mardi 30 juillet 2019

Le Quatuor d'Alexandrie - Les lieux sous les Souvenirs

Si je devais décider d’une image pour rendre compte de ma lecture du Quatuor d'Alexandrie, ce serait celle d’une promenade, comme de l’investissement d’un espace par le moyen d’un discours. Jusque là rien que de très commun, à titre d’exemple les courbes qui se resserrent sur les chemins de Jude l’Obscur (T. Hardy). Seulement ici, il n’est plus possible de suivre aucune ligne mais la carte s’est déformée sur le plan du réel-géographique pour se reconstruire ailleurs, à un autre niveau. On est plus dans l’ordre d’une copie topologique, comme d’une mise en scène d’un paysage reproduit d’après une carte, encadrant plus ou moins hostilement ses personnages. Mais il s’est formé comme un jeu d’influences réciproques, entre les hommes et le milieu sur lequel ils sont venus se fixer avec leurs désirs. La ville a façonné ses habitants, à tel point qu’ils en ont re-dessiné en esprit une géographie jalonnée de leurs affects et de leurs fantasmes. Jusqu’à ce qu’elle soit devenue autre à force d’amour et de souvenirs.

Pour bien saisir ce mouvement, il faut d’abord voir ce qui est à l’origine du désir d’écrire du narrateur : la volonté de dissoudre un fantasme devenu trop encombrant, et ce par l’entremise du « bain acide des mots ». Fantasme qui s’est créé autour de 2 centres (confondus) donc d’une ville : Alexandrie (avec tous les mythes qu’elle entraîne à sa suite), et d’une fille : Justine. Par l’écriture, tracasser et tourmenter sa mémoire pour en extirper une vérité débarrassée de toute interprétation trop personnelle, pour qu’elle devienne comme une étrangère et dès lors puisse être calmement distancée et oubliée. Dans l’imaginaire de son auteur, cette prise de distance est parfaitement symbolisée (et illusionnée) par l’oeuvre totale, son livre comme objet fini. Les intentions sont donc difficilement comparables à celles de Proust, et même plutôt inverses. Si ce dernier arpente sa mémoire pour la faire se ranimer dans le domaine de l’art, ici le narrateur souhaite avant tout l’éloigner de soi, s’en débarrasser pour pouvoir l’oublier définitivement. Donc un usage plutôt violent du discours, en charge d’aboutir à un état d’apaisement. Premier paradoxe, qui devra être pris en charge par le narrateur pour que l’échec même de ses intentions puisse lui accorder une nouvelle maturité (tout du moins dans l’ordre du discours). 

Pour ce faire, il va confronter son propre amalgame de souvenirs et d’imaginations avec ceux des autres voix qui composent le Quatuor (les 4 tomes : Justine, Balthazar, Mountolive et Cléa) Tous étaient présent au même moment et sur le même lieu et pourtant, au lieu d’une version simple et unique de l’histoire, leurs discours vont être le reflet de mémoires dissonantes, et venir peu à peu brouiller les cartes. La mésentente de leurs points de vue va très vite s’avérer inévitable et le narrateur être amené à orchestrer son récit autour d’une multiplicité d’images qui ne communiquent pas entre elles, « pareil à un homme qui cherche à marier les deux images jumelles dans le viseur de sa camera afin de mettre l’objectif au point ». Chaque nouvelle perception surgit comme différence ; ou bien, si elle permet de répondre à une question c’est pour en poser une autre ailleurs, faire surgir de nouveaux « secrets insaisissables », et voir reculer sans cesse l’horizon rêvé de la belle totalité (et du livre achevé).

En présence d’une telle quantité de passages, comment dire l’Espace de la ville ? Celle-ci va se construire sur une ligne de crête : à la fois comme support tangible des événements (du côté de la stabilité) et comme lieux de désir et de mémoire donc « empreinte en creux » de ses habitants. Ce sont des espaces d’abord nommés pour être signifiés comme réels ; puis métamorphosés au gré du désir de celui qui les parcourt et engendre son propre décor en fonction de ses besoins : « image colorée selon les nécessités de l’amour ou de l’ambition qui l’avait inventée » A titre d’exemple, l’image d’une ville investie par le désir d’un diplomate anglais (discours de Mountolive) ne pourra pas coïncider avec le souvenir qu’en a formé Darley, comme lieu de rencontre de la femme aimée. 

Et comme les histoires des uns s’ajoutent aux vestiges des autres sans se ressembler (« des sosies qui se chevauchent »), chaque surface réelle devient point d’appui d’une multiplicité de souvenirs, les coordonnées géographiques évoluent en spirales mnémiques et la carte tout entière est saisie d’un perpétuel mouvement. Le narrateur ne pouvant plus s’emparer d’une géométrie plane (support d’une narration continue), doit composer le récit avec autant de fragments dispersés qu’il y a de points de vue. De là perce l’idée (un peu comme la résolution d’un problème) de l’écriture d’une topographie affective : reconstruire la ville autour des « reliques de la Sensation » (Coleridge) / Retrouver un ordre du côté des Affects. Ce qui se forme est une sorte de géographie aberrante parce que plurielle, que L.Durrell présente lui-même dans une note servant d’introduction à Balthazar, comme une illustration du principe de la Relativité. Au niveau de l’événement vécu, la relativité du sujet et des objets est totale. Les distinguer, c’est méconnaître l’unité de l’imagination : « Si les faits ont mille visages, c’est que le monde auquel ils renvoient voit sa stabilité péricliter et sa réalité se fragmenter dans le mouvement (…) A chaque point du temps c’est toute la multiplicité qui se tient à vos côtes » Comme il n’est plus possible d’enfermer un point de vue comme vérité, ce qui reste aux hommes ce sont leurs perceptions et impressions remarquables. Valorisées parce que prises au sismographe de leur sensibilité toute personnelle (Sismographe : appareil destiné à enregistrer les vibrations donc les petites différences, noter les nuances) La narration cherche donc, par le déferlement des mots, à dire ce qui se présente simultanément au regard, au corps et au désir de chacun de ses personnages, pris séparément. En découle un texte étonnant, qui ne cesse de revenir sur lui-même pour s’enrichir de nouvelles fantaisies et imaginations. A l’enregistrement réaliste qui adhère au monde (celui de la carte géographique), se substitue un long mouvement poétique, sensuel et affectif, qui défait et refait la ville dans un foisonnement d’images.

Un indice de cet enregistrement du monde en sensations, se découvre dans la contiguïté de la ville (toujours déjà fantasmée) et de ses habitants. Les limites des êtres et des espaces s’estompent peu à peu : « nos corps ivres de soleil se laissant aller aux rythmes paisibles du sang et ne répondant plus qu’aux rythmes profonds de la mer » Sorte d’assimilation déterminante du génie du lieu alexandrin, à la manière des tailleurs de pierre des romans de Thomas Hardy liés métonymiquement aux régions crayeuses qu’ils cheminent. Et comme les choses se propagent toujours dans les deux sens à la fois, il faudra « que la réalité en arrive à imiter l’imagination de celui dont elle émane et dont les images deviennent premières » ; que les hommes en viennent à se prendre eux-mêmes dans les rets de leurs illusions alexandrines. Témoin ce personnage qui, jugeant ses mains disgracieuses, préfère les couper parce qu’il craint la manière dont une petite différence peut être responsable de la rupture complète d’un champ affectif. C’est que la ville s’est peu à peu confondue avec les fantasmes de ses habitants, lorsqu’au lieu d’en être le point d’appui elle est devenue elle-même objet et incarnation éminente de désirs.

Ce n’est ici affaire ni de vérité ni de mensonge mais d’un entremêlement plus subtil de Fantasmes et de Souvenirs : puissances par les yeux desquels le monde se déforme. En même temps, ce qui se reconstruit dans l’ordre du discours c’est le Romanesque tel que le comprenait Proust, fait de « sables magiques se mêlant à la poussière des réalités » (sable du désert alexandrin) Toutes les voix du Quatuor ont ceci en commun qu’elles perçoivent très finement (acuité de l’oeil) et par l’entremise d’une vaste imagination (audace et fantaisie de l’esprit), une ville rendue par éclats et visions fraîches, perceptions aussi primitives que l’invention. Ce sont des objets qui passent au premier plan : gâteaux de miel, perles de jade, marquises de toile rayée, comptes-rendus d’espionnage et même l’oeil de verre d’un vieux pirate. Puis un paysage à la présence obsédante qui se dessine dans le lointain, en arrière plan : désert sans fin, chaleur étouffante, lacs saumâtres survolés par les oiseaux et à la lisière, la Méditerranée d’un bleu acier infini. Décor qui ne peut encadrer passivement ses personnages, mais se mélange miraculeusement à leurs aventures.

Ce qu’il reste à voir, c’est comment a pu évoluer le livre désiré. Du côté de l’écrivain, faire surgir l’événement au sein d’une géographie et ainsi le relier à l’assurance d’une surface, lui permet de ne jamais aller jusqu’à reconsidérer l’authenticité du fait (en tant qu’il est bel et bien advenu), tout en comprenant qu’il devra laisser son sens lui échapper toujours (« de l’autre côté de la surface » enseigne Deleuze) Il est revenu sur ses conceptions, sans doute trop orgueilleuses, d’un réel scruté par le discours. Les faits éclosent chancelants et la charge de l’auteur se situe moins dans l’examen (qui n’est jamais que l’alibi d’une interprétation) que dans la Reconnaissance ; cette reconnaissance qui justifie à elle seule l’existence de son livre « Ce qu’il faudrait, c’est trouver le lien harmonieux entre la vérité et les rêveries nécessaires tout en masquant habilement les lacunes, comme pour le bâti d’une couture ».



P.S. : Il arrive bien souvent que la découverte d’un auteur soit l’occasion de tracer des parallèles, apercevoir des influences et établir des liens avec d’autres œuvres précédemment lues. Ici, comme avec Henry Miller, on peut difficilement s’empêcher de penser à la fascination qu’a dû exercer, sur une génération d’écrivains anglophones, la lecture de D.H Lawrence. Mais dans les deux cas, la finesse des intuitions de ce dernier est manquée, pour se trouver grossièrement transformée en une idéologie arrogante et plutôt pénible à lire. Ce sont ici toutes les déclarations (surtout présentes au 4ème tome) sur la littérature en général et l’état de la littérature en Angleterre. Toutes tenues par le personnage-écrivain du roman (Pursewarden), alter-ego assez évident de Lawrence Durrell lui-même. Et c’est d’autant plus dommage que ces passages s’accordent mal à un récit autrement construit avec beaucoup de justesse.

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