complètement archivés, relégués à un passé définitivement passé. Tout n'est plus que folklore ou musée, et même les plus anciens afro-américains que j'ai pu observer (qui ont probablement vécu l'horreur de la ségrégation) semblent ne porter sur eux ni cicatrice douloureuse ni fierté d'une liberté encore neuve. En apparence, on a tiré un trait, la plaie a été refermée. C'est évidemment très réjouissant, mais je ne peux m'empêcher d'être troublé par la vitesse avec laquelle cette Histoire américaine a été écrite puis racontée comme si de rien n'était. S'il n'y a pas de traces sur les visages ni sur les frontons des maisons, cela signifie-t-il que le temps du deuil, lui aussi, est passé ? 

23h58 : 
Du mal à m'endormir. Encore un peu chamboulé par Tendre est la nuit, dont j'ai lu les dernières pages tout à l'heure. Je quitte la Nouvelle Orléans demain matin, mais je n'y pense pas trop. J'avais l'esprit ailleurs, aujourd'hui. Mes pensées vagabondaient à droite, à gauche, elles s'élançaient jusque dans le reste de mes vacances : le séjour à Groix, puis en Ardèche, le passage express à Rennes à mon retour... Pourquoi aller à Groix ? Pourquoi ne pas me poser quelques temps à Rennes avant l'Ardèche (puis la colo) ? Histoire de profiter un peu de la rétrospective Jarmusch, et du privilège d'avoir deux appartements pendant l'été. J'imagine déjà des après-midi sous le soleil agréablement tiède de ma ville, quelques soirées... avant de repartir. Si je repars tout de suite pour Groix, ça risque de faire trop et trop vite, ce n'est pas adapté à mon rythme. Mais tout de même, la plage, les vacances, le zen, la mer, ma mère, ma sœur, peut-être mon frère... Ces rumeurs intimes sont venues me hanter à intervalle régulier durant la journée et ont animé une angoisse légère qui parcourait mon corps, agissant sur lui comme un voile empêchant toute ouverture franche et directe au monde. J'aurais souhaité être là tout entier à la Nouvelle Orléans, mais mon esprit facétieux en a décidé autrement. Curieux phénomène, sans doute très contemporain, qui autorise à avoir à la fois les pieds sur terre et la tête dans les nuages. Rapport au temps, toujours. Présent, futur... L'objet de mon fantasme est toujours ailleurs. Et des forces obscures semblent se mobiliser pour m'éloigner d'une possible expérience. J'aimerais trouver en moi les ressources pour régler le problème. Non pas tel qu'il se pose dans le précis de cette situation (car, au bout du compte, aller à Groix ou non, ce n'est que contextuel) mais tel qu'il apparaît en moi profondément, à quel besoin il fait appel. Et pourquoi apparaît-il maintenant, au moment où j'aimerais me préoccuper de rien d'autre que de mon voyage, vivant le temps présent qui s'offre à moi sans souffrir de l'angoisse d'un avenir incertain -avenir qui, en l'occurrence, sera confortable et privilégié quoi qu'il arrive- ? Je prends l'avion demain matin, mes pieds rejoindront ma tête dans les nuages, et j'espère trouver dans ce bol d'air l'occasion de me recentrer, pour accueillir pleinement mes derniers jours américains.

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